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Bernard Challandes : « Les matchs nuls ne m’intéressent pas »
Le Kosovo est à deux matchs d’une qualification pour l’Euro 2020, via les play-offs de la Ligue des nations qui se dérouleront en mars prochain. Ce n’est pas rien pour une sélection admise à l’UEFA seulement en 2016, mais il y a mieux encore. À l’heure de défier l’Angleterre chez elle, les Dardanët sont bien partis pour finir parmi les deux premiers de leur groupe de qualification. Le tout avec une équipe en devenir. Le sélectionneur Bernard Challandes s'est confié la veille du match contre les Anglais.
Depuis quelques heures, l’Angleterre vous connaît grâce à un extrait vidéo de votre conférence de presse devenu viral. Vous étiez déchaîné…J’expliquais comment j’allais aborder le match face aux Tchèques. On parlait de pressing : c’est qui ? C’est comment ? Au bout d’un moment, ce n’est plus tactique, c’est : « GO ! » , « RETURN! » … Et je suis parti comme un fou ! C’est l’état d’esprit que j’attendais de mes joueurs.
Les matchs nuls ne m’intéressent pas. Si on veut se qualifier pour l’Euro, il faudra être fous. Mais les journalistes racontent que j’ai dit ça avant l’Angleterre. Faire le pressing face aux Anglais… Je passe pour un imbécile ! Ils doivent se dire : « Tu vas en ramasser cinq… » On va faire quoi contre l’Angleterre ? On ne va pas jouer comme ça ! On n’est pas à Pristina ! On n’a pas 12 000 supporters qui nous poussent à courir comme des fous. M’enfin, faudra courir comme des fous.
Le Kosovo compte 8 points en 4 matchs à mi-parcours. Et vous allez donc disputer face à l’Angleterre un match pour la première place du groupe A des qualifications de l’Euro 2020. Excitant, non ?
Je ne peux pas dire aux joueurs que l’on va jouer la première place. Ce serait déplacé, prétentieux. Les Anglais en ont mis cinq aux Tchèques, cinq aux Monténégrins, quatre aux Bulgares… Contre les Tchèques, il y a un but précédé d’une séquence de 25 passes ! L’Angleterre, c’est devenu l’une des trois meilleures équipes du monde. Nous, on n’est pas tout à fait sur la même planète. Et d’un autre côté, si je dis que c’est impossible de battre les Anglais, il faut que j’aille faire du golf…
Vous êtes invaincu en un an et demi à la tête du Kosovo, et vous venez de battre à domicile la Tchéquie, le deuxième prétendant naturel à la qualification derrière l’Angleterre.On vient de réussir un petit exploit en gagnant contre les Tchèques (2-1). J’avais cinq joueurs titulaires qui étaient absents. Des vrais titulaires ! Les deux extérieurs (ailiers) : Arber Zeneli (Stade de Reims), Milot Rashica (Werder Brême) ; les deux milieux défensifs… (à savoir Herolind Shala, Vålerenga, et Hekuran Kryeziu, FC Zurich, ainsi que le latéral gauche, Benjamin Kololli, FC Zurich, N.D.L.R.) C’est pour ça que ce match contre l’Angleterre ne vient pas au bon moment. J’aurais aimé le disputer avec la meilleure équipe possible.
Vous avez dit : « Il y a une attente invraisemblable pour l’équipe nationale. » Qu’est-ce que les Kosovars vous disent quand ils vous abordent dans la rue ? Il y a 400 000 Kosovars en Suisse. Dans mon village, à La Chaux-du-Milieu (canton de Neuchâtel), je ne savais même pas que certains étaient kosovars ! Ils viennent me voir pour me dire la fierté qu’ils ressentent pour leur équipe. Et ils remplissent les avions pour aller voir les matchs. Les garçons qui jouent sont la fierté de toutes les familles. Les parents ont émigré, mais l’oncle, la tante ou le grand-père sont restés au pays. Donc chaque fois que les joueurs reviennent au Kosovo, c’est une immense fête. Les familles viennent, je ne peux jamais fermer l’hôtel…
Lors des qualifications pour la Coupe du monde, le Kosovo recevait à Shkodër, en Albanie. Qu’est-ce que ça change de jouer à Pristina, la capitale du Kosovo ?
On a l’impression de jouer dans un stade de 50 000 places. Et on ressent un engouement extraordinaire ! Une ambiance de feu ! Ils sont tous derrière leur équipe ! Mais les supporters ne sont pas agressifs. Un petit pont à l’entrée de la surface, moi ça me fait hurler, mais eux, ils s’enflamment. Les supporters aiment le foot ici. Et en ce moment, ils en reçoivent.
Avant le premier match officiel de l’équipe nationale, votre prédécesseur, Albert Bunjaki, avait demandé à ses joueurs pourquoi ils étaient en sélection. Toutes les réponses des joueurs étaient liées à l’émotionnel(1). Vous avez aussi ressenti en arrivant que vos joueurs étaient portés par une fibre patriotique forte ? Non. Moi, j’ai ressenti une grande attente de bien jouer au football. L’ancien sélectionneur a créé la base de l’équipe, ce n’est pas de sa faute si les moyens ne suivaient pas. Lors du premier match de qualification au Mondial contre la Finlande (1-1 en Finlande, le 5 septembre 2016, N.D.L.R.), il y avait seulement treize joueurs à disposition… Avant que j’arrive, ils n’ont pratiquement jamais pris un vol direct pour un match en déplacement. Il y avait un premier vol jusqu’à Skopje (Macédoine), puis un deuxième jusqu’à Vienne (Autriche), puis un troisième… Il a fallu mettre en place une structure véritablement professionnelle. Et il y a eu un immense progrès. Les joueurs ont enfin une préparation digne d’une équipe nationale. Aujourd’hui (ce lundi), on a atterri à Bournemouth, à quarante minutes de bus de Southampton.
Vous avez dit que la Fédération kosovare vous a recruté en partie parce qu’elle recherchait absolument un entraîneur étranger pour diriger la sélection « à froid » … C’est-à-dire ?
Je fais le parallèle avec ce que j’ai connu en Arménie. Le président de la Fédération était très puissant, et les joueurs arméniens avaient l’impression que le sélectionneur n’était pas totalement libre de ses choix. J’en ai discuté avec Mkhitaryan quand je suis arrivé. La première chose qu’il m’a dite indirectement, c’est : « Faites l’équipe que vous voulez, vous. » Au Kosovo, je ne lis pas les journaux parce que je ne comprends rien, je ne regarde pas la télévision parce que je ne comprends rien. Et c’est très bien, car je ne subis pas la pression extérieure. Un entraîneur du pays la subirait davantage.
Est-ce que le fait que la communauté kosovare soit très importante en Suisse vous a permis de mieux assimiler certaines choses propres au Kosovo culturellement ?Peut-être, car on a plus de contacts. Je me suis intéressé à ce qui s’est passé dans l’histoire du Kosovo. Moi, je croyais qu’on ne s’entendait pas bien avec l’Albanie (sic). Mais il y a des drapeaux de l’Albanie partout ici. J’essaye de faire abstraction de la politique dans mes discours devant les joueurs. Mon job, c’est de donner du plaisir aux spectateurs. On ne parle quasiment jamais de politique… Sauf contre le Monténégro, parce que le sélectionneur de nationalité serbe n’est pas venu. Sa justification, c’est que le Kosovo n’existe pas. (Le Serbe Ljubiša Tumbaković s’est fait limoger de son poste de sélectionneur du Monténégro à la suite de cet épisode en juin 2019, quelques semaines avant d’être nommé nouveau sélectionneur de… la Serbie, N.D.L.R.)
Le Kosovo est un territoire dont la très grande majorité de la population est de tradition albanaise et avec une minorité de tradition serbe. Est-ce que cette minorité serbe est représentée aussi en équipe nationale ?Pfff… Je ne pense pas. Le gardien s’appelle (Arijanet) Muric, il est né en Suisse et a joué avec les équipes de jeunes du Monténégro. Derrière, il y a (Ibrahim) Drešević, qui est né en Suède. Tous les autres ont des noms à consonance albanaise. C’est intéressant parce qu’ils sont frères avec les Albanais, mais il y a une concurrence pour « se piquer les joueurs » . Tous les Kosovars pourraient jouer avec l’Albanie et la moitié de l’équipe d’Albanie pourrait jouer avec le Kosovo.
Justement, vous êtes un entraîneur suisse. Or, nombreux sont les joueurs d’origine kosovare qui grandissent en Suisse. Vous avez aussi été recruté pour aller chercher des joueurs formés en Suisse avec la double nationalité ?Non. Je n’ai pas été recruté pour rechercher des doubles nationaux suisses, mais j’ai été recruté pour convaincre des joueurs de venir. J’ai convaincu autant Idriz Voca (22 ans, Lucerne), que le petit Edon Zhegrova, qui était en Belgique, que le petit Florent Muslija, à Hanovre, en Allemagne. En Suisse, les très bons étaient déjà avec la Suisse ou avec l’Albanie. Mais j’ai parlé avec Albian Ajeti, le meilleur buteur suisse la saison dernière. Cela a duré cinq minutes. Il a décidé de jouer avec la Suisse, et maintenant il joue avec la Suisse.
Selon vous, pourquoi les nouveaux talents d’origine kosovare optent aujourd’hui davantage pour le Kosovo qu’en faveur de l’Albanie ?
Ils sentent qu’il y a un mouvement qui se crée. Le Kosovo a des résultats, l’équipe avait 23 ans de moyenne d’âge lors du dernier match. Il y a du potentiel… Je n’en suis plus au stade où je dois « prier » le joueur de venir jouer pour le Kosovo. De plus en plus de familles s’annoncent : « Mon fils aimerait jouer avec le Kosovo. » Le dernier exemple, c’est Florent Muslija, d’Hanovre.
Vous allez jouer l’Angleterre à Southampton. Le St Mary’s (32 384 places) est loin de la grandeur de Wembley ou des plus prestigieux stades de Premier League. On dirait que les Anglais ont sous-estimé l’affiche que représenterait la venue du Kosovo…Cela a pu être ressenti comme cela par les joueurs au début. Moi, je pense que ce n’est pas plus mal. Si on veut jouer à Wembley, on n’a qu’à se qualifier pour l’Euro.
Propos recueillis par Florian Lefèvre
(1) À voir : Intérieur Sport - « Kosovo Newborn »