- Tactique de légende – Brésil – Pays-Bas, demi-finale du Mondial 98
Bergkamp contre Ronaldo, entre tactique et esthétisme
Le fameux Brésil - Pays-Bas du Vélodrome sous la chaleur de juillet 98. Une finale avant l'heure, pouvait-on penser à l'époque. Les deux meilleures attaques et les deux meilleurs joueurs. Bergkamp et Ronaldo. Deux nations ayant fait, dans l'histoire du football ou, plutôt, la mythologie qu'on en a faite, le choix de l'esthétisme. Les Brésiliens d'Europe contre le modèle original, en somme. C'est aussi le football européen contre l'américain, et bien évidemment la revanche du quart de finale du Mondial 1994. L'orange et le jaune, deux couleurs qui ne riment avec classe et élégance que sur un rectangle vert. Une bataille tactique, une vraie, faite de duels, d'attente et de maux de tête.
Une histoire d’esthétisme qui tient de la mythologie, car ces Pays-Bas ne sont pas ceux de Cruyff, et ce Brésil est encore moins celui de Pelé. Ces Oranje-là penchent du côté obscur, coté PSV. Un 4-4-2 à la Hiddink, c’est un football intelligent, adaptable, qui se conçoit selon l’adversaire. Un football d’Eindhoven, en somme. Cérébral. Une équipe qui cherche à marquer un but de plus que son adversaire, et ce peu importe le talent à disposition. Un match nul gagnant va tout aussi bien. En 1988, Hiddink avait réalisé l’exploit de remporter la C1 avec le PSV en alignant une série de sept matchs nuls d’affilée des huitièmes à la finale. Au métier.
Quand le talent domine les schémas
Ce 7 juillet, c’est un 4-4-1-1 : Bergkamp derrière Kluivert ; Ronald De Boer à droite, Zenden à gauche ; Davids et Jonk dans le gouffre central ; Reiziger à droite, Cocu à gauche pour remplacer le suspendu Numan ; une charnière centrale de choc Stam-De Boer et Edwin le géant. Overmars est touché, Seedorf sur le banc. Un onze a priori dessiné pour offrir de la liberté au grandissime Dennis Bergkamp, sans aucun doute le meilleur joueur du tournoi jusque-là. C’est où il veut, quand il veut dans ce qui serait aujourd’hui appelé un 4-2-3-1. Son surnom, The Iceman, pourrait d’ailleurs aussi être celui de toute la sélection néerlandaise, une équipe qui s’est qualifiée 2-1 à la 92e et la 89e lors de ses deux dernières sorties. À l’époque, on se dit que « Bergkamp dirigé par Hiddink » est l’ultime combo gagnant. La virtuosité de l’Ajax, le pragmatisme du PSV.
En 1970, Zagallo avait fermé les yeux et donné les clés de sa Seleção au trio magique formé par Pelé, Gérson et Rivellino. Cette fois-ci, le 4-2-2-2 compte sur un carré de merveilles, mais un cran au-dessus, en attaque. Ronaldo-Bebéto-Rivaldo-Leonardo. La magie est à la finition, la construction est confiée aux cimentiers Dunga et César Sampaio. La défense, quant à elle, est formée par Taffarel, Roberto Carlos, Aldair, Junior Bainao et Zé Carlos, qui fête sa toute première sélection. Cafu est absent, Denilson et Emerson attendent leur tour. Une sélection « typiquement » brésilienne, est-on tenté de dire : du muscle derrière, du génie devant et de l’amour sur les côtés, le tout lié par l’intelligence de Dunga. 4-2-2-2 contre 4-4-2 : beaucoup de duels, peu d’espaces, et surtout l’influence pesante du talent individuel sur le mouvement collectif.
La crainte prend le dessus sur le jeu
Une fois les hymnes chantés, Edgar Davids est absolument intenable, Bergkamp a une classe inimitable, Rivaldo est toujours aussi concentré et la dégaine de Ronaldo crève l’écran comme jamais. L’arbitre s’empresse de siffler le coup d’envoi. Hiddink et sa moustache espèrent profiter des espaces laissés par les latéraux brésiliens pour bombarder leur surface de centres dangereux. Lors de la défaite contre la Norvège en poule, le Brésil avait déjà faibli face aux ballons aériens venus d’Europe du Nord. Les Oranje entament les manœuvres aériennes. Au sol, Wim Jonk s’occupe de choisir les pistes de décollage, basculant d’un côté à l’autre avec simplicité. Davids, juste devant, doit faire le choix des pilotes et de leur matériel. Plus avancé, plus important. Mais impossible de le voir créer le surnombre par une opération commando dont il a toujours eu le secret. La faute à Dunga, sans doute. Un type si serein qu’il donne l’impression d’avoir tutoyé la mort.
Face à une mécanique orange sans faille défensive, Zagallo planifie de laisser venir. Après tout, il suffit d’un centimètre à Rivaldo, tandis que Ronaldo n’a même pas besoin d’espace. La priorité est donc la défense de leurs terres. Junior Baiano est superbe dans son rôle de fantassin défenseur du trésor national. Aldair cherche la profondeur de Ronaldo, et Roberto Carlos est la principale menace offensive concrète du Brésil. On cherche le jeu de tête de Bebéto, Ronaldo vient chercher la balle loin du but. Athlétique et intelligent, le travail de Kluivert est un modèle du genre, mais le lien entre Davids et Bergkamp est brouillé, et Cocu trop éloigné. Ni Rivaldo ni Leonardo ne parviennent à couper les lignes. Tandis que Hiddink se caresse la moustache, Zagallo remet ses lunettes, et Ronaldo et Bergkamp attendent des bons ballons, la mi-temps se signale.
Hiddink et Zagallo avaient raison
Et là, enfin, le talent dépasse la tension. Vingt-deux secondes, et cela fait boum à Marseille, comme une bombe. Rivaldo entrevoit un appel de Ronaldo. Ronaldo imagine une courbe de son numéro 10. Caviar, contrôle, pause du buteur et but. Ronaldo nous offre enfin son merveilleux sourire de jeune roi de 21 ans. Par force, Hiddink réagit. À chaque corner, la surface brésilienne est brûlante. Taffarel sort l’arrêt de sa carrière devant De Boer. L’entrée de l’intériste Aaron Winter pour Reiziger rééquilibre le jeu hollandais à droite. On pose le jeu, mais le Brésil a des kilomètres d’espaces. Le scénario rêvé pour Zagallo, qui fait entrer Denilson pour Bebéto. Ronaldo en pointe, Roberto Carlos en éclair à gauche, Rivaldo et Denilson pour manœuvrer. Quatre joueurs seulement, et tant de créations…
Van Hooijdonk entre pour Zenden, Cocu passe milieu gauche et Hiddink joue à trois derrière. Dunga continue à étrangler le jeu de Bergkamp, et les Oranje centrent, encore et toujours. Ce match est déjà grand par sa tension. De fait, il était grand avant même d’avoir commencé. Mais le jeu prend enfin le dessus. De Boer réalise un énième centre parfait pour Kluivert. 1-1. À son tour, Hiddink jubile. Son plan a marché. Le Brésil se retrouve dans une configuration destinée à tenir le 1-0, mais les Pays-Bas n’ont plus la pression du but. En prolongation, les joueurs prennent logiquement le dessus sur les schémas : on a les raids de Roberto Carlos et d’un Ronaldo fatigué, voire déjà blessé d’un côté, et de nouveaux centres hollandais de l’autre. Van Hooijdonk est retenu dans la surface. Carton jaune pour simulation. Après des années de préparation et de rêve, tout se joue aux tirs au but. Pile, Brésil. Face, Pays-Bas. Taffarel souffle deux fois sur la pièce, qui dit « face » . Bergkamp n’aura jamais son Ballon d’or. Zagallo est en larmes.
Les limites de l’attaquant vedette
Les demi-finales sont les matchs les plus difficiles, les plus nerveux. La dernière marche avant la finale. Là réside tout l’enjeu : ce n’est qu’une marche. Seule la qualification compte. Un but partout, dix-huit tirs partout, cinq hors-jeu partout et six corners à cinq pour les Pays-Bas. Bergkamp annulé. Ronaldo limité. Les deux équipes auront peut-être été trop conscientes des forces adverses. Et si l’on avait retiré Ronaldo et Bergkamp ? Aurait-on vu moins de crainte et plus de jeu ?
Cette partie nous rappelle que les attaquants ne font pas une équipe de football. Évidemment, le 9 donne du sens au football, il lui donne une direction, il lui propose même souvent un visage. C’est l’Italie de Balotelli, la Suède de Zlatan, l’Uruguay de Cavani. Ils finissent le jeu, ils le subliment, mais si le football serait bien moins beau sans eux, ils ne le font pas. Et quand le système repose sur leurs coups de génie, que ce soit une passe de Bergkamp en neuf et demi ou un but de Ronaldo en neuf, le football se défait. Ce match fut donc une bataille militaire plutôt qu’un duel de chevaliers. Et malgré le poids de l’histoire esthétique des Pays-Bas et du Brésil, les vraies batailles ne sont jamais belles, ni même destinées à la beauté. L’enjeu du résultat finit toujours par l’emporter, même face à la tradition.
Par Markus Kaufmann