- Coupe du monde 2014
- 1/4 de finale
- Brésil/Colombie
Bienvenu à Tijuca, l’anti Fan Fest des Brésiliens
Depuis 1978, les habitants d'un quartier de Tijuca, à moins d'un kilomètre du Maracanã, se réunissent par milliers dans la rue pour suivre sur écran géant tous les matchs de la Seleção en Coupe du monde. Entre souvenirs des victoires de 1994 et 2002, douche de bière et odeurs de saucisse, cette fête purement brésilienne fait de l'ombre à la Fan Fest officielle mise en place par la FIFA.
Et le Chilien Gonzalo Jara manqua son pénalty. De peu. Sur le poteau, libérant le cœur et les nerfs des 2000 personnes qui venaient de suivre le dénouement de ce tendu et hypnotique huitième de finale. La foule a hurlé, a jeté en l’air tout ce qu’elle avait dans la main, s’auto-appliquant une douche géante de bière pour laver l’Alzirao de ces deux heures de suspense qui auraient pu sonner la mort anticipée de la sélection brésilienne dans cette Coupe du monde, dans sa Coupe du monde. Depuis le début de la séance des tirs au but, les supporters, tous habillés en jaune et vert, avaient prié, avaient pleuré d’émotion, clos les yeux de trop d’émotion, hurlé des « caralho ! » à chaque fois que leur attaque s’empalait sur l’intelligence et la justesse du football des Chiliens. Ils avaient même sifflé, hué, insulté ce baltringue de Fred, qui n’est pas loin de devenir l’homme le plus haï et le plus inutile du pays. Mais voilà, malgré Fred, malgré l’indigence de son jeu, le Brésil a sauvé l’essentiel, s’est qualifié dans la douleur et l’Alzirao a oublié combien cela avait été âpre.
Cela fait 35 ans que les Cariocas se réunissent à l’angle des rues Alzira Brandão et Conde de Bonfim, dans le quartier de Tijuca, à moins d’un kilomètre du stade du Maracanã pour assister à chaque match du Brésil en phase finale de Coupe du monde. Avec le temps, les choses se sont professionnalisées, même si on est loin de la version officielle des Fan Fest de la FIFA, espèce de caravane publicitaire immobile à base de musique pop vulgaire et omniprésence des logos des partenaires. « Ici, c’est un territoire brésilien, à Copacabana, la Fan Fest, c’est le pays de la FIFA » , décrypte Carlos, venu avec trois potes. Un fan fest authentiquement brésilienne ? On boit de la Brahma plutôt que de la Budweiser, la musique gueule à la mi-temps et le must : deux filles en mini-short, façon bimbo d’entre deux rounds de sports de combat, qui montent sur scène avec de grandes pancartes pour annoncer le score. Elles ont bien bougé les fesses quand le Brésil a marqué, beaucoup moins quand le Chili a égalisé. On vient entre amis, en famille, toute génération confondue à l’Alzirao parce qu’il concentre à peu près toutes les bonnes raisons pour lesquelles le Brésil se lève un matin de Coupe du monde : regarder sa Seleção tant aimée, gueuler, danser, beaucoup boire, se goinfrer de saucisses panées à la farine de manioc. Le long de la rue Conde de Bonfim, João a barricadé son kiosque derrière une lourde planche de bois : « Je ne vends aucun magazine ou journaux, que de la bière et des cigarettes. S’il n’y avait pas l’Alzirao, je pourrais rester chez moi pendant un mois parce que tous mes clients habituels se barrent pendant la période de Coupe du monde. Parce que c’est quand même des nuisances aussi. » Un peu plus bas dans la rue, deux mamies ne partagent pas son scepticisme : « On est contentes de voir tous ces gens heureux. »
Tout avait commencé en 1978, à l’occasion de la Coupe du monde organisée en Argentine. « On avait 15 ans et on regardait le match chez les parents d’un de nos potes. Sur un but du Brésil, on a sauté en l’air et dans l’euphorie, on a cassé une vitre et un lustre » , se rappelle Ricardo Ferreira, l’un des organisateurs : « Sa mère nous a virés et nous a promis : vous ne viendrez plus jamais regarder un match à la maison. On est sortis, on s’est retrouvés comme des cons dans la rue jusqu’à ce que quelqu’un descende un poste de télévision. On a fini de regarder le match en bas de l’immeuble. Au bout de trois matchs, on était une centaine de personnes. L’Alzirao a commencé comme ça, en 78. » L’Alzirao est resté une sympathique fête de quartier autour des matchs de la sélection jusqu’en 1990. Pour la Coupe du monde italienne, les organisateurs décident de monter une structure, de la planter au milieu de la rue, sans aucune autorisation. Coup de chance, la fête, modeste et sans prétention, bénéficie de ses premières retombées médiatiques. « À cette époque, TV Globo faisait deux directs pour mesurer l’ambiance et la température chez les supporters. Un à Copacabana et l’autre en centre-ville. Sauf qu’il y avait eu une bagarre dans le centre de Rio et ils cherchaient un autre spot. TV Globo nous a demandé, vous êtes prêts à accueillir des équipes de TV, des camions ? En fait, on n’était pas du tout préparés, mais on a dit : « Bien sûr. » En quelques jours, on est passés de 2000 à 30 000 spectateurs » , rapporte Ricardo Feirreira.
« Leur Fan Fest, c’est un truc pour les Suisses »
La fête qui a suivi la victoire, après 24 années de disette, en 1994 est restée comme la plus intense. Celle de 2002, acquise au Japon, comme la plus surréaliste. Ricardo se rappelle : « À cause du décalage horaire avec l’Asie, le match était à 3h du matin. Quand la finale s’est terminée, à 5 heures, j’ai dit : on va travailler et on se retrouve à 17 h pour fêter le pentacampeao. Sauf que personne n’est parti et on a célébré notre cinquième titre pendant 48 heures. » Un mois avant le début de cette Coupe du monde 2014, l’Alzirao s’est fait rattrapé par le service juridique de la FIFA, jamais très partageuse ni tolérante quand d’autres s’arrogent le droit de s’amuser gratuitement en marge de son barnum. Tenue informée de l’existence de cette fête « off » , l’instance entame des discussions avec les représentants de l’État de Rio parce que, selon elle, « l’Alzirao pose problème. » Elle estime que l’association est soumise au paiement de droits de diffusion des matchs et réclame 28 000 reais (9000 euros) aux organisateurs qui bénéficient aujourd’hui d’un budget annuel de 2 millions de reais (700 000 euros). Plutôt que d’engager un énième bras de fer avec la FIFA, les représentants de l’État votent une subvention pour payer la somme exigée par Zürich et assurer la survie de l’Alzirao. Pour Ricardo : « Je sais qu’on fait chier la FIFA parce qu’on attire plus de monde qu’eux. Ici, c’est le Brésil, leur Fan Fest, c’est un truc pour les Suisses. Nous, on est authentiques. »
Par Javier Prieto Santos et Joachim Barbier (Photos : Renaud Bouchez)