- Un jour, un transfert
- Épisode 18
Batistuta à la Roma : quand la raison dépasse le cœur
Cet été pendant le mercato, So Foot revient chaque jour de la semaine sur un transfert ayant marqué son époque à sa manière. Pour ce 18e épisode, retour à l'été 2000. Gabriel Batistuta était l'idole de Florence, le roi d'une ville et d'un peuple. Mais après neuf années de romance, il a dû faire un choix : terminer sa carrière à Florence et risquer de ne rien gagner, ou partir à la Roma pour remporter enfin le trophée qu'il méritait. Et l'Argentin va faire le choix de la raison.
Peu de gens ont un souvenir très précis de la Copa América 1991. Pourtant, celle-ci a été le théâtre d’une prestation personnelle qui, quelque part, va marquer l’histoire du football. En effet, un joueur va marcher sur la compétition. Un certain Gabriel Batistuta. À l’époque, il n’est pas grand monde. Le gamin s’est baladé de Newell’s à River Plate sans succès, avant de trouver un point de chute à Boca, où il a inscrit 13 buts en une saison. Pas forcément époustouflant, mais suffisant pour que le sélectionneur argentin, Alfio Basile, décide de l’emmener au Chili pour la Copa América. Batistuta n’a encore jamais porté le maillot de l’Albiceleste, mais ne va pas tarder à faire parler de lui, en plantant un doublé dès l’entrée en lice de l’Argentine dans la compétition, face au Venezuela. Le début de la tornade Batigol. C’est simple : le joueur va faire trembler les filets à chaque rencontre, hormis lors du 0-0 face au Chili. 6 matchs, 6 buts : l’Argentine remporte la Copa América, et Batistuta est sacré meilleur buteur du tournoi. Cette prestation personnelle arrive aux oreilles de Mario Cecchi Gori, le président de la Fiorentina, qui décide de faire venir le buteur à Florence en échange de 12 milliards de lires, l’équivalent de 6,2 millions d’euros. Le coup d’une vie.
Irina, je t’aime
À Florence, Batistuta va devenir roi. Après des premières années d’adaptation marquées notamment par une relégation en 1993, le buteur argentin va véritablement exploser à partir de la saison 1994-1995, celle du retour en Serie A. Batigol marque 26 buts en championnat, à une époque où les défenses italiennes sont à leur apogée et où les buteurs locaux peinent à dépasser la barre des 20 buts. Batistuta, lui, se montre d’une efficacité redoutable et surtout d’une constance dingue. Il marque tout le temps, de toutes les positions, contre tous les adversaires. Au terme de la saison 1995-1996, il remporte enfin son premier trophée : la Coupe d’Italie, remportée contre l’Atalanta. Inutile de préciser qu’il marque lors de la finale aller (1-0) et lors de la finale retour (2-0). Quelques semaines plus tard, la Fiorentina remporte également la Supercoupe d’Italie, en battant l’AC Milan de Maldini, Baresi et Weah. Après avoir enrhumé capitan’ Baresi sur l’ouverture du score, il claque un superbe coup franc pour le but vainqueur, avant d’aller crier son amour à sa femme Irina, face caméra. Une image qui a fait le tour du monde.
Capitaine de son équipe, charismatique à souhait, Batigol va également commencer à faire parler de lui en Europe, avec quelques buts mémorables. Lors de la Coupe des coupes 1996-1997, il livre notamment un affrontement épique face au Barça de Ronaldo en demi-finales. Sifflé par le Camp Nou lors de la demi-finale aller, il climatise le stade d’une frappe monumentale sous la barre, avant de faire taire les supporters catalans d’un doigt sur la bouche. Suspendu au retour, il ne pourra empêcher la défaite de son équipe.
Peu importe : tout Florence est désormais derrière lui, et les dirigeants font du mieux qu’ils peuvent pour construire une équipe à sa hauteur. Et c’est ainsi qu’à l’été 1998, Cecchi Gori convainc Giovanni Trapattoni de prendre la Fiorentina. Avec le Trap, Batistuta et la Fiorentina franchissent un cap. Lors de la première moitié de saison, l’Argentin inscrit 17 buts en 17 matchs, et la formation violaest sacrée championne d’automne. Mais une blessure au tout début de la phase retour l’empêchera d’être à son top niveau lors du rush final. La Fiorentina cède du terrain et se fait rattraper par le Milan et la Lazio. Les Florentins se contentent de la troisième place, et Batistuta de la médaille d’argent des buteurs, se faisant coiffer au poteau par Marcio Amoroso.
Quitter Florence le cœur lourd
Lors de la saison 1999-2000, Batistuta continue d’être le phare de son équipe. Pour sa première participation à la Ligue des champions, il marque les esprits avec des buts de fou furieux contre Manchester United, ou encore à Wembley contre Arsenal.
Mais le constat est toujours le même : à Florence, Batistuta semble condamné à ne jamais gagner. Grâce notamment à ses buts et ses performances, son équipe fait toujours bonne figure, se classe régulièrement en haut de tableau, mais tombe toujours sur plus fort qu’elle. De premières rumeurs de départ commencent à tourner dans les rues de Florence. Batistuta en aurait assez de jouer les seconds rôles et semble avoir perdu la flamme. Le 14 mai 2000, alors que la Lazio est sacrée championne au terme d’une journée folle, Batistuta inscrit un triplé face à Venise, qui lui permet de devenir le meilleur buteur de l’histoire du club florentin, devant Kurt Hamrin (152 à 151). Sur son dernier but, il fond en larmes, allongé dans le but. Le public a compris. À la fin de la rencontre, ses paroles sont sans ambiguïté : « Je ne dirai jamais ce qui m’a dérangé ici. Moi, je veux jouer et gagner, et avec la Fiorentina, il y a des choses que je ne partage plus. Je pense qu’il est juste de changer, pour ne plus souffrir. » Fin de la romance.
Les jours qui suivent, c’est évidemment l’effervescence. Où va signer Batistuta ? Les journaux italiens de l’époque le mettent en Une quasi quotidiennement, avec des montages douteux où il est affublé de tous les maillots possibles. Trois clubs semblent tenir la corde : la Lazio, fraîchement sacrée championne, l’Inter de Moratti, qui rêve d’une association avec Vieri, et la Roma de Franco Sensi, désormais guidée par Fabio Capello. Cecchi Gori entretient une relation particulière avec Sensi, à tel point qu’un jour, il avait déclaré : « Si je dois vendre Batistuta un jour, je le vendrai à la Roma. » Batigol, lui, sait qu’il ne doit pas se tromper. Il a désormais 31 ans, ses genoux le font souffrir, et il sait qu’il a peut-être encore deux saisons au haut niveau. Alors, s’il veut enfin gagner, il doit faire le bon choix. Celui de la raison, et non du cœur. Ce choix est finalement acté le 23 mai 2000. Après sept heures de tractation au siège de la Roma, l’agent du joueur, Settimio Aloísio, et les dirigeants romanisti se mettent d’accord… mais n’officialisent pas encore. « On y est, c’est quasiment fait, il manque seulement la signature, que Gabriel pourrait apposer en Argentine, assure l’agent. On ne peut pas encore donner l’officialisation pour des problèmes techniques, mais il n’y a que la Roma. » Pendant les 15 jours qui suivent, les tifosi de la Roma tremblent. Silence radio total de la part du joueur, en vacances en Argentine. La peur d’une transaction qui capote est bien réelle. Mais le 5 juin, l’annonce tant attendue arrive : Batistuta est un nouveau joueur de la Roma. Les chiffres donnent le tournis pour l’époque : 72 milliards de lires dans les caisses de la Fiorentina, soit quelque 37 millions d’euros. Jamais une telle somme n’avait été dépensée pour un joueur de plus de 30 ans.
Marquer contre son ex
Le lendemain, le 6 juin, ils sont près de 13 000 au stade pour accueillir le Re Leone. Les premiers mots de Batigol en tant que joueur de la Roma sont clairs et précis : « Je suis venu ici pour gagner. » Puis, en conférence de presse, il déroule. « J’ai choisi la Roma parce qu’il me semble qu’en ce moment, c’est l’équipe qui a le plan de travail le plus sérieux à court terme. Surtout, c’est celle qui me donne les conditions idéales pour pouvoir donner le meilleur de moi-même dans les dernières années de ma carrière. Je ne viens pas à Rome pour commander ou être le roi. Je viens pour rejoindre un groupe. Je peux dire que le contrat, l’argent, les dépenses faites pour moi ne sont pas « normales », disons, mais cela me rend très fier, car j’ai 31 ans, et parier autant sur un joueur de mon âge n’était pas facile. Le président de la Roma a fait un pari, et je veux le remercier avec des buts. »
Et pour le remercier, on peut dire qu’il va le remercier. Associé à Totti et Vincenzo Montella sur le front de l’attaque romaine, Batistuta va poursuivre sur sa lancée florentine, en marquant d’emblée avec régularité. Il inscrit ses deux premiers buts lors de la deuxième journée de championnat, une victoire 4-0 sur la pelouse de Lecce. Puis le premier pion au stadio Olimpico, le 22 octobre, lors d’un succès 3-1 face à Vicenza. La Roma est déjà une machine de guerre. Au bout de sept journées, le bilan est de six victoires et une défaite, avec déjà 19 buts marqués, dont 8 par le seul Batistuta. Et à la huitième journée, voilà le choc : Roma-Fiorentina. Le match de Batigol. Le joueur retrouve ses anciens coéquipiers, mais surtout le club qu’il aime encore profondément. Et forcément, ce qui devait arriver arriva… Alors que l’on se dirige vers un bon vieux 0-0, Batistuta sort de sa boîte à la 83e minute, en envoyant une sacoche aux 25 mètres qui vient se loger sous la barre de Toldo. Le stadio Olimpico explose, comme tous les joueurs de la Roma. Seul un joueur reste de marbre : Batistuta. Alors que tous ses coéquipiers lui sautent dessus, lui demeure impassible. Submergé par l’émotion de son passé, il craque et lâche même quelques larmes qui en disent long sur ses sentiments.
Lors de cette saison 2000-2001, Batistuta inscrira en tout 20 buts en championnat et remportera finalement le Scudetto dont il avait tant rêvé. C’est lui, d’ailleurs, qui plante le tout dernier but de la saison, le 17 juin 2001 face à Parme, dans un Olimpico tout acquis à sa cause. Ce titre, décroché à 32 ans, sera le dernier grand frisson de sa carrière. Ses genoux lui font déjà terriblement mal, et les saisons suivantes, l’attaquant commence doucement à prendre la bretelle vers la retraite. Après un passage de quelques mois à l’Inter, il ira terminer sa carrière au Qatar, avec le sentiment du devoir accompli et, surtout, d’avoir fait le bon choix au bon moment. Et le plus fort, c’est qu’à Florence, personne ne lui en veut.
Par Éric Maggiori