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Ben Arfa, génie solaire et tourmenté
De cette dernière décennie, Hatem Ben Arfa est sans conteste le joueur français qui a éveillé les plus grands fantasmes. Un talent foudroyant, rare, inouï, mais aussi et toujours, clivant comme en témoigne sa non sélection pour l’Euro 2016. Parce que depuis ses premiers pas, le joueur de 29 ans a épousé une trajectoire singulière et tortueuse qu’il n’a pas toujours été en mesure de maîtriser.
Le temps des plus belles promesses caressées s’est évanoui à une vitesse folle. Mais sa chambre d’enfant, presque un musée avant l’heure, n’a, elle, jamais changé.
Même deux décennies plus tard. « Sa chambre est restée intacte, rien n’a bougé d’un millimètre. Il y a des ballons, des gants que lui avaient donné Zidane » , confie avec certitude Frédéric Guerra, le premier agent de l’un des talents les plus ébouriffants du football tricolore ces dernières années. Il y a, aussi, des murs entièrement tapissés de maillots floqués à son prénom Hatem ou son nom Ben Arfa.
Avec, en guise d’accompagnement, le numéro 10 ou le 92, celui de son département de naissance. Des tuniques de Strasbourg, Rennes et de tant d’autres clubs devenues des reliques affichées çà et là. Un maillot de Manchester United floqué Giggs, aussi, avec une dédicace du joueur gallois : « For Hatem » . Comme des trophées uniques d’un passé lointain où celui qui culmine désormais à 29 ans s’appropriait alors exclusivement la lumière. Près de vingt ans plus tôt, Hatem Ben Arfa jouissait d’une réputation sans précédent en Île-de-France.
D’une banlieue parisienne à une autre, les dribbles chaloupés et les arabesques imprévisibles du gaucher hors pair en saisissent plus d’un. Une renommée d’abord acquise au quartier où les pulls empilés sur les pelouses pour former des buts font office de terrains de fortune. Avec son frère aîné, Lofti, le jeune garçon frêle s’époumone sans relâche, enchaîne les courses et, surtout, caresse le cuir comme personne, au milieu d’adolescents beaucoup plus grands que lui.
Ancien recruteur à Lens et Saint-Étienne et proche du paternel Kamel, Georges Claire était l’un de ses spectateurs de rue ébahis et suspendus aux gestes inouïs du phénomène. « Un jour, je suis allé au pied de son immeuble et j’ai vu Hatem jouer, se souvient-il avec une pointe d’émotion dans la voix. Je voyais un môme faire la pige à des adultes. Il avait le dribble court, une envie folle. Je suis resté pendant plus d’une heure à le regarder. Ses coéquipiers, aussi, étaient presque subjugués à ses côtés. Hatem a un don. » Des scènes relatées ainsi, il y en a à foison. Et celles-ci mettent en exergue les innombrables superlatifs qui ont escorté le parcours cahoteux d’un prodige qui, encore aujourd’hui, continue de diviser.
Talent inné et garçon soigné
Derrière les soutiens inconditionnels et les éternels contempteurs, pour mesurer l’ampleur du phénomène Ben Arfa, il faut puiser à la source.
Revenir à Châtenay-Malabry, commune des Hauts-de-Seine (92), où il a passé son enfance au quartier des Aviateurs après avoir vu le jour à Clamart. Avec son grand frère, il grandit dans une cité tranquille et apprivoise très tôt la culture tunisienne, encore palpable aujourd’hui au sein du trois pièces de la famille. « Quand je rentre à la maison, tout est tunisien, s’épanchait en 2008 celui dont le prénom signifie « juge » et « généreux » en arabe. On parle tunisien, on regarde la télé tunisienne, on mange tunisien avec les plats de ma mère, son couscous ou le marka bi gelba. J’écoute de la mezoued, une musique très festive qu’on écoute là-bas pour les mariages. Je me sens proche des Tunisiens, de leur chaleur. »
Issu d’une union entre une mère au foyer et d’un père ancien ailier droit dans les années 1970 et entraîneur d’équipes de banlieue avant qu’un accident cérébral ne lui vaille une pension d’invalidité, le petit Hatem s’éprend très tôt du ballon rond via son paternel. « À la maison, on jouait dans le salon et sa mère s’improvisait parfois gardienne de but, confie le père Kamel, le regard lumineux au moment de conter les premiers pas de son fiston. Dehors, il jouait toujours avec des adultes et il leur faisait la totale, il était en avance. Il aimait tellement ça qu’il ne rentrait jamais à l’heure pour manger… »
À sept ans, le gamin intègre le SM Montrouge 92 après un court passage de deux mois à l’ASV Châtenay-Malabry.
C’est, alors, l’époque des premiers émois. Des premières foulées, aussi, déjà sidérantes. « À l’âge qui l’avait, je n’avais jamais connu un garçon avec une telle vivacité, une telle vélocité avec un ballon, raconte Patrick Schneider, l’un de ses premiers éducateurs. On sentait une coordination entre lui et le ballon qui était extraordinaire. Je n’ai jamais revu ça d’ailleurs. Le dribble, c’était en lui. À onze ans, il n’avait pas encore travaillé ça. C’était quelque chose d’inné. »
« Des garçons plus âgés que lui à l’époque n’étaient pas capables de manipuler le ballon comme il le faisait, mais c’était un très bon technicien qui s’inscrivait dans un collectif » , complète Daniel Ravaudet, responsable technique du club montrougien à l’époque, avant de s’étendre sur sa personnalité : « Il était très à l’écoute. Puis c’était un garçon soigné, qui faisait attention à son brushing, à sa coupe de cheveux. C’était un peu le beau petit garçon du groupe. » Un enfant singulier, fan revendiqué de Maradona et qui éveille déjà les fantasmes les plus démesurés. Convoité par les plus grands clubs européens, les parents, sur les conseils de Michel Ouazine, ancien voisin à Châtenay et désormais conseiller du joueur, choisissent de placer leur progéniture pour trois ans de préformation à l’INF Clairefontaine, pouponnière abritant notamment autrefois Henry, Anelka et Christanval. En septembre 1999, à douze ans, les portes de l’emblématique pensionnat s’ouvrent à lui.
« Mais monsieur, on ne peut pas lui prendre le ballon, c’est impossible ! »
Sauf qu’au-delà de la flatteuse réputation qui l’accompagne, le garçon débarque dans les Yvelines avec un statut à part. Unique, même.
Il est surclassé d’une année – seul cas encore aujourd’hui – et intègre la promotion 1986. Et ne tarde pas à justifier l’immense crédit qu’on lui prête. « Il est arrivé le jour de la dernière session de test où il y avait les quarante meilleurs, relate Quentin Westberg, son camarade de promotion. Il y avait une petite attention, ça attisait la curiosité pour savoir qui était derrière le personnage. Et dès qu’il a touché le ballon, on a compris. » Malgré son année de retard, Hatem survole les débats techniquement. Au point d’agacer parfois son coach de l’époque, Claude Dusseau. « Ses coéquipiers ne parvenaient jamais à lui prendre le ballon. Ça m’irritait un petit peu donc j’avais dit à deux-trois: « Mais pourquoi vous vous laissez faire ? » Ils m’ont répondu : « Mais monsieur, on ne peut pas lui prendre le ballon, c’est impossible ! » C’était un dribbleur né » .
En trois années passées à Clairefontaine, ses compères se souviennent d’ailleurs, avec tendresse, d’humiliations personnelles. « Je me souviens qu’on était en train de faire un exercice de possession et j’arrive à l’enfermer dans un coin, souffle pour sa part Westberg. Mais il arrive à me mettre un petit pont avec une rapidité incroyable. Hatem a fait tellement de victimes qu’il pourrait ouvrir une clinique. » Habib Bellaïd, l’un de ses autres coéquipiers, fut aussi l’une d’elles : « Je peux le dire aujourd’hui, je crois que le plus beau crochet que j’ai pris de ma vie, c’est par Hatem Ben Arfa. Il m’a mis une feinte de centre, j’ai fait un saut de cinq mètres » .
Reste que l’imprévisible gaucher ne se met pas toujours au service des autres. Soliste patenté, Ben Arfa brille davantage par ses chevauchées en solitaire plutôt que pour sa contribution au collectif. « Individuellement, c’est le joueur le plus fort que j’ai connu. Mais c’était un garçon individualiste, très individualiste même » , explique Philippe Lamboley, son éducateur à l’AC Boulogne-Billancourt, l’un des clubs que le Franco-Tunisien rejoignait le week-end après sa semaine passée à l’INF. Un talent insolent qui demande alors à être dompté, aiguillé, guidé.
Ricardo Faty, son partenaire à Clairefontaine, garde notamment en tête quelques exercices où les nerfs d’Hatem étaient mis à rude épreuve :
« Parfois, Hatem avait interdiction de jouer avec la semelle. Pour le conditionner ou le forcer à jouer plus simple, il lui était interdit d’utiliser la semelle. Alors quand on faisait des possessions de balle, si Hatem l’utilisait, c’était balle pour l’adversaire. Je me souviens encore entendre monsieur Dusseau dire : » Pas la semelle Hatem, pas la semelle » . Et on le voyait qui était en train de bouillonner » . Un équilibre difficile à trouver, donc, entre créativité, part d’instinct, insouciance et sens du but commun. « Hatem est un soliste, c’est vrai. Mais Hatem peut te faire gagner un match s’il le veut, nuance d’une conviction inébranlable Bellaïd. Beaucoup disent qu’il doit changer son je, mais si tu le fais, tu dénatures le jeu d’Hatem. Faut le laisser tranquille, lui donner le ballon et regarder. C’est un génie du football. »
Le monde d’Hatem
C’est toutefois le talon d’Achille propre aux élus, artistes et génies : l’incompréhension qu’ils peuvent susciter. Mais Hatem, souvent, ne s’est sans doute pas compris lui-même.
Les raisons à avancer pour expliquer ce mystère résident peut-être avant tout dans sa construction d’identité au sein d’une famille où l’on se refuse à exhaler ses sentiments. « Je n’ai jamais jamais entendu un « je t’aime » entre le père, la mère et Hatem, explique Frédéric Guerra, son premier agent. Ce n’était que de la pudeur, empreinte de tradition » . « Mon père ne m’a jamais dit je t’aime. Il m’a manqué de la générosité dans ma vie, s’épanchait l’ex-Lyonnais en 2012. Il a toujours été derrière moi, mais il n’a jamais su extérioriser ses sentiments(…)J’ai eu d’énormes difficultés à me soumettre à l’autorité : toute la frustration que j’avais eu côté familial, je la faisais payer aux gens de l’extérieur. »
Des fêlures exhibées aux yeux de tous tout au long d’une adolescence rythmée par l’emportement, les passe d’armes et la volonté de s’affirmer. Si André Merelle, ancien directeur de l’INF Clairefontaine, parle d’ « une forme d’inconscience » , d’un gamin « pas toujours très agréable avec les professeurs » et « sûr de lui » , Claude Dusseau, lui, évoque un « un jeune adolescent écorché vif qui avait tendance à se rebeller auprès des surveillants, de ses copains » .
Témoin de multiples scènes de ce genre, Quentin Westberg ne dit pas autre chose : « C’est quelqu’un d’entier, toujours dans l’intensité, un hyper affectif. Avec Hatem, il n’y a pas demi-mesure, aucun compromis. C’est tout ou rien. » « Jeune, il voulait donner l’impression de dire oui ou non comme un adulte, mais avait un comportement d’enfant. Il fallait beaucoup de structure, être présent au quotidien, Hatem a grandi dans son monde à lui où la raison n’existait pas et où il menait tout le monde à la baguette » , résume quant à lui Guerra.
Starification prématurée
Cette attitude d’enfant roi découlait en premier lieu d’une mise en lumière précoce, totalement déconcertante pour un gamin en pleine construction.
« Quand on faisait les matchs, il y avait un tas de recruteurs étrangers (anglais, italiens, etc.) qui étaient autour du terrain, appuie Patrick Menard, son coach durant une année au FC Versailles. À l’époque, Hatem était connu de tous, même des joueurs adverses. À chaque fois qu’il arrivait à un tournoi, les gens n’avaient d’yeux que pour lui, c’est vrai. » Une starification prématurée et symbolisée par le documentaire de Canal + À la Clairefontaine lors de son passage à l’INF où Hatem se révèle être bien malgré lui la principale attraction. « C’est rapidement devenu pesant et ça m’a plus handicapé qu’autre chose, assurait-il, lucide, il y a quatre ans. Lorsque tu es jeune et pas encore tout à fait équilibré, tu peux vite t’égarer et perdre tes repères. Tu estimes que tu as plus de droits que les autres et tu peux basculer dans la toute-puissance… »
D’aucuns évoquent, eux, un entourage pas toujours bienveillant, aux intentions plus qu’équivoques comme le souligne Patrick Schneider : « Lors de la finale de la Coupe des Hauts-de-Seine contre le Racing Club de Paris, il y a quelqu’un, Michel Ouazine(lequel s’est par ailleurs battu avec le père de Ben Arfa devant la FFF en 2012, ndlr), qui s’est présenté comme l’agent d’Hatem alors que je n’étais même pas au courant. Il m’a dit qu’Hatem allait entrer à Clairefontaine et que si je le voulais le samedi pour jouer avec Montrouge, ce serait 10 000 francs par match. »
Tant d’éléments circonstanciels qui font que le prodige n’a pas toujours été le propre décisionnaire d’une carrière tortueuse, sinueuse, émaillée de profondes déconvenues et d’incessants actes de contrition. Alors le Français a longtemps recherché l’apaisement.
En s’initiant à la philosophie avec Kant, Nietzsche et Spinoza, « des trucs qui te cassent la tête » , dixit lui-même. Ou en se rapprochant du soufisme en 2008, courant spirituel et modéré de l’Islam, avant que l’histoire ne dérape publiquement. « Je suis fragile et en même temps très très fort, c’est ce qui fait ma personnalité, lâchait récemment le joueur de 29 ans, comme une rengaine trop souvent entendue. Je sais le chemin qui me reste à parcourir. Je donne rendez-vous à tout le monde dans quelque temps… » Une espérance, une de plus. Le temps des plus belles promesses n’est peut-être pas totalement révolu.
Par Romain Duchâteau
Tous propos recueillis par RD, ceux d’Hatem Ben Arfa extraits de L’Équipe 21 et Les Inrocks