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Bacary Sagna : « En 2010, la presse était contre nous avant même le Mondial »
La carrière de Bacary Sagna est remplie de souvenirs. Dix ans en Angleterre, dix ans en équipe de France et des aventures en Italie et au Canada. Depuis Montréal, où il vit depuis trois ans, le latéral droit de 37 ans raconte sa vie sans concessions. Entretien avec les plus belles nattes colorées de l’équipe de France.
Avant d’aborder ta carrière, parlons de ton dernier projet : un restaurant, American Tasty Burger, en région parisienne. Comment t’es-tu lancé ?J’avais envie de faire quelque chose en commun avec des proches. Mes associés Ben et Fethe ont déjà monté un restaurant, on a trouvé un local dans le nord de Paris et il fallait sauter sur l’occasion. J’ai toujours aimé cuisiner, mais je ne connaissais pas le monde du travail.
Pourquoi les burgers ?Quand tu joues au foot, tu n’as pas l’occasion d’avoir des cheat days. Au bout d’un moment, ça te monte à la tête, donc tu fais quelques écarts. Il m’arrivait de manger des burgers durant ma carrière, mais ils étaient gras, avec de la viande congelée. Quand on a développé le concept, on s’est dit qu’il fallait partir d’une qualité supérieure. Nos burgers sont faits avec des produits français. Le pain est frais, la viande hachée sur place. Les sauces sont faites maison, tous les jours.
Tu cuisines, toi ? Je peux te faire des gratins, des tartes, des pizzas… tout ! Niveau dessert, je fais de véritables pancakes, de bonnes crêpes et un super crumble aux pommes. Quand j’étais petit, j’aidais ma mère à préparer du Thiéboudiène, elle élevait ça au rang d’art.
Tu te souviens d’un match de football marquant, étant petit ? Ceux dont je me souviens ne sont pas de bons souvenirs. Il y a deux défaites en particulier : une contre Israël et celle contre la Bulgarie. Kostadinov, à la dernière minute, c’était un coup de tonnerre…
Qu’est-ce que tu aurais fait à la place de Ginola ? Il aurait pu mieux jouer le coup, mais tout le monde lui est tombé dessus. Et les autres faisaient quoi, ils ne pouvaient pas défendre ou faire faute ? Ensuite, ça prend des proportions incroyables et malheureusement, c’est la mentalité française, elle n’a pas changé. C’est trop facile de blâmer un joueur, de le traiter d’assassin. Un pays entier s’est retourné contre lui. À sa place, je n’aurais jamais pardonné à la France. J’aurais eu la haine. Et honnêtement, Ginola, c’est un bonhomme.
En 1998, tu entres au centre de formation de l’AJ Auxerre. Comment tu as vécu cette arrivée au centre ? Les deux premières années ont été difficiles. Ma mère me déposait le lundi matin sur le parking, je prenais le bus et je ne connaissais personne. Seul, il m’arrivait de pleurer dans ce bus. Il faut faire des efforts pour connaître ses partenaires. On avait cours le matin et entraînement jusqu’à 19h, avec une petite pause. Souvent, on se couchait à 3-4h du matin pour finir des DM.
Tu arrives lors de la dernière saison de Guy Roux sur le banc de l’AJA. Qu’as-tu appris de lui ? Tu apprends à te focaliser sur le foot. On avait un code de vie. Le week-end, même à la maison, on avait un couvre-feu à 22h30. Il criait souvent après Mexès, car Philippe avait un côté enfantin. Avant les matchs de Coupe d’Europe, on allait au vert, en pleine campagne. À table, on avait un œuf dur par personne. Kalou se débrouillait toujours pour en avoir deux ou trois. Quand Guy s’en rendait compte, il courait derrière lui ! (Rires.)
Lors de ta première saison, vous gagnez la Coupe de France contre Sedan. Tu remplaces Radet à l’heure de jeu. Comment tu te sens pour ce match ?En début de saison, Radet se fait les croisés et Guy me lance. Tout se passe bien, mais en mars, je me fracture une côte. Je suis out trois mois. Donc déjà, être dans le groupe, c’était un truc de fou. Dans le bus, on était assez relax. Quand je rentre dans le match, j’ai carrément la pression. Puis, il y a ce débordement d’Akalé pour Kalou, qui marque. Juste d’en parler, ça me donne des frissons. Le stade est en délire, tu vois toute la ville d’Auxerre, la moitié du stade de France ! (Rires.)
Tu décides de quitter Auxerre après trois belles saisons et un titre de latéral droit de l’année. Pourquoi Arsenal ? Je me souviens d’avoir été au courant de leur intérêt vers le mois de mai. Après l’avoir appris, on jouait contre Lorient… J’ai été nul ! Limite, c’est mieux de ne pas savoir ! Gérard Bourgoin venait chez moi, vers 21h-21h30, pour me persuader de rester. Je lui répondais : « Président, vous ne vous rendez pas compte, ça peut être l’année de trop. Le train passe, c’est Arsenal… »
Arsenal est en fin de cycle : le changement de stade, Henry et d’autres figures quittent le club… Une page se tourne. Ce n’est pas trop dur de passer après cet Arsenal-là ?Ça aurait pu être dur, à Highbury. À l’Emirates, on devenait une nouvelle équipe, avec des jeunes qui jouent et surprennent. Entre nous, c’était magnifique. On jouait, mangeait et sortait ensemble. Dans les vestiaires avant les matchs, qu’il s’agisse de Premier League ou de Ligue des champions, on jouait à une touche de balle et celui qui perdait prenait une pichenette à l’oreille ! On était là pour prendre du plaisir.
Le 13 février 2008, ton père t’apprend le décès de ton frère, Omar. À quoi penses-tu à ce moment-là ?C’est le vide. T’es comme électrocuté. Tu ne peux plus bouger, tu ne sais pas quoi faire. Sur le coup, je n’ai pas pleuré, je me disais : « Mais qu’est-ce qu’il raconte ? » Le soir, j’ai versé quelques larmes. Il y avait de la haine et de l’incompréhension.
De la haine, mais envers quoi ? Je ne sais pas… Je voulais juste qu’on me laisse tranquille. Je m’énervais dès que quelqu’un essayait de me parler. Au moment où ma famille vient me récupérer à l’aéroport, je m’effondre. À chaque fois que je jouais, j’étais dans la matrice. Je voyais le ballon au ralenti. Le match suivant arrive, c’est le Milan en C1. Arsène essaie de me remonter le moral et me dit : « Je ne te mets aucune pression. C’est ton choix, tu fais comme tu le sens. » Ensuite, j’ai discuté avec mon père qui me dit : « Si tu vas au Sénégal pour l’enterrement, il va falloir que tu t’attendes à encore plus de pression. Ça ne va pas être facile pour toi, encore moins pour nous. » Il a raison, cette image de footeux ne m’aurait pas aidé. À côté de ça, j’en veux à la presse française. Je vais leur en vouloir toute ma vie. Je n’en ai pas parlé, mais les gens ne réalisent pas à quel point c’est difficile. Je ne dis pas que j’ai toujours été bon en équipe de France, ni que c’est une excuse, loin de là. Quand quelque chose comme ça arrive, forcément t’es moins bien.
Comment tu fais pour te remettre d’un événement si dramatique ? Tu as fait appel au psychologue du club, Neil, c’est ça ? Un soir de mise au vert, j’entends frapper et je le vois. On se pose, et il me dit : « Ma démarche est simple, j’ai remarqué que t’as le regard vide. » Il avait raison. Avant chaque match, j’appelais mon frère et on discutait. Pendant une période, tu deviens nostalgique. Pour compenser, je mettais ma musique et je me renfermais. Souvent, c’était de la musique qui me calmait, du Kizomba. À l’époque, le coach nous demandait d’être à 100% au moment de l’entraînement d’avant-match. Deux minutes avant, j’enlève le casque et je me dis : « C’est match ! »
En dehors du foot, comment on vit le passage entre Auxerre et Londres ? Londres, c’était EuroDisney ! (Rires.) Le mélange de cultures est extraordinaire, tu pouvais te couper du monde. Je me souviens qu’on allait dans un restaurant qui faisait une fusion de nourriture asiatique traditionnelle et moderne, un mélange magnifique. Il y avait des rouleaux de printemps banane-crevette ou des petits beignets de canard avec une sauce gravy un peu sucrée. Il y a aussi La Crêperie d’Hampstead, une adresse incroyable de crêpes fourrées !
Avant de quitter Arsenal, tu remportes une League Cup en 2014, face à Hull. Ton seul trophée en sept années passées là-bas. Je savais que c’était mon dernier match. Ils mènent après dix minutes de jeu. Dans ma tête, c’était le tremblement de terre. Pour mon dernier match, ça ne peut pas se finir comme ça. J’avais des larmes aux yeux, de haine. Après, Santi Cazorla, mon chouchou, est arrivé et il met un coup franc de fou ! (Rires.)
Ton départ d’Arsenal, tu le vis comment ? Tu te dis : « Putain, je dois partir, déjà ? » J’ai quand même quelques regrets, mais je ne suis pas parti comme un loser. Tu quittes Londres, tes potes, tes habitudes, la proximité qu’il y a avec la France. J’arrive à Manchester où tout est différent. Je pensais à la Coupe du monde, et je me suis dis : « Vu que la mission est remplie, je vais en remplir une deuxième. »
Justement, venons-en à cette Coupe du monde en Afrique du Sud. On est parti à Tignes, mais on s’est préparés sous tension. On avait tout le temps cette chose qui revenait : « Vous ne méritez pas, vous vous êtes qualifiés dans des conditions bizarres… » Malheureusement, c’est la mentalité française. Les gens ne sont jamais contents, ils ne veulent pas le succès des autres. C’est pourquoi je n’habite pas en France, aujourd’hui. Il y avait main, et alors ? Regarde la manière dont Titi a été traité… Dans n’importe quel pays, ce serait une star, juste pour ce geste. On n’en est pas fiers, mais finalement, c’est un fait de jeu, l’arbitre siffle la fin du match, et on se qualifie. Next.
Certains ont même demandé à ce que le match soit rejoué…Quand ça vient de ton peuple, tu te poses des questions. « C’est sérieux là ? », « Qu’est-ce qu’ils ont ? » Quand en quarts de finale de Mondial, Suárez met la main contre le Ghana, tu penses que les Uruguayens ont demandé à rejouer le match ? On a même critiqué l’hôtel dans lequel on était. Là encore, ça soulignait des questions, du genre : « C’est la crise, pourquoi ils sont dans un hôtel comme ça ? »
Dans quel état d’esprit tu es avant la compétition ? J’étais comme un fou, c’était un accomplissement. C’est la première Coupe du monde en Afrique, tu te dis : « C’est bon, on y est ! », et vu le contexte dans lequel on s’est qualifiés… Le premier match est encourageant. On joue contre l’Uruguay, et je pense qu’on doit s’imposer. On a les occasions, mais on ne marque pas.
Lors du second match contre le Mexique, à la mi-temps, le score est de 0-0. Quelle était l’ambiance dans les vestiaires ? Il y a un échange entre un coach et un joueur. Des reproches tactiques sur des replacements défensifs, des reproches de choix… Ça se passe tous les week-ends dans n’importe quel club de foot ! Il n’y avait pas de problème. Malheureusement, c’est le foot. Tu te focalises sur la presse ou sur ce que les gens disent. C’est la plus grosse erreur et c’est ce qui s’est passé. La presse française était devenue notre ennemie et elle a envenimé l’histoire. Elle était contre nous, et qu’on ne me dise pas le contraire. Tu penses vraiment qu’elle voulait qu’on fasse une belle Coupe du monde ? Ce n’est pas possible. Elle était contre nous avant même le Mondial. Ils ont tout fait pour répandre la zizanie dans l’équipe.
Le lendemain, entre joueurs, vous décidez de monter une grève. Qu’est-ce qui se passe ? Quand on a découvert la presse, on est devenus fous. Il n’y avait plus de respect. Leur but, c’était d’atteindre le coach et les joueurs. C’était vraiment un acte contre l’équipe. Alors on nous demande : « Pourquoi vous n’avez pas parlé ? » Les réseaux sociaux n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui, et les interviews étaient contrôlées. On ne pouvait pas les laisser salir Nicolas (Anelka, NDLR) comme ça. N’importe qui aurait pu faire la même chose.
Personnellement, tu te dis quoi à ce moment-là ? Ma compétition est gâchée. Tu penses à la France et tu te dis qu’on sort du contexte sportif, ça dépasse toutes limites. Tout ça pour faire le buzz ? Tu plantes ton équipe pour vendre du papier ? Donc c’est le foot business et voilà ! Je reproche à la fédération d’avoir d’étroites relations avec la presse. Cette dernière voyageait avec nous, comment tu peux laisser sortir ça ? Les gens n’ont pas vu certaines choses. On est partis dans les townships pour une sorte de représentation. On n’y est pas allés pour faire plaisir aux gens. On est arrivés là-bas, il y avait un petit set-up, l’estrade pour Jean-Pierre Escalettes, les journalistes présents… Tout était organisé. Le côté humain n’existait pas et on en avait marre. Tu vois des enfants qui sont pieds nus, qui ont froid et il y a tout un cinéma, tu te croirais à Hollywood ! Ce que je reproche au football, c’est que tout est calculé. Que ce soit en sélection ou en club, ce n’est pas naturel. Tout est fait pour plaire à la presse. Au bout d’un moment, stop.
Roselyne Bachelot, à l’époque ministre des Sports, avait tenu des propos terribles concernant certains joueurs…Le pire, c’est qu’elle nous a fait un discours magnifique avant le match contre l’Afrique du Sud. « J’ai pu me rendre compte que vous êtes des gens sains, tout ce qui est dit dans la presse est faux et je vous demande quelque chose : battez-vous. Battez-vous pour la France, pour vos familles, pour vous-mêmes. » Tout le monde avait les larmes aux yeux. Puis, elle rentre en France et elle nous démonte à l’Assemblée. C’est là que tu comprends que tout le monde veut surfer sur la « rive bleue ». Elle a dit : « Des caïds immatures commandent des gamins apeurés. » Ce n’est pas possible, quand tu vois ça, tu te dis que c’est le début de la fin ! (Rires.)
Comment s’est passé ce match contre l’Afrique du Sud ? Il était perdu avant de le jouer. On en prend un au bout de vingt minutes, derrière Gourcuff prend rouge sur une action bizarre, tout allait contre nous… Qu’est-ce que tu veux faire ? On a donné le maximum, aucun joueur n’a triché. Sauf que quand on met des bâtons dans ses propres roues, c’est difficile. Les autres nations ont dû se dire : « Il n’y a que des fous dans ce pays ! »
Comment vit-on l’après-Knysna ? Tu te poses des questions : comment on en est arrivés là ? Comment ne pas avoir un pays et sa presse qui te soutiennent ? Je ne dis pas qu’on est irréprochables, mais si tu veux que ton pays réussisse, il faut arrêter d’être négatif. Pendant un an, après la main contre l’Irlande, ils nous ont descendus et ils s’étonnent qu’en arrivant là-bas, ça se passe mal. À l’époque, j’ai la « chance » de jouer à l’étranger, tu vois les choses différemment. Pour les joueurs français, ça a dû être difficile. Après, ils étaient conscients qu’en restant dans le bus, ça allait se passer. Tout le monde était d’accord pour y être. Peut-être que certains ont voulu changer d’avis, puisque ça fait réfléchir. Pourquoi attendre d’être dans le bus pour nous faire une annonce du genre : « Faites attention à ce que vous allez faire » ? À chaque fois qu’on arrivait à l’entrée de l’hôtel, on s’arrêtait pour des autographes. Pourquoi on ne fait pas une réunion à l’hôtel et chacun dit ce qu’il a à dire ? Pourquoi attendre qu’on soit en bas, qu’il y ait cent journalistes autour de nous, pour parler ?
De tes dires, on a presque l’impression que c’est une mise en scène.La fédération était au courant de ce non-entraînement. On est descendus de nos chambres sans crampons… Il ne faut pas avoir inventé l’eau chaude pour comprendre qu’on n’allait pas s’entraîner. On pouvait ne pas descendre du tout, mais ce jour-là, l’entraînement était ouvert au public. Des gens ont fait des sacrifices pour venir nous voir. Voilà pourquoi on y est allés.
Qu’est-ce qu’on se dit entre coéquipiers, dans le bus ? Rien. Le silence. On se regarde. C’était fou ! Petit à petit, ils montent dans le bus et essaient de nous persuader de descendre. À ce niveau-là, ils nous avaient lâchés, donc on les a lâchés. Tout était remis en cause : « Pourquoi on descendrait alors que vous, vous avez lâché Nico ? Vous ne l’avez même pas protégé, vous avez fait venir la presse… Pourquoi ? Pourquoi sommes-nous des bêtes de foire ? »
Toutes ces questions ont eu des réponses ? Non, car en France, on s’est toujours soucié de l’image renvoyée aux Français. Je suis parti de chez moi, j’avais quinze ans et alors ? Celui qui voulait être à ma place, il n’avait qu’à faire la même chose. J’ai fait des efforts, c’est tout. La France est un très beau pays, je suis fier d’être français, mais… C’est compliqué. Quand ce qui ressort, c’est que l’image que les Français ont de nous est plus importante que notre bien-être… Au bout d’un moment, c’est bon ! Malheureusement, tu ne peux pas changer les mentalités. C’est comme pour le racisme. On dit qu’on peut… Oui, on peut quand on apprend aux enfants. C’est l’éducation et ça part dès le plus jeune âge.
Tu n’as jamais eu envie de clarifier les choses ? J’assume tout ce qui s’est passé, surtout pour Nico. C’est un des rares gars francs que j’ai rencontrés dans le foot. Un homme de valeurs, il ne parle pas, il ne se plaint jamais. Qu’est-ce que tu veux dire à quelqu’un de respectueux ? Nico a eu des rêves et il a été sanctionné pour cela.
Tu participes à la Coupe du monde 2014, au Brésil. Le groupe France voit arriver Pogba, Griezmann, etc. Comment tu sens ce Mondial ? Vu que la première s’était mal passée, je voulais tout simplement kiffer. Ce qui m’a frappé, c’est que les jeunes étaient tous très respectueux. C’est à ce moment-là que je me dis qu’on va faire une belle Coupe du monde. Il y avait un bel état d’esprit. C’est ce qui fait la force de Didier Deschamps. Il a monté un groupe. Ça a pris du temps, entre ce jour-là et la victoire en 2018.
Entre 2014 et le triomphe de 2018, il y a évidemment l’Euro 2016 en France. On imagine que ça aurait pu être dingue de terminer ta carrière internationale sur un trophée à la maison…Bah, c’est le Graal ! (Rires.) Tu joues devant ta famille, tes amis… Tu deviens l’espoir de ton pays. On a pu sentir l’amour des gens. Sportivement, on était la meilleure équipe du tournoi. En demies, on sort l’Allemagne, à Marseille. On fait un match correct, mais on gagne, car on est à Marseille. Je suis persuadé que si la finale n’est pas au Stade de France, on la gagne. Si c’était à Marseille, on aurait gagné le match ! (Rires.) Le public, dans un stade de foot, c’est super important. Malheureusement, lors d’une finale, t’as toujours des représentants, des gens invités… Ces gens-là sont neutres. Ce jour-là, on avait besoin de l’appui du vrai public.
Cristiano se blesse en début de match, on se dit que le danger numéro un vient de tomber, non ? Quand il tombe, je me dis : « C’est le tournant du match. Ils doivent réagir après ce coup du sort. » Tu as vu les chiens que c’était sur le terrain ? (Rires.) C’est tout à leur honneur. On perd, et bien sûr, tu as de la frustration… Mais dans le contexte dans lequel la France est, c’est à prendre. Avant la compétition, c’était le bordel : les grèves, les manifestations… On a essayé de redonner le sourire aux Français. Finalement, tu te dis qu’on y est arrivés quand on voit le bonheur des gens.
Tu joues ton dernier match avec l’équipe de France contre la Bulgarie, en octobre 2016. Tu savais que c’était le dernier ? Je ne le savais pas. City m’a demandé de rentrer en avance, mais j’étais cramé. Contre la Bulgarie, au bout de cinq minutes, je me blesse sur une passe en profondeur, j’essaie de rattraper le Bulgare qui file au but et je me blesse dès le départ. Sauf que je ne peux pas le laisser faire ! J’ai serré les dents et je concède le penalty. Je fais une erreur, donc je la corrige grâce à ma passe pour Gameiro. Ensuite, je quitte le terrain et le groupe pour me soigner. À ce moment-là, j’ai 33 ou 34 ans et ça commence à dire : « Il se fait vieux, il commence à être blessé. »
Comment on arrive à tourner la page « équipe de France » ? Il m’a fallu du temps pour la refermer. Je savais que je n’allais pas être à la Coupe du monde 2018, pourtant j’avais ma place. Avant un amical contre la Suède, je pensais faire partie de la liste. Quand elle est sortie, je n’y étais pas. C’est la première fois en dix ans. Ça m’a fait drôle. Je l’ai un peu mal pris. J’étais fit, mais aux yeux de tout le monde, j’étais blessé. Quand tu te blesses, au bout d’un moment le coach n’a plus confiance en toi. Ensuite, il fait ses choix.
À qui en veux-tu ? J’en veux à tout le monde : à moi-même, car j’aurais dû prendre le temps de récupérer. Au club de m’avoir fait reprendre aussi tôt. Au coach, parce que je m’attendais à des explications… Honnêtement, sur la forme, j’étais déçu. Quand quelque chose te tient à cœur, tu es déçu. On reste des êtres humains avant tout ! (Rires.)
Tu étais où pour la finale de la Coupe du monde 2018 ? J’étais à la plage, un peu stressé. Quand tu sais comment se prépare un match, comment ça se vit… J’ai des amis dans l’équipe et, par-dessus tout, j’avais envie de voir la France gagner ! J’étais choqué, ils sont champions du monde ! Quand on me dit « Champions du monde », dans ma tête, j’ai les images de Barthez, Blanc… Et là, tu te dis que ce sont les gars avec qui tu jouais il n’y a pas longtemps, qu’ils le sont aussi. C’est un truc de fou ! J’aurais bien aimé être là.
Tu as des regrets avec les Bleus ? En France, on m’a toujours remis en question, même quand j’étais bon. J’aurais peut-être dû me mettre en avant, parler et remettre les choses en place. Malheureusement, quand tu es trop gentil avec les gens, ils veulent te bouffer. Ça m’a laissé un goût amer. Les Français ne savent pas qui je suis. J’étais catalogué pour mes centres. Je suis parti à Arsenal, on m’a critiqué. Tu crois que tu restes sept ans titulaire à Arsenal, comme ça ? Je suis parti à City, on m’a dit « pourquoi tu y vas ? Il y a Zabaleta », mais ça veut dire quoi ? La deuxième année, je suis le joueur le plus utilisé. J’ai fait partie des meilleurs défenseurs français et l’un des meilleurs au monde à son poste.
Justement, le transfert à City, ça s’est goupillé comment ?Il y avait plusieurs équipes intéressées : Naples, Liverpool, l’Inter… Il y avait Paris aussi. J’ai choisi City, car ils n’ont pas essayé de m’impressionner. Il y avait des rapports humains simples et respectueux. Généralement, dans les grands clubs, tu restes du bétail. Manchester est une ville calme, le club est propre et sain. J’aurais pu signer au PSG à partir du 1er janvier, mais ils sont venus au mois de juin ! (Rires.)
Adebayor disait qu’à City, tu peux faire de belles prestations, mais être quand même remplaçant. Tu sentais que même si tu étais bon, tu pouvais être sur le banc ? Carrément ! La première année, ça m’a beaucoup déstabilisé. Je me dis : « Comment on peut me dire : « très bien » et me mettre sur le banc pendant trois matchs ? » Je jouais les matchs difficiles, je m’en sortais plus ou moins bien. On jouait contre des équipes où on n’avait pas la possession. Je me souviens que le coach me reprochait de ne pas attaquer comme je le faisais à Arsenal. Mais comment tu veux attaquer quand tu joues à l’extérieur contre Chelsea ou le Bayern ?
En 2016, vous sortez Paris en quarts de finale de Champions. Comment s’est passée cette double confrontation ? J’étais content de les sortir, par rapport aux critiques qu’on a essuyées en France. Soi-disant City n’avait pas de défense, les joueurs étaient nuls… Tu peux avoir ton opinion, mais il faut respecter les gens un minimum. Ils se sont dit : « Ils prennent beaucoup de buts », oui, sauf que nous, on joue des équipes compétitives à fond… Ce n’est pas la kermesse ! Sur le terrain, nous n’étions pas supérieurs, sauf que la pression était chez eux, pas chez nous. Cette pression a été mise par les journalistes français. Ils se sont dit : « Si Paris ne passe pas, c’est inadmissible. »
Qu’est-ce que tu retiens de ton aventure mancunienne ? Si c’était à refaire, je le referais. En revanche, j’aurais dû prendre le temps de me soigner quand j’en avais vraiment besoin. Je suis persuadé que ça aurait pu, par rapport à l’équipe de France, me faire continuer à jouer. Tout ça m’a dégoûté du foot. Voilà pourquoi je suis resté libre.
Dégoûté, à ce point-là ?Quand tu pars libre d’un club, que tu estimes avoir une certaine valeur – et je ne parle pas d’un faux club, je parle de City -, mais que le club ne te respecte pas en te disant : « On ne peut pas, car tu vas atteindre le même contrat qu’untel », ça veut dire quoi ? D’une, je n’ai rien demandé, et de deux, tu es en train de me comparer aux autres. J’arrive dans ton club en étant libre, n’essaie pas de faire des économies sur moi. J’aime le foot, mais je ne vais pas jouer gratuitement. On parle de respect. J’ai entendu des choses dans le foot : « Il est africain, si tu le payes, tu le perds mentalement. » C’est fini ça ! Si encore, j’arrive avec un transfert, ok. Mais ne va pas faire des économies à côté et après me coller l’image de quelqu’un de gourmand.
Finalement, tu restes un moment libre. Tu ne voulais pas retrouver un club ? En quittant City, j’ai refusé pas mal d’offres, je me suis dit : « Ils ne veulent pas me respecter, je n’y vais pas. »J’ai rencontré quelques clubs, on se mettait d’accord sur tout, et finalement, ils disparaissaient. Leicester m’a manqué de respect. Ils m’ont fait une offre avec quelques détails qui n’allaient pas et ils m’ont fait poiroter huit heures sur un canapé. Il s’est passé plein de choses, mais je n’en ai jamais parlé. Je m’en fous, en fait ! Ça a été mon problème, je n’aurais pas dû m’en foutre autant. Je ne suis pas un homme d’argent, je suis mon cœur.
En 2017, tu signes à Benevento « au feeling ». C’est-à-dire ?
J’y suis allé seul, car mes enfants étaient scolarisés en Angleterre. Ils venaient me voir toutes les deux semaines. J’ai kiffé l’Italie ! (Rires.) C’était magnifique, au niveau de l’accueil réservé, de la ville, des petits villages… C’est un petit club, l’atmosphère dans le stade est incroyable, et le président est une personne exceptionnelle. C’est ce qui m’a fait aller là-bas. Il y avait un rapport humain, et je me suis senti bien. J’avais un coach exceptionnel, Roberto De Zerbi. Aujourd’hui, il fait de belles choses avec Sassuolo et il va bientôt partir dans un grand club, je le sens ! Dans les jours off, j’allais à Milan, Capri, de très belles villes. Je suis allé à Naples aussi. C’était sauvage, l’Afrique italienne !
Tu disais regretter ne pas t’être plus affirmé vis-à-vis de la presse française afin de faire cesser les critiques. Pourquoi ? Ce n’est pas l’image d’un gars qui a fait sept ans à Arsenal. À chaque fois, on a dit des choses et à chaque fois, c’est moi qui ai joué. Ça, c’est la vérité. Les titres de meilleur latéral que j’ai pu recevoir en France et en Angleterre, m’être imposé en équipe de France pendant dix ans, ils ne peuvent pas me les retirer. J’aurais peut-être dû jouer plus libéré, sans tous ces parasites en tête. Il y a deux « moi » : celui que les gens connaissent à travers le foot et le vrai moi. Le conseil que je peux donner à tous les footballeurs, c’est : affirmez-vous.
Ces deux facettes sont différentes ? Oui. La manière dont j’étais libéré en Angleterre, j’étais moi-même. En France, non. C’est pour ça que je suis mieux au Canada. Je ne dis pas que je n’habiterai jamais en France, mais pour le moment, je suis bien ici. C’est calme, personne ne connaît le foot.
Qu’est-ce que tu vois quand tu te regardes dans le miroir ? La réussite, je suis fier de moi ! J’ai quand même une très belle carrière et je peux encore jouer au haut niveau aujourd’hui, je le sais. En revanche, à partir du moment où je mets les pieds ailleurs, ça veut dire que ma famille doit partir aussi. C’est la raison pour laquelle j’ai refusé Nantes.
Qu’est-ce que tu aurais fait sans le football ?Architecte. J’aime bien l’immobilier, ça me fascine ! Avant même que la première pierre ne soit posée, tu peux observer le résultat en 3D, c’est dingue. Je m’en rends compte, ici, à Montréal, il y a tout le temps des constructions. Il n’y a pas une rue sans la construction de condo. Quand tu peux observer au quotidien chaque étape d’un bâtiment de vingt étages ou plus, c’est bluffant ! Ici, c’est l’Amérique du Nord, ils appellent ça les « États-Unis français ». Il y a les infrastructures américaines, mais avec la culture française. C’est un beau mélange, et c’est pour ça que j’y habite encore. Les gens sont gentils et ont un rapport avec la nature beaucoup plus présent. Ça change…
Propos recueillis par Gad Messika