La rivalité entre le Bohemian FC et Shamrock Rovers a-t-elle toujours existé à Dublin ?
Oui, même si elle s’est accrue surtout à partir des années 70, une époque où des fans irlandais de foot ont commencé à aller voir des matchs du championnat anglais certains week-ends et à suivre ce championnat grâce à la fameuse émission Match of the Day de la BBC. D’Old Trafford, Anfield ou Highbury, ils ont importé une culture foot – chants, banderoles… – qui n’existait pas vraiment en Irlande jusqu’alors. Pour en revenir aux débuts, le club des Bohemians est né en 1890, les Rovers en 1901 et le premier derby a eu lieu en 1915. Les deux sont situés d’un côté et de l’autre de la Liffey, le fleuve qui traverse Dublin : Bohemians au nord, Rovers au sud.
C’est une rivalité uniquement géographique, Nord contre Sud de Dublin ?
Oui et non. Au-delà du foot, beaucoup disent à Dublin qu’il y a une différence de classe sociale entre les deux secteurs de la ville. Les clichés veulent que le Nord soit réputé pour ses problèmes criminels, ses trafics de drogue et un chômage élevé, tandis qu’habitent au sud les familles les plus aisées qui pratiquent le rugby et le yachting. Pour situer le contexte, il existe dans l’Irish Times un fameux personnage de fiction nommé Ross O’Carroll-Kelly, un gars fortuné, un peu benêt et plein d’a priori. Ce qu’il déteste par-dessus tout, c’est le Nord de Dublin et le « soccer » . Or, il a un fils illégitime, qu’il a eu lors d’une brève liaison avec une femme du Nord de la ville, et ce fils commence à aimer le foot et à suivre les Bohemians, ce qui bien sûr l’horrifie.
Bohemians contre Rovers est-il le plus important derby d’Irlande ?
Oui. Il y a d’autres rivalités importantes, comme Sligo Rovers contre Derry City, Cork City contre Limerick ou Dundalk contre Drogheda United, mais niveau engouement national, rien n’est au-dessus de Bohemians/Shamrock Rovers. Cette rivalité a démarré fort dès les années 1920, avant de s’éteindre petit à petit entre 1945 et 1970, une époque où les dirigeants des Bohemians refusaient le statut pro. Pour eux, les joueurs devaient être honorés d’être un « Bohs » et n’avaient donc pas à être payés, ce qui a forcément nui aux résultats sportifs sur la période… Depuis que le club est passé pro en 1969, chacun des deux rivaux a eu sa période de domination : les années 70 pour les Bohs, la décennie suivante pour les Rovers, encore les Bohs en début de siècle, un retour au premier plan des Rovers récemment…
Un âge d’or ?
Les années 80 avec quelques fameux matchs et des transferts marquants d’un club à l’autre, notamment Paul Doolin et Jacko McDonagh des Bohemians aux Rovers. Chaque fois, ces transferts sont perçus comme une trahison. Lors de la saison 2003-2004, trois joueurs des Rovers étaient partis aux Bohemians. Le derby suivant, les supporters des Rovers s’étaient inspirés de ce qui s’était fait peu avant au Camp Nou avec Figo et avaient eux aussi jeté une tête de cochon sur la pelouse en plein match.
D’autres matchs fameux ?
Une finale de Coupe en 1945 devant 45 000 personnes à Dalymount Park, une enceinte qui ne peut aujourd’hui accueillir que 8 000 spectateurs max. Il y a aussi eu un 6-4 pour les Bohs en 2001. Plus récemment, en 2006, les Bohs ont été contraints de virer leur entraîneur Gareth Farrelly après une humiliante défaite dans le derby. Même chose, mais à l’inverse pour l’entraîneur des Rovers Stephen Kenny, viré en 2012 suite à une défaite contre l’ennemi. Il faut dire que ces dernières années, les Rovers ont intérêt de gagner le derby car l’équipe est entièrement pro alors que leurs rivaux ne le sont plus vraiment.
Comment ça ?
Les Bohemians ont fait faillite en 2010 et ont frôlé la relégation la saison dernière. Alors qu’ils pouvaient payer des joueurs 1500 euros la semaine il y a 10 ans, ils ne peuvent plus offrir que des salaires de 50 à 100 euros la semaine… Conséquence : les deux rivaux ne jouent aujourd’hui plus dans la même cour.
Rayons supporters, ça donne quoi ?
La rivalité est importante, c’est même la plus violente du pays, mais les débordements restent très mineurs par rapport à ce qu’il peut se passer à Glasgow, en Turquie ou en Italie. Il y a quand même pas mal de provocations et les forces de l’ordre doivent se montrer présentes pour éviter que des bagarres éclatent avant chaque rencontre aux abords du stade.
La presse irlandaise préfère couvrir l’actu du Celtic Glasgow
Et niveau médiatique ?
La couverture médiatique est malheureusement bien faible… La presse irlandaise préfère couvrir l’actu du Celtic Glasgow et de la Premier League anglaise. Vendredi jour de match (aujourd’hui, ndlr), je ne pense pas que l’actu concernant le derby fera plus de deux pages dans le journal, sans annonce en une. Rien que l’actu de MU, c’est aussi deux pages. Et celle de Liverpool, idem. Dans les tribunes c’est pareil, ça a beau être le plus gros match de la saison, on peut miser sur une affluence de 4 000 spectateurs max.
Comment l’expliquer ?
Les fans irlandais de foot s’intéressent plus à Man U, Liverpool, Arsenal, les Spurs ou le Celtic. C’est bien plus attirant… La colonie de supporters irlandais en déplacement dans les stades anglais chaque week-end est d’environ 8 000 personnes, quand le cumul des affluences des matchs du championnat irlandais à Dublin tourne autour de 6 000 spectateurs. Il y a aussi bien sûr la concurrence des sports gaéliques et du rugby. Le week-end dernier par exemple, Derry City jouait à domicile contre Cork City et il aurait dû y avoir plein de monde au stade : nouvel entraîneur, plein de nouveaux joueurs, une équipe très prometteuse… Or l’affluence a été de 1100 spectateurs… Dans le même temps, l’équipe de foot gaélique de Derry jouait à 1 km de là contre Dublin devant 4000 spectateurs.
Le championnat irlandais est-il condamné à évoluer dans l’ombre ?
Pas forcément, mais il est actuellement touché par la crise. Entre 1999 et 2010, il y avait une demi-douzaine de clubs pros, avec dans chaque effectif 18 à 20 joueurs payés à temps plein. Depuis il n’y a plus que le club de Sligo Rovers qui est pro à 100 %. Entre 2004 et 2008, les clubs irlandais avaient de bons résultats en Europe, éliminant notamment certains gros clubs scandinaves. Shelbourne a battu l’Hajduk Split, Drogheda Utd a failli sortir le Dynamo Kiev… Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. L’été dernier, les quatre clubs irlandais engagés dans une compétition européenne ont perdu dès leur entrée dans la compétition, une première depuis 1999.
Léon, tueur à gages