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Belgique-France : une rivalité à déconstruire
Les scènes de liesse qui ont suivi en Belgique l'élimination des Bleus face à la Suisse à l'Euro ont confirmé une chose, cet été : les Belges ont vraiment un gros, gros problème avec l'équipe de France en ce moment. Un juste retour de bâton envers des Français qui friment un peu trop depuis leur titre de 2018 ? Peut-être. Tentative de déconstruction d'une rivalité qui existait bien avant le cassage de démarche de Samuel Umtiti.
29 juin 2021. En détournant l’ultime tir au but français, frappé par Kylian Mbappé, Yann Sommer, le portier helvète, qualifie la Suisse pour les quarts de finale de l’Euro et plonge… une partie de la Belgique dans la liesse. Klaxons, chants, fumis, tout y est. Y compris les dérives. À Bruxelles, quelques supporters belges vont jusqu’à cramer un drapeau français, ce dont les médias et réseaux sociaux se font rapidement l’écho. Mais pourquoi tant de haine ? Trois ans de désarroi post-Mondial 2018 et de chambrages appuyés justifient-ils de tels excès ? Pour Jean-Michel De Waele, la réponse est évidemment non. « Le drapeau brûlé, c’est complètement débile, tance ce professeur de sciences politiques à l’université libre de Bruxelles. Je ne m’en suis toujours pas remis. »
« Des cons, il y en a partout »
Mais aussi condamnable soit-il, cet acte doit un tant soit peu être relativisé, ne serait-ce que parce que certains groupes de supporters des deux pays cultivent, à grands renforts de barbecues, matchs de foot et banderoles amicales, une sincère amitié, comme le martèlent depuis plusieurs jours les membres des Irrésistibles français dans les journaux hexagonaux. Fan des Diables rouges originaire de Mouscron, ville belge proche de Lille, Mathieu, 28 ans, le rappelle ainsi à toutes fins utiles : « Des cons, il y en a partout. » Et ceux-ci ont trouvé sur les réseaux sociaux une vitrine sans pareil, souligne Jean-Michel De Waele : « On oublie toujours qu’il y a 10, 15 ou 20 ans, les réseaux sociaux n’existaient pas et ne jouaient pas le rôle qu’ils jouent maintenant. La seule chose qui y marche, c’est le clash, le conflit. On ne retient toujours que la déclaration la plus violente, la photo la plus choquante. »
« Les bisbilles avec les Français ne concernent que les Wallons »
Il n’empêche, cet outrage au drapeau tricolore, même isolé, dénote d’une évidente rancœur belge. Aux origines bien plus lointaines que la demi-finale de 2018, mais qu’il convient, là encore, de recadrer. « Les bisbilles avec les Français ne concernent que les Wallons, les Belges francophones, schématise celui qui est aussi sociologue du sport et auteur de plusieurs ouvrages sur le supportérisme. Les Flamands n’en ont rien à foutre de battre la France, eux ce sont les Néerlandais qu’ils veulent battre. » Comme quoi, le football n’échappe pas aux divisions émaillant la vie du Royaume. Mais il tend aussi depuis quelques années à les gommer, dans le sillage de l’actuelle génération dorée. On y reviendra.
« Les Français ignorent combien les Belges francophones ont les yeux totalement rivés sur la France, pose Jean-Michel De Waele. On regarde le JT belge à 19h30, puis on passe sur France 2 à 20h ! Peu de Belges ne savent pas pour quel candidat ils voteraient s’ils étaient français, j’ai d’ailleurs parfois l’impression qu’on s’intéresse plus à votre élection présidentielle que vous. La France a pour nous, comme pour les Suisses francophones, une importance considérable. On va fortement en vacances en France, certains retraités partent s’installer dans le Sud de la France, et chez les Wallons on litLe Monde, Le Figaro, So Foot, on écoute France Inter, on regarde les émissions de variété française, on parle la même langue. » C’est bien là que le bât blesse.
« On sait ce qu’on dit de nous, signale le sociologue. Nous avons à la base des sentiments de francophilie et on se sent très mal payés. On est terriblement complexés devant les ors de la République, les hommes politiques qui parlent bien, les grands discours, Paris ville lumière, Voltaire, Rousseau… Nous, on est dans le surréalisme, on a des institutions qu’on ne comprend pas très bien, et personne ne s’intéresse à nous. On est un peu le petit mal foutu qui admire la belle Marianne, et ce qu’on reçoit en retour, c’est les blagues belges de Coluche. On se sent rabroué, moqué en permanence. Les Français ne connaissent absolument rien de la Belgique, à part dire qu’on parle avec un drôle d’accent ! Comme si à Marseille, il n’y avait pas d’accent et que le français n’était pas divers et multiple… »
France 1998, le tournant
« Ce qui énerve le plus les Belges, complète Mathieu, c’est le côté condescendant du Français envers le Belge, qu’il prend pour quelqu’un de simplet tout simplement parce que le Belge n’est pas prise de tête, aime rigoler et ne se prend pas au sérieux. Je bosse avec des Français et je sais très bien que quand je vais en France, je passe pour le petit Belge qui quitte son Plat Pays et qui découvre la vraie vie… Que veux-tu relever à ça ? Ça te coule dessus. » Enfin, pas tout à fait. À entendre Jean-Michel De Waele, le Belge, du moins le Wallon, lassé par des décennies de « moquerie dans les hôtels et les campings », et incapable de soutenir la comparaison sur le plan de l’identité nationale et du patriotisme, quasi inexistants outre-Quiévrain selon lui, « en a gros sur la patate ».
Encore plus depuis la fin des années 1990, point de départ de l’âge d’or du foot tricolore. « Je suis désolé pour mes amis français, mais historiquement, la France n’est pas un grand pays de foot. Ce n’est qu’à partir de 1998 qu’elle devient vraiment une puissance du foot. Avant cela, il y a bien Reims, Saint-Étienne et Bastia qui font des parcours en Coupe d’Europe, qu’on suit d’ailleurs en Belgique avec beaucoup de sympathie, mais l’équipe nationale, on se dit qu’on peut les battre, et nos clubs, comme Anderlecht, Bruges ou Malines font mieux sur la scène européenne(1). Pour les Belges, pendant longtemps, le match à ne pas perdre, c’était contre les Pays-Bas. Au nord comme au sud. Petit à petit, la France devient une puissance, et c’est alors que naît cette rivalité. »
Encore faut-il pouvoir l’assumer sur le terrain. Chose que les Diables rouges, dans le creux de la vague au début du XXIe siècle et absents de toute compétition internationale entre 2002 et 2014, n’étaient un temps plus vraiment en mesure de faire. Et s’ils s’étaient imposés en amical au Stade de France en mai 2002 (1-2) et avaient gratté deux 0-0 aux Bleus en 2011 et 2013, les esprits se souviendront plus facilement du 7 juin 2015, date de leur démonstration collective à Saint-Denis (3-4) et de quelques chamailleries sur les réseaux sociaux, déjà, entre fans des deux camps. Un succès qui renforce la confiance des Belges, qui ne « se voyaient pas remporter ce match », et pose pour Jean-Michel De Waele les jalons de l’antagonisme sportif récent entre les deux nations.
« Le chambrage fait partie du jeu, jusqu’à un certain degré… »
« 2015 ne joue aucun rôle, car cela reste un match amical, objecte Mathieu. D’ailleurs, plus personne n’en parle. » Parce que tout le monde, en particulier sur ces foutus réseaux sociaux, est encore et toujours occupé à parler de 2018, du cassage de démarche de Samuel Umtiti et de la réaction à chaud de Thibaut Courtois, sans doute. Jusqu’à l’excès. « La demi-finale a exacerbé les crispations et les rancœurs, c’est évident, admet le Bruxellois. Le chambrage fait partie du jeu, jusqu’à un certain degré. Quand après trois ans on entend les mots « seum » ou « champions de la possession » à longueur de journée, c’est, honnêtement, très usant… D’autant plus que la plupart des gens normalement constitués sont passés à autre chose. » Reste que cette défaite tombait assez mal pour une Belgique qui se découvrait alors depuis quelque temps une certaine fierté et un patriotisme contre-nature, d’après Jean-Michel De Waele.
« En Belgique, on a une super qualité de vie, mais on n’est pas ambitieux, replace le sociologue. On ne rêve jamais d’être le premier ou le meilleur, quel que soit le domaine, ce n’est pas quelque chose qui nous habite, je trouve d’ailleurs ça tragique. Et puis, deux-trois jours avant le match, pour la première fois dans l’histoire du pays, il y a des millions de Belges qui se disent : « On peut être champions du monde. » Pour une fois, les Français nous craignent, la presse étrangère parle de nous, à un moment où on parle déjà beaucoup de Stromae, où les Vizorek et compagnie sont sur France Inter… Ça fait du bien qu’on dise du bien de nous ! Soudain, on s’est mis à rêver, ce qu’on ne fait pas d’habitude dans ce pays. Si on a de la rancœur, c’est aussi parce que c’est la France qui nous a brisé ce rêve-là. »
Une pilule d’autant plus dure à avaler dans la partie francophone du pays, où les Belgicains (les partisans d’une Belgique unifiée, en opposition au séparatisme prôné principalement en Flandre, NDLR), « que l’avenir incertain de la Belgique touche », voyaient bien « les Diables sauver le pays » en soulevant le trophée. « Au fond, il y avait cet espoir, à travers la sélection, que les Flamands se rendent compte que cette Belgique métissée, diverse et unie est plus forte. » Difficile toutefois d’imaginer qu’une victoire en Ligue des nations suffise à assouvir ne serait-ce que partiellement ce fantasme, trois ans après. D’autant que comme le souligne le sociologue : « Cette compétition, on s’en fout tous un peu, non ? » Tout dépend de si on la gagne ou si on la perd. Et contre qui, évidemment.
Par Simon Butel
Tous propos recueillis par SB.
(1) Anderlecht a remporté deux finales (1976, 1978) de Coupe des coupes (C2) et en a perdu deux (1977 et 1990), et a gagné la Coupe de l’UEFA (ex-Ligue Europa) en 1983. Le FC Bruges a perdu la finale de la C2 en 1976 et la finale de la C1 en 1978, et Malines a remporté la C2 en 1988.