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Blaise Matuidi : « Notre parole compte au-delà du football »
Non inscrit dans la liste de sa franchise de l’Inter Miami pour la nouvelle saison de MLS en cours, Blaise Matuidi (34 ans) n’a pas laissé le fatalisme le gagner. Devenu aujourd'hui ambassadeur du club de David Beckham, le champion du monde 2018 en a surtout profité pour lancer son fonds d’investissement baptisé Origins. Avec cette volonté, en toile de fond, de faire bouger les lignes chez les sportifs européens. Entretien avec un amoureux de la « tech » qui n'a peut-être pas encore dit adieu au ballon.
Début mars, l’Inter Miami a annoncé que tu deviendrais ambassadeur du club après de longs mois où tu ne jouais plus. Qu’en est-il et comment as-tu vécu cette période ?Je l’ai vécue comme chaque année, même si en MLS, les vacances sont encore plus longues qu’en Europe (la trêve dure de novembre à fin février, NDLR). J’en ai profité pour passer encore plus de temps avec les miens, avec ma famille, et pour bosser sur ce que je mets en place en dehors du football. Sans oublier de m’entretenir physiquement, en attendant de retrouver potentiellement un projet.
Cela ne t’a pas déstabilisé de te retrouver dans cette situation du jour au lendemain ?Pas forcément parce que j’étais informé de la situation. J’étais prêt mentalement et j’ai pris de l’expérience avec les années pour avoir suffisamment de recul.
Pour bien comprendre : l’Inter Miami t’a signifié qu’ils voulaient que l’aventure s’arrête avec toi ?Oui, comme tout le monde l’a su, il y a eu un choix du club qu’il a fallu respecter. Ensuite, il fallait trouver un terrain d’entente. Je ne voulais pas forcément prendre de décision rapide, mais finalement, on est parvenus à un accord qui satisfait tout le monde. Aujourd’hui, cela me permet de continuer à m’entraîner tout en donnant une belle image du club. Pour l’Inter Miami, avoir quand même Blaise Matuidi dans son club, c’est toujours un plus pour qu’il s’ouvre à l’international.
C’est ce qui t’a poussé à accepter ce poste d’ambassadeur ? Parce que généralement, quand une histoire finit mal, ce n’est pas fréquent de voir ce genre d’issue.Les relations ont toujours été bonnes avec le club, je n’avais pas de problèmes à ce niveau-là. Comme je l’ai dit, je ne suis plus tout jeune et je sais prendre du recul. À partir de là, tout était clair.
Dans Le Figaro ce mercredi, Paul Pogba évoquait les phases difficiles que peut connaître un footballeur et notamment le sujet de la dépression. Est-ce que c’est quelque chose que tu as connu pendant cette période ou même auparavant dans ta carrière ? J’ai vécu des moments difficiles, oui, comme par exemple la période Covid qui a été difficile pour beaucoup de monde. Ça a été l’un des moments les plus durs de ma vie, je n’oublierai jamais. C’est ce qui a un peu changé mon mode de vie.
En Italie, tu as été l’un des premiers joueurs à avoir la Covid. Qu’est-ce que cet épisode a changé dans ta façon de voir les choses ?J’ai toujours pris le football comme la première chose dans ma vie. Tout ce que je faisais était autour du football et parfois, je ne me rendais même pas compte que ça passait parfois avant ma famille par moments. Ça a été un déclic à ce niveau-là : j’ai pris conscience que ces dernières années, tout a tourné autour de moi et qu’il était temps que ça change.
Tu t’es fait tirer les oreilles ?Non, mais je me suis tiré les oreilles moi-même. Bien évidemment que le football a été, et restera, une grande passion, car je suis amoureux de ce sport depuis mes cinq ans. Mais dans la vie, il y a des choses plus importantes.
Il y a eu l’Euro 2020 cet été, la Coupe du monde au Qatar arrive, on est en pleine campagne de Ligue des champions… As-tu par moments été nostalgique du football européen ?Jamais.
Pourquoi ?J’ai vécu de très belles choses, des mauvaises aussi, mais je ne garde que des bons souvenirs de ces expériences en Europe. Depuis que je suis arrivé ici, aux États-Unis, mon regard est beaucoup plus ouvert. J’ai l’impression d’avoir pris en maturité, à tous les niveaux, et ça me plaît énormément.
Qu’est-ce que les États-Unis ont changé dans ta manière de penser ?Je me trouve beaucoup plus accessible, je « montre » beaucoup plus. Je n’ai plus cette crainte d’aller vers l’autre, j’entreprends beaucoup plus, car je me sens en confiance.
Tu étais moins enclin à te dévoiler auparavant ?J’étais beaucoup sur la défensive. C’est dû aussi à la notoriété : je voulais protéger les miens et me protéger par la même occasion. J’avais peur parfois de l’erreur, de trébucher. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. J’ai envie d’entreprendre, de faire des choses qui parfois me surpassent. Si je me revois deux ou trois ans en arrière, jamais je ne me serais vu à la tête d’un fonds d’investissement.
Ce fonds d’investissement, justement, est baptisé Origins. Pourquoi le lancer maintenant et d’où t’est venue l’idée ?Cela fait cinq-six ans que je m’intéresse aux start-up et plus largement aux nouvelles technologies. J’ai investi dans pas mal de start-up aujourd’hui et il y a un an, j’ai fait la rencontre d’Ilan (Abehassera, l’un de ses associés présent lors de l’interview, NDLR) à cette occasion. Un homme qui a beaucoup d’expérience, et j’ai senti immédiatement qu’il allait beaucoup m’apporter. En discutant, on a voulu fonder ce fonds, car on s’est rendu compte qu’il y a une réelle différence entre les athlètes américains et européens au niveau des investissements. Il y a une forme de retrait chez les Européens à se dire : « Je suis concentré dans le football, le basket, le tennis ou le rugby, mais je ne vais pas aller chercher plus loin. Je prends un minimum de risques et j’investis dans l’immobilier. » Sauf qu’aujourd’hui, le monde évolue, va très vite, et à travers les réseaux sociaux, il y a énormément de possibilités. Les Américains ont cette avance sur nous, et c’est normal, car ils ont grandi dedans, ils ont étudié à l’université en parallèle de leur formation, ce n’est pas souvent le cas pour ce qui est des footballeurs européens. Nous, on est dans une petite bulle, entre nous, et c’est dur derrière de s’ouvrir. C’est pour cela qu’on a tendance à rester dans notre cocon. On a envie de montrer avec Ilan que les choses changent et que les sportifs européens, et notamment les footballeurs, peuvent avoir une aura beaucoup plus importante que celle d’un joueur de NBA. Le footballeur est connu mondialement. Aujourd’hui, tu vas en Inde, on te parle football. À travers nos réseaux sociaux, notre impact peut être beaucoup plus important. On s’est dit qu’il y avait un marché intéressant pour ces sportifs-là, qu’ils ne sont pas « bons qu’à taper dans un ballon », chose qu’on nous dit souvent, mais qu’ils peuvent être à la tête de choses importantes et dans l’air du temps. Qu’ils peuvent être associés avec des gens qui ont réussi dans l’entrepreneuriat. Pour le présent et l’avenir de ces sportifs, ça allait être à la fois quelque chose d’intéressant économiquement, mais aussi gratifiant humainement. On voit que c’est un monde qui n’est pas si fermé que ça. On a un fort impact, il faut aussi en profiter.
L’une des forces de ce fonds est de réunir, parmi les investisseurs, près de 50 athlètes internationaux dont la plupart en activité. Comment as-tu convaincu, par exemple, Paulo Dybala ou N’Golo Kanté de vous accompagner dans ce projet ? N’Golo, ça n’a pas été facile. (Rires.) Blague à part, j’ai senti un engouement. Cette envie et cette fierté de se dire : « Je vais être à la tête de quelque chose qui n’est pas de mon monde. » Qu’est-ce que ça va m’apporter, quel impact vais-je avoir aux yeux du grand public ? Au fur et à mesure de mes pitchs avec ces sportifs, j’ai senti un intérêt d’aller beaucoup plus loin. Plus je pitchais, plus j’avais cette envie d’aller tous les voir. S’il y avait une conférence dans un amphithéâtre avec des milliers de sportifs en face de moi, je l’aurais faite sans problème. Tandis qu’il y a un an et demi, cela n’aurait jamais été le cas. Je dois beaucoup à Ilan et Salomon (Aiach, un second associé) à ce niveau-là.
Tu t’es associé à plusieurs entrepreneurs, mais également avec ton ami d’enfance Yohan Benalouane sur ce dossier. Quel sera votre rôle ?Ce qui est génial, c’est que cette association est la réunion de deux mondes : celui du sport et de personnes de la tech (milieu des entreprises technologiques, NDLR). Aujourd’hui, en tant que sportifs, notre valeur ajoutée est de transmettre, que les messages liés aux start-up dans lesquelles on investit touchent davantage que des fonds standards. À travers nos réseaux sociaux, on a 160 millions de followers ou de fans, et cela, ça n’a jamais été fait. C’est notre boulot à Yohan et moi d’offrir cette visibilité aux start-up, d’être les gardiens en quelque sorte de cette passerelle entre le monde de l’entrepreneuriat et celui du sport. De mettre en valeur les belles start-up dans lesquelles le fonds investit.
Vous avez déclaré avoir déjà dans votre portefeuille « Ugami, une banque qui propose des services financiers et des récompenses pour les gamers, et Yumon, la première plateforme NFT pour créateurs. » Est-ce que ce fonds d’investissement pourrait changer de cible et un jour investir dans un club de football ? (Blaise Matuidi donne la parole à Ilan Abehassera.) Ilan : Non, on n’a pas vocation à faire autre chose que de la tech. Investir dans un club de foot, ce n’est pas du tout notre objectif. Le constat, c’est que les athlètes européens n’investissent pas du tout dans la tech, alors que les Américains, oui. Quand j’ai rencontré Blaise, je suivais le PSG et je l’avais interviewé dans un podcast que je tenais. À ce moment-là, il respectait déjà mon parcours dont il est actuellement en train de se rapprocher. On a beaucoup de points communs, c’est un rapprochement humain à la base. Je n’avais jamais investi avec des athlètes auparavant, et il faut dire que je n’ai jamais été intéressé par leur argent, on voulait aller chercher leur influence sur les réseaux sociaux. Sans Blaise, on n’aurait jamais pu y arriver, car c’est quelqu’un de confiance et qui est respecté. Ensuite, Yohan et Salomon nous ont très vite rejoints. Il faut saisir l’importance des réseaux sociaux. Pour certains joueurs, ça affecte négativement leur carrière, mais pour d’autres, c’est tout l’inverse. Le call qu’on a fait avec Presnel Kimpembe par exemple était peut-être le plus excitant de tous, car il nous a dit d’entrée : « Moi, j’en ai marre d’être « juste » un joueur de foot aux yeux des gens. Je veux partager un autre contenu à mes fans, et le business, ça m’intéresse et ça fait partie de moi. » On en parle, mais pas assez. Comme tous les autres utilisateurs d’Instagram, de LinkedIn ou autre, les joueurs peuvent parler d’autre chose que de boulot.
D’où te vient cet attrait pour la tech et plus largement d’aider au développement des nouvelles technologies ?Quand j’étais à la Juve, à mes débuts, c’est à ce moment-là que j’ai passé ce cap. J’étais investi dans des start-up, et l’une d’elles (Slatch, NDLR) pouvait m’aider à surmonter des difficultés au quotidien au niveau de la langue. C’est une boîte qui permet d’échanger sans avoir à utiliser Google Traduction. Ça me facilitait tellement la vie, les gens aimaient et me disaient : « Blaise, c’est incroyable ! » Ce mot-là, « incroyable », me revenait constamment à l’esprit. Ça me plaisait d’en parler, d’échanger. Ça me passionnait. Bien évidemment, au début et je peux le dire maintenant, il y a des moments où je m’endormais très tard à cause de ça. On échangeait beaucoup avec Yohan (Benalouane) à ce sujet. Plus tard, lorsqu’on a rencontré Ilan et Salomon, ils nous ont recadrés un petit peu en nous conseillant d’utiliser le temps à bon escient. Nous, on était un peu fougueux et on avait cette envie de bien faire. C’est similaire au sport : il y a des sacrifices, tu fais des choses qui vont à l’encontre de moments que tu peux avoir en famille, mais tu as cette soif et cette envie de gagner, de faire les choses bien.
Tu as bientôt 35 ans. Envisages-tu de rester footballeur pro en parallèle de cette nouvelle activité ?Quand j’écoute ta question, c’est exactement cette mentalité-là que j’ai envie de faire évoluer. Je vais te donner un exemple : aujourd’hui, notre fonds Origins investit dans l’une des start-up dans lesquelles le basketteur Kevin Durant vient également d’entrer avec son fonds. Actuellement, Kevin Durant joue tous les deux jours avec son club de Brooklyn et il est très performant. Pourtant, c’est aujourd’hui l’une des figures mondiales du business, notamment dans le monde de la tech. Il faut être capable d’allier les deux. Rien ne t’empêche d’entreprendre et d’être performant. C’est vrai que j’approche de mes 35 ans, mais Kevin Durant, il a quel âge aujourd’hui ? 33 ans ? Donc je vais continuer bien évidemment à m’entraîner, j’essaye de garder la forme. Arrivera ce qui arrivera. Aujourd’hui, je ne me pose pas forcément la question. Tu vas me dire que c’est bizarre, car si on parle uniquement de foot, je ne joue pas les week-ends. Mais c’est mon état d’esprit actuel, on va voir dans les mois à venir quelle direction donner à ma carrière de footballeur. Travailler dans un autre domaine en parallèle du foot, ce n’est pas un frein pour moi.
Reverra-t-on un jour Blaise Matuidi sur un terrain de football professionnel ?Je n’ai pas cette réflexion, car il n’est pas question que je dise que je vais arrêter. Je me maintiens en forme et je me laisse le temps de voir les choses venir. J’ai aussi ma famille qui prend une grande partie de ma vie.
On voit que depuis quelques années, les footballeurs européens prennent conscience des enjeux en périphérie du football pur. On l’a vu notamment avec Kylian Mbappé récemment et les sponsors en équipe de France. Tu sens un changement de mentalité ?Je pense qu’il y a une prise de conscience de se dire : notre parole compte au-delà du football. On est écoutés. C’est important de le dire aussi pour les plus jeunes. À travers ce fonds et les sportifs qui forment ce fonds, car on a de très jeunes joueurs – qu’on n’a pas voulu citer pour ne pas les exposer – qui ont rejoint ce fonds, c’est de se dire : j’ai une voix qui porte et je vais m’en servir, car pour la société de demain, c’est quelque chose d’important.
De quoi rêve Blaise Matuidi en ce moment ?Je rêve que ma fille aînée, qui m’épate de jour en jour, puisse reprendre le flambeau de ce que j’ai pu entreprendre, mais également au niveau de l’image que j’ai pu dégager et du naturel qui vient de mes parents que je pense avoir montré à mon tour. Parce que je sais qu’elle est extraordinaire et qu’elle va faire des choses extraordinaires. On en parlait d’ailleurs récemment, je lui disais de ne pas aller trop vite, mais elle, elle me dit déjà : « Papa, je veux être une business woman ! » (Rires.) Je sais qu’elle va bonifier ce que j’ai pu commencer à bâtir.
Propos recueillis par Andrea Chazy