- Premier League
- J4
- Leeds-Manchester City
Bielsa-Guardiola, des retrouvailles neuf ans après Bilbao
Il y a neuf ans, Marcelo Bielsa et Pep Guardiola s'affrontaient pour la première fois par bancs interposés. Sur la table : l'un des plus beaux matchs de l'histoire de la Liga entre l'Athletic et le Barça, bouclé sur un nul exceptionnel (2-2). Récit de ce premier rendez-vous avant les retrouvailles entre l'élève et son maître, samedi, à Leeds.
C’était un jour de froid, où l’on se réchauffait en approchant ses doigts près des promesses évoquées, et où une pluie glaciale s’amusait à ronger les corps jusqu’aux os. Aux abords de San Mamès, les curieux devaient éviter les flaques d’eau formées sur les trottoirs et cavaler pour tromper le déluge. Cette rencontre, au fond, n’était qu’un match de championnat comme les autres, une journée plantée au milieu de trente-huit autres, alors, pourquoi braver les intempéries et risquer de finir avec le nez scotché au bitume ? Tout simplement, car l’Espagne entière n’attendait que ça depuis plusieurs jours : ce Bilbao-Barça était l’annonce d’une conversation délicieuse entre un vieux sage et un homme de quarante ans prêt à faire tourner ses idées au rôtissoire. Cinq ans plus tôt, le second était allé à la rencontre du premier, alors enfermé dans sa grotte de Maximo Paz, dans la province de Santa Fe, en Argentine. Le rendez-vous, largement documenté, avait duré douze heures autour d’un asado et de plusieurs phases de jeu projetées sur un écran. Marcelo Bielsa avait alors posé une question à Pep Guardiola : « Pep, pourquoi, alors que tu connais si bien le milieu du foot et les ordures qu’il y a, le haut degré de malhonnêteté de certains, tu veux quand même y retourner et, en plus, entraîner ? Tu aimes à ce point le sang ? » Réponse de l’élève : « J’en ai besoin. » Puis, le Catalan avait pris son sac et démarré son voyage jusqu’à cette nuit de novembre 2011 où l’un des plus grands défis de sa carrière de coach l’attendait : jouer aux échecs contre Bielsa.
Lorsqu’il se pointe à Bilbao le 6 novembre 2011, Guardiola vole. Son Barça est assis sur une série de vingt-trois matchs consécutifs sans défaite, a remporté quelques mois plus tôt la quatrième C1 de l’histoire du club après avoir dégainé l’un des plus beaux matchs de l’histoire du foot en finale face à Manchester United, et Víctor Valdés traîne dans ses chaussettes une énorme série d’invincibilité (il n’avait plus pris de buts depuis un match à Valence, mi-septembre, N.D.L.R.). Marcelo Bielsa, lui, est revenu quelques mois plus tôt en Espagne après avoir été empaqueté par le nouveau président de l’Athletic, Josu Urrutia, dans son programme présidentiel et récolte les premiers fruits de son travail de scénariste cinglé après six premières journées sans succès. Une semaine avant de jouer le FC Barcelone, Bilbao a fait exploser l’Atlético et retrouver Guardiola est aux yeux de Bielsa un test de personnalité parfait pour ses hommes. En 2006, les deux hommes avaient parlé de foot, évoqué le marquage individuel avec une chaise de jardin, mais aussi de cinéma. Derrière, Bielsa a vu Guardiola engendrer, à Barcelone, une « expression artistique nouvelle qui a accouché d’une contre-culture », la preuve qu’une autre approche était possible. L’affrontement s’annonçait fascinant, prometteur, mais beaucoup s’approchait avec prudence : les promesses ne sont souvent pas tenues. « Ce sera fantastique, offensif, vivant », soufflait quand même Pep Guardiola avant la foire. Et on a vu : pendant quatre-vingt-dix minutes, l’Athletic et le Barça ont livré au foot « une symphonie » pour les uns, « un monument » pour les autres.
Visages burinés sur un champ de mines
Peut-être avant tout parce que c’est ça le foot : le froid, les visages burinés par la fatigue, les hauts, les bas, la pluie, les nerfs qui brûlent et les astres qui se percutent. Ce Bilbao-Barça s’est alors joué en deux temps. Le premier : quarante-cinq minutes de folie, de pressing haut imposé par l’Athletic à des Catalans individuellement mis en joue et d’un rythme frappadingue. Mais pourquoi ça ? Parce qu’ainsi Bielsa voit le foot : « L’émotion. Voilà ce que doit ressentir le supporter. Il faut être des acteurs. Essayer de passer tout le temps possible à attaquer. Et pour ça, il faut bien défendre. Jouer dans le camp adverse plus que dans son propre camp. Et le ballon à terre plutôt qu’en l’air. » Pour ça, il faut donc courir, tout le temps, et se démarquer ensuite, toujours.
Sur ce plan, l’organisation du Bilbao de Bielsa est parfaitement identifiable : marquage individuel dans toutes les zones, avec un « homme libre » laissé à l’arrière sur volonté du coach argentin, qui souhaite toujours être en supériorité numérique sur son adversaire. Le Barça attaque à trois, l’Athletic défend ainsi à quatre.
Une fois la transition barcelonaise coupée, l’Athletic se projette rapidement.
Constante avec Bielsa, l’Athletic attaque essentiellement via les ailes et place de nombreux joueurs dans la surface adverse.
Au cours de cette première période, on a alors été embarqué dans une drôle de bulle, où Bielsa a cherché la supériorité numérique défensive permanente (4v3 derrière, puis 5v4 au milieu avec l’apport des ailiers lorsque Alves grimpait insérer le milieu) et pour laquelle Pep Guardiola avait préparé une innovation. Quelques semaines avant d’aller défier Santos en finale du Mondial des clubs à Yokohama, où le Catalan déploiera un 3-7-0 qui fera tomber la mâchoire du coach adverse, Muricy Ramalho (« Nous avons appris beaucoup de choses aujourd’hui. Et je pense que vous aussi, vous avez appris quelque chose »), le coach barcelonais se présente avec un trio offensif bizarroïde composé d’un milieu offensif (Fàbregas), d’un électron libre (Messi) et d’un latéral gauche (Adriano) : sans attaquant de formation, donc, alors que Villa et Alexis Sánchez sont sur le banc. Résultat, le Barça a peiné à trouver de la profondeur, si ce n’est lorsque Messi a réussi à se lancer dans des slaloms pinturaultesques et à créer de micro-triangles, et a longtemps subi la loi des animaux basques, Javi Martínez et et Amorebieta n’hésitant pas à faire reculer Messi et Fàbregas dans leur camp. Surtout : le FC Barcelone n’a jamais vraiment posé son jeu, à cause d’un terrain transformé en champ de mines, mais aussi d’un pressing adverse coordonné qui a souvent forcé Valdés à balancer. C’est justement ce détail précieux qui a conduit à l’ouverture du score de l’Athletic après vingt minutes de jeu : relance de Valdés vers Alves côté droit, Itturaspe surgit pour couper la trajectoire, Mascherano glisse et laisse Susaeta filer sous son nez, la défense barcelonaise recule et Ander Herrera est seul en retrait. Frappe, but.
Par son appel, Llorente concentre trois joueurs du Barça. Ander Herrera va arriver en retrait et fusiller Valdés.
Premier événement : après 897 minutes sans encaisser de but, Víctor Valdés a été chercher un ballon au fond de ses filets. Ce qu’on retiendra ensuite, c’est que le Barça, au sein duquel Xavi et Iniesta ont majoritairement été neutralisés, a marqué à la suite d’une bonne phase de pressing conclue par un centre d’Abidal sur la tête de Fàbregas, et qu’il a ensuite envoyé l’Athletic dans les cordes (16 tirs à 4). Et alors ? Bielsa savait que le rendez-vous se déroulerait comme ça, que ses hommes auraient moins de cartouches et qu’ils auraient moins le ballon (Bilbao l’a eu 37% du temps). Sur le bord de la touche, l’Argentin a alors mis les mains sur ses hanches, regardé Iraizoz sortir un arrêt autoritaire devant Iniesta et aussi Muniain croquer une balle de 2-1 en contre. Puis, il a fallu respirer. Un peu.
Action du 1-1 : après une récupération haute de Busquets, Abidal déborde côté gauche et trouve la tête de Fàbregas.
« Ce sont des bêtes… »
Et repartir, encore et encore. Ce Bilbao-Barcelone restera mythique, car l’un des plus beaux matchs de l’histoire de la Liga a été joué sur une piste de ventriglisse et qu’il aura accouché d’images pour l’éternité. Dont une : celle de Fernando Llorente, monstrueux tout au long de la nuit dans son rôle de pivot et dans son activité (à vingt minutes de la fin, il a effectué un retour héroïque dans les pieds de Messi), qui a terminé la soirée avec un maillot arraché et la tronche explosée. Sous les coups du scénario, Guardiola a bien essayé de réagir en faisant sortir Xavi, Adriano et Piqué, et entrer Sánchez, Villa et Thiago. Mais le Catalan a vu Bilbao inscrire un deuxième but sur sa seule tentative de la seconde période après une incroyable partie de flipper dans la surface barcelonaise (dégagement d’Abidal sur Llorente et déviation de Piqué dans ses propres filets). En délire, San Mamès était alors à cet instant, peut-être plus que jamais, l’enfer sur Terre : frappe contrée d’Iniesta, coup franc de Messi dans le mur… Et coup franc qui se termine par une glissade d’Iraizoz, et voilà l’Argentin qui égalise dans les arrêts de jeu, inscrivant ainsi son premier but à l’extérieur depuis le mois d’avril. Cadeau bienvenu. Et coup d’envoi des louanges.
Incroyable retour défensif de Llorente dans les pieds de Messi.
Guardiola : « L’Athletic est désormais pleinement une équipe de Bielsa. Quand on voit Llorente courir sur quarante mètres pour défendre son but, Muniain enchaîner les sprints de quarante mètres, de haut en bas, à droite et à gauche… Cette équipe vous prive d’espace et de temps. Ce sont des bêtes. On n’avait jamais affronté une équipe aussi intense. » Bielsa : « C’était charmant… J’ai vraiment apprécié la totalité des duels sur le terrain. J’ai voulu faire des changements, mais je voulais enlever quelqu’un qui n’était pas au niveau ou qui ne courait plus. Il n’y en avait pas. » Fàbregas vient savourer dans son coin le fait d’avoir disputé « un super match », et l’Espagne s’émerveille. Quelques mois plus tard, l’Athletic de Bielsa démontera Manchester United et ira ensuite perdre sans se battre en finale de la C3 contre l’Atlético, puis en finale de la Coupe du Roi face au même Barça. Mais ce soir de novembre 2011, Bilbao a-t-il livré la recette pour enfin battre le FC Barcelone de Pep Guardiola ? Pas totalement, puisque l’Athletic, malgré des individualités habitées (en tête, Javi Martínez, Ander Herrera, Fernando Llorente, Fernando Amorebieta, Iker Muniain) et malgré un Amorebieta devenu le joueur le plus expulsé de l’histoire de son club, n’a pas gagné. Un petit peu, quand même, car l’Athletic a refusé de se renier et d’être quelqu’un d’autre : Bielsa a vu ses joueurs jouer pour gagner et non avoir peur de perdre. C’était une nuit de froid, un match chaud, une rencontre à cœur ouvert, entre deux hommes parlant la même langue. Samedi, à Leeds, Marcelo Bielsa et Pep Guardiola se retrouvent, prêts à passer de nouveau à la confession. Les ceintures sont accrochées.
Par Maxime Brigand