- Interview
- Les frères Kalou
- Partie 1
Bonaventure Kalou / Salomon Kalou : l’entretien d’Ivoire
D'un côté, il y a Bonaventure. De l'autre, Salomon. Sans jamais s'affronter, les deux frères Kalou ont promené leur classe et leur sens du but sur les terrains d'Europe à sept ans d'intervalle. Posés dans le canapé familial, à Abidjan, ils reviennent avec humour et tendresse sur les liens qui les unissent et sur leurs carrières croisées, passées entre Rotterdam, Londres, Paris, Lille ou encore Berlin.
Salut les frères Kalou ! Comment ça va ? Bonaventure : Ça va très bien, Salomon est revenu d’Allemagne pour passer les fêtes de fin d’année en famille, chez moi à Cocody. Salomon : Tous les 31 on fait la fête à la maison autour de la piscine. C’est la tradition.
Vous êtes quel genre de frères, le genre indépendant ou qui fait tout à deux ?B : On a une grande différence d’âge… S : Sept ans quand même. B : Du coup, on ne partage pas forcément les mêmes délires. Plus jeunes, on ne sortait pas souvent ensemble. Il a ses amis, j’ai les miens. S : On fait des choses ensemble quand même (rires). B : On discute très souvent tous les deux, mais quand on s’assoit sur le canapé et qu’on parle, c’est vraiment de sujets concernant la famille, sa carrière, son avenir. Des choses sérieuses, quoi (rires). Quand il veut délirer, il a ses amis.
Vous semblez assez proches, tout de même, en matière de caractère et de personnalité. Vous renvoyez une image de gens assez réservés…B : On a vraiment des caractères similaires. Quand je reproche un truc à Salomon, ma mère me dit : « Tu fais la même chose toi aussi, tu lui en veux d’être comme ça, mais c’est ce que tu es. » S : On tient ça de notre père, il est très calme, il prend du recul sur tout. Il est vraiment dans le « lay-back » , comme on dit. B : Quelle que soit la situation, il ne panique presque jamais, il trouve toujours les mots justes. C’est quelqu’un qui sait agir avec beaucoup de sagesse. (il réfléchit) On est des gens assez simples, on vient d’un milieu modeste. Du coup, on n’est pas les premiers à s’afficher, à vouloir se montrer à la télé. Ici, les gens n’ont pas besoin de ça, il y a déjà trop de pauvreté. On essaie de se fondre dans la masse, c’est notre éducation. On tient ça de nos parents. S : Quand ils sont là, on ne peut pas tout se permettre. B : La dernière fois, Salomon avait fait une coiffure un peu bizarre, le vieux lui a dit « C’est quoi ça?! » S : J’ai dû me recoiffer le lendemain.B : Pour te dire…
Quand deux frères deviennent pros, c’est dû à quoi ? Les gênes, la formation, l’éducation ? B : Je sais pas, moi (rires). S : Le truc, c’est que notre père était passionné de foot.B : Il nous emmenait tout le temps au stade.S : Il commandait des maillots du FC Nantes et du PSG, il suivait vraiment l’actualité du foot européen. Lui-même voulait devenir joueur, mais à l’époque, c’était pas un métier possible en Côte d’Ivoire… B : C’était pas une option, non.S : Il a dû être enseignant.B : Je pense qu’il a vécu sa passion à travers nous, en fait.
Il vous a encouragés à jouer au foot ?B : Non, pas vraiment. Salomon a pu commencer à jouer beaucoup plus tôt que moi. Moi, j’ai dû ouvrir la voie. Mon père était très strict sur le fait qu’il fallait allier les études avec le sport. Pour lui, le plus important, c’était que je passe déjà le bac avant de me consacrer au football. Comme j’ai réussi à devenir professionnel par la suite, ça a facilité la tâche à Salomon.S : Bonaventure a joué un grand rôle dans ma carrière, parce que pour moi, c’était un exemple à suivre. Quand tu es jeune, c’est plus facile d’avoir un repère et d’essayer de faire mieux.
Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui que l’élève a dépassé le maître ou pas ? C’est qui le meilleur de vous deux ? S : (rires) Moi, je pense que ce qui nous différencie le plus, c’est que Bonaventure n’a pas fait de centre de formation, donc pour moi, il a plus de mérite. C’était un talent pur naturellement. Il avait ce don-là, il était doué. B : J’étais plus doué, mais je trouve que Salomon a beaucoup progressé pendant sa carrière, au niveau de la protection du ballon, de la technique. Pour répondre à la question, je pense que Salomon est beaucoup plus adroit que moi face au but. Moi, j’étais plus dans la technique. Chacun a ses qualités. Il était plus buteur, moi plus créateur. S : Voilà, on va dire ça comme ça (rires).
Enfants, vous avez beaucoup joué ensemble dans la rue ? B : Non, il était trop petit, il n’y avait pas d’intérêt (rires). Mais il me suivait souvent quand j’allais jouer…
S : Je le regardais faire ses tournois Maracanã, des petits matchs de rue comme il y en a partout en Côte d’Ivoire. Mais je n’ai jamais joué avec lui, j’observais. C’est comme ça qu’on progresse (rires). Il était très habile, surtout dans les crochets ! C’est vraiment un dribble qui lui était propre, il l’a appris sur le tas.
Derrière, vous êtes tous les deux recrutés à l’ASEC Mimosas, le meilleur club du pays…B : Oui, mais moi, contrairement à Salomon, je n’ai pas été formé là-bas. Je suis venu directement en pro depuis mon petit club d’Oumé. J’ai joué en division 1 ivoirienne plus de 35 matchs et c’est comme ça que j’ai été repéré par Feyenoord. Salomon, lui a été formé à l’ASEC. L’académie Mimosifcom venait d’ouvrir. Vu que j’étais sur place, j’ai parlé de mon frère à Jean-Marc Guillou qui gérait le centre de formation.
Quand est-ce que tu as remarqué que Salomon avait du talent ?B : Sincèrement, je ne vais pas mentir, je ne l’avais pas vraiment vu jouer encore à l’époque. Seulement, les gens n’arrêtaient pas de me dire : « Ton frère a du talent, il faut que tu le mettes à l’académie, c’est vraiment un très bon joueur. » S : J’étais pas mal.B : Il est venu à l’académie et Guy Roux m’a dit… euh Guillou m’a dit, pardon (rires), qu’il était bon et qu’il le prenait. Il n’a pas eu besoin de passe-droit. Il a fait un essai et tout de suite, ça a été concluant. Moi, je suis parti assez rapidement. S : Bonaventure a fait une seule saison là-bas. Donc quand je suis arrivé à l’académie, il était déjà en partance pour la Hollande. C’est sûr qu’arriver derrière lui, c’était difficile, les gens me comparaient toujours à mon grand frère qui jouait en Europe. Il m’a fallu travailler encore et encore pour ne pas briser la réputation familiale. C’était parfois pesant, mais c’était une motivation en vérité, parce que mon objectif, c’était toujours de faire comme mon grand frère.B : Heureusement, Guillou l’a bien conseillé à ma place. Il a été comme un père pour luiS : J’ai passé cinq ans à l’académie, Jean-Marc venait tous les jours voir les entraînements, pour me donner des petits conseils. Il y avait les pros qui s’entraînaient juste à côté, c’était excitant.
À l’époque, il y avait une génération de joueurs exceptionnelle à l’académie…S : Oui. Personnellement, je partageais ma chambre avec Yaya Touré ! On était tous les deux de la deuxième promotion.B : Il y avait aussi Kolo Touré, le grand frère de Yaya, dans la première promotion. S : Kolo, c’est vraiment un bosseur. Chaque matin, il se réveillait tôt pour prier et s’entraîner. Mais quand je dis tôt, c’est vraiment tôt, genre cinq heures du matin ! Il faut imaginer Kolo taper à notre porte pendant la nuit pour qu’on vienne s’entraîner avec lui. Avec Yaya, les premiers jours, on n’ouvrait pas la porte, on voulait juste dormir. Mais Kolo a tellement insisté qu’à un moment, on a fini par le suivre. Il nous emmenait nous entraîner sur un petit terrain de sable. C’était fatigant. Mais petit à petit, c’est devenu une routine. Chaque matin, à la fin de sa prière, il venait nous chercher. Vu que Yaya et moi, on savait bien dribbler, il nous prenait en un contre un, chacun notre tour. Je prenais le ballon et je le fixais, puis c’était au tour de Yaya d’essayer de le passer. Kolo, lui, il en profitait pour perfectionner sa défense. Cela nous a bien fait progresser. Le travail paie, puisque Yaya a fini par jouer à Barcelone, Kolo à Arsenal et moi à Chelsea.
Que ce soit chez les Kalou ou les Touré, les grands frères ont donc joué un rôle important…S : Mais bien sûr, c’est important, parce que le plus dangereux, c’est de stagner. Quand tu travailles moins ou pas du tout, les grands frères sont là pour te faire bosser plus.B : Je lui ai donné beaucoup de conseils quand il était plus jeune. Comment ne pas se faire prendre le ballon quand l’adversaire est derrière, le jeu dos au but, etc. Je lui ai appris beaucoup de choses. S : Quand je fais un mauvais match, il est le premier à le dire. B : On a toujours été très objectifs l’un envers l’autre. Quand il n’est pas bon, je lui dis, je vais pas lui mentir. C’est ça aussi, être un grand frère.
Est-ce qu’il y a une rivalité avec les frères Touré pour être la famille numéro un du football ivoirien ? S : Ah non, pas de rivalités du tout (rires). Déjà, on ne joue pas aux mêmes postes : Kolo est défenseur, Yaya milieu, Bona est numéro 10 et moi devant ou sur un côté, donc on ne peut pas se comparer.
La différence entre vos deux fratries, c’est que les Touré ont eu la chance de pouvoir jouer ensemble en sélection…S : C’est vrai, on n’a jamais joué ensemble ou même l’un contre l’autre. B : Chaque fois que lui, il arrivait, moi, je partais.S : On s’est quand même entraînés une fois ensemble au Feyenoord. Quand j’étais avec les jeunes, j’ai été invité à m’entraîner avec les pros, chaque semaine deux joueurs de la réserve venaient compléter l’effectif.
C’était fait exprès que tu partes à chaque fois, Bonaventure ?B : Non, c’était écrit quelque part qu’on ne devait pas jouer ensemble.
C’est un regret ?B : Un peu oui, mais bon c’est comme ça.S : Avec le recul, on aurait pu jouer la Coupe du monde 2006 ensemble. Quand les Pays-Bas et la Côte d’Ivoire étaient tombés dans la même poule.
Effectivement, vous auriez pu faire comme les frères Boateng, jouer chacun pour une sélection différente. Bonaventure a la double nationalité, mais il a très tôt choisi la sélection ivoirienne. Salomon, lui, a failli porter le maillot des Oranje, mais sa naturalisation a échoué juste avant le Mondial… B : J’avais déjà joué en sélection ivoirienne quand j’ai obtenu le passeport néerlandais, donc la question ne s’est jamais posée. Après, c’est vrai que tous les deux, on a un rapport très spécial avec la Hollande. Pour moi, c’est un peu ma deuxième maison. Mon premier fils y est né. J’y ai passé les cinq plus belles années de ma carrière. S : Moi, je suis arrivé très jeune, je n’avais pas encore de sélection avec les Éléphants. Mon coach Ruud Gullit savait que j’étais encore libre et il en a parlé à Marco van Basten. J’ai accepté de manière naturelle, pour moi c’était normal de jouer pour les Pays-Bas, car c’est là-bas que j’ai commencé à jouer professionnel, ce sont eux qui m’ont donné ma chance. C’était une envie authentique. Malheureusement, je n’étais pas qualifié pour avoir le passeport. C’était compliqué, en gros il fallait habiter là-bas depuis 4 ans, et moi, je n’étais là que depuis 2 ans. Van Basten et la Fédération ont alors engagé une procédure de naturalisation avant le Mondial. Il y avait une dérogation spéciale pour les talents qui pouvaient rendre service au pays, mais elle m’a été refusée. À l’époque, la ministre de l’Intérieur s’y est directement opposée. Sa politique à elle, c’était la lutte contre l’immigration. B : Elle a vu cette histoire comme l’opportunité de se faire de la pub. S : En 2006, j’ai donc reçu deux convocations, celle de la sélection ivoirienne et celle des Pays-bas. Mais je n’ai pas pu venir non plus jouer pour la Côte d’Ivoire, puisque la procédure avec les Pays-Bas était déjà engagée. C’est dommage. B : On va dire qu’à toute chose malheur est bon, puisque ça t’a permis de jouer par la suite pour ton pays, et de gagner une CAN.
Par Christophe Gleizes et Barthélémy Gaillard, à Abidjan