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Avoir le Sancho
Il a éconduit Pep Guardiola et tourné le dos à la Premier League. À même pas 20 ans, Jadon Sancho met le feu sous les couleurs du Borussia Dortmund et a prouvé qu’un autre destin était possible pour les jeunes footballeurs anglais.
« Il n’a pas voulu relever ce challenge. » Le 17 mars 2019, en conférence de presse, Pep Guardiola la jouait cool et détendu. « C’est parfait, il est en train de briller, bravo à lui. » Mais au fond, l’un des meilleurs techniciens au monde l’a toujours en travers de la gorge, car un gamin de 17 ans lui a dit « no » à l’été 2017. Ce gosse, c’est Jadon Sancho, membre de l’académie de Manchester City pendant deux saisons, et qui, plutôt que de cirer le banc du cador de Premier League et d’attendre son heure, a décidé d’aller voir dans la Ruhr si l’herbe y était plus verte. Coup gagnant : à 19 ans, le natif de Londres est désormais titulaire au Borussia Dortmund, a terminé meilleur passeur de Bundesliga en 2018-19, joue la Ligue des champions, a intégré l’équipe d’Angleterre et y a même inscrit ses deux premiers buts en septembre, face au Kosovo (5-3).
« Il va falloir que tu fasses des sacrifices »
Le phénomène Sancho prend forme à Kennington, au sud de la capitale britannique. Sur place, de nombreux terrains où s’exprimaient le prodige ont fermé, faute d’entretien. Des surfaces dures, où il était interdit de tacler. « J’étais habitué à jouer avec des plus grands » , se souvient le prodige. Une adversité qui construit son style : dribbles, petits espaces, mouvement et évitement. Son profil attire les regards des recruteurs de Watford, qui lui proposent d’évoluer dans le nord de Londres alors qu’il n’a pas sept ans. Son entourage le met face à ses responsabilités :
« Les gens autour de moi ont dit : ‘Si tu es vraiment sérieux par rapport au football, il va falloir que tu fasses des sacrifices.’ Alors j’ai commencé à faire ces sacrifices : couper les ponts avec certains amis, laisser ma famille derrière… » Ses parents affrontent plusieurs fois par semaine les embouteillages londoniens pour traverser la ville du sud au nord. Jusqu’à ce que Watford l’intègre à un programme scolaire pour qu’il réside la semaine à Harefield, l’académie des Hornets.
« On a des centres de développement dans et autour de Londres, via lesquels on détecte des footballeurs de rue comme Jadon, des joueurs hors du football organisé » , explique Dave Godbley, dans un reportage TV sur la nouvelle star. « Quand il a débarqué, les gens ont rapidement compris : ‘On tient un gamin spécial, un wonderboy.’
Très rapidement, il a été admis aux entraînements de notre académie, avec des gamins plus vieux de deux ans. » Entraîneur des U13, Louis Lancaster se souvient du premier contact visuel : « Durant un stage estival, où toutes les catégories d’âge étaient mélangées, il faisait des choses qu’il n’était pas censé pouvoir faire… » Du moins, s’il avait été un joueur lambda. « Quand un gamin est surclassé d’une catégorie, on n’attend de lui qu’il soit bon, voire décisif. Quand on surclasse un gamin de deux catégories, on attend de lui qu’il ‘survive’ au milieu des plus grands. Jadon, lui, il se baladait grâce à sa technique. »
Dortmund, l’envie d’ailleurs
À l’époque, ce n’est pas sur les pelouses, mais en dehors que Sancho souffre. « Avant, j’étais toujours avec ma mère. Les premières années(à Harefield, ndlr) étaient très dures. Quand j’ai grandi, les gens ont commencé à me dire : ‘C’est ça ou retourner chez toi.’ J’ai toujours aimé le football, donc j’ai choisi l’option difficile. »
Pas étonnant de le voir rallier le nord de l’Angleterre quand Manchester City, profitant du Under the Elite Player Performance Plan (EPPP), recrute le prodige contre une indemnité dérisoire de 60 000 livres plus bonus. Selon Micciche, aujourd’hui à l’académie d’Arsenal, le jeune dribbleur passe un nouveau cap grâce à ce changement d’univers. « Cela a décuplé sa confiance, c’est devenu très compliqué de défendre sur lui. » Mais briller chez les jeunes n’offre pas un accès direct aux pelouses de Premier League, comme en convient Steve Cooper, sélectionneur de Sancho pendant l’Euro et le Mondial U17 en 2017. « C’est compliqué pour un entraîneur de l’élite anglaise de lancer un jeune, même un talent comme Jadon, car une série de mauvais résultats peut amener à un renvoi. » D’où cette décision, à la fin du mercato 2017, de rejoindre le Borussia Dortmund contre un chèque de 10 millions d’euros, bonus compris.
« Pourquoi Dortmund ? Ils ont foi dans les jeunes joueurs » , assume simplement le gamin, qui répète à l’envie être « reconnaissant d’avoir l’opportunité de jouer dans un superbe stade et devant de superbes fans » . L’adaptation en Allemagne nécessite de renoncer à la fin du Mondial U17, car « son club comptait sur lui en équipe première de suite » , souligne Steve Cooper.
Louis Lancester n’est pas spécialement étonné par le plan de carrière : « Je m’attendais à le voir partir, car lui et son entourage estimaient qu’il méritait du temps de jeu en équipe première. Son choix de quitter Watford pour Manchester City, c’était déjà le signe d’une capacité à opérer des choix forts. » En Allemagne, dans une ville dont il apprécie le calme – « cela me laisse du temps pour lire des livres » –, Jadon Sancho vit avec son paternel Sean. « Je suis à l’aise à l’étranger parce que depuis tout jeune, je suis habitué à être loin de chez moi. » La glace a été brisée depuis bien longtemps, même si le prodige ne veut pas minimiser la difficulté de l’adaptation en Bundesliga : « Ma première prise de balle, j’ai fini éjecté en tribunes, c’était la honte. Le championnat allemand est très dur, plus physique que je ne le pensais, cela m’a poussé à jouer encore plus vite. »
Ronaldinho, Sterling et football de rue
En deux saisons, celui qui admirait Ronaldinho enfant, mais prend aujourd’hui Raheem Sterling et Marco Reus pour modèles, est devenu un titulaire indiscutable en Allemagne. Et l’un des joueurs les plus prometteurs de la planète football.
« La mentalité disciplinée qui prévaut en Allemagne et l’apprentissage de la langue, ce sont des éléments qui accélèrent sa progression » , analyse a posteriori Dan Micciche, admiratif. « En plus, il est titulaire, notamment dans les gros matchs, cela lui donne plus de responsabilités. On ne sait jamais comment va réagir un gamin une fois lancé devant 40 000 personnes, lui n’a aucun souci. Cela montre de la maturité et du tempérament. » Comme sa capacité à faire le job au poste de milieu offensif droit, « alors qu’il est meilleur à gauche, où on l’a toujours fait jouer, pour qu’il puisse repiquer dans l’axe et frapper du droit » . Mais comme le dit Steve Cooper, « le Jadon Sancho d’aujourd’hui n’est pas différent du joueur qu’il était à 15 ans, un dribbleur sans peur qui cherche avant tout à faire des différences » . Un footballeur façonné dans la rue et qui l’assume : « Le football de rue ne me quittera jamais, j’ai grandi avec. Ce que je fais aujourd’hui, je l’ai toujours fait. Mon jeu est guidé par le plaisir, même si je le fais sérieusement. »
Les consciences s’éveillent
Or, le prodige n’a pas fini de grandir. Dan Micciche voit en lui « un potentiel Neymar anglais, un joueur qui fait rêver les enfants, l’un des meilleurs joueurs du monde dans les cinq ans » . À condition d’atténuer ses faiblesses, notamment dans les duels et le replacement défensif, et « développer ses super pouvoirs, comme sa capacité de dribble » , affirme Lancaster. Plus terre à terre, Micciche parle d’un travail individuel, notamment sur les coups de pied arrêtés : « Cela se travaille seul, ce que font Ronaldo et Messi. Depuis Beckham, il y a clairement carence sur ce profil en sélection anglaise. » Steve Cooper, lui, espère surtout que son ancien protégé va prendre le temps de confirmer : « Il y a eu énormément de changements dans sa vie en peu de temps, il est encore jeune, il faut qu’il prenne le temps de grandir tranquillement avec le Borussia Dortmund. »
Mais plus que la trajectoire personnelle du gamin, c’est son impact sur l’ensemble du football anglais que le sélectionneur des U17 anglais voit en très grandes lettres. « Son parcours ouvre une brèche. Désormais, tous les joueurs anglais considèrent l’option de partir à l’étranger. Pour l’équipe nationale, cela peut être une source de progression importante. Le réel espoir, c’est que les clubs de Premier League prennent le risque de lancer des jeunes de leur académie. » Il aura fallu que le plus grand talent s’en aille pour que les consciences s’éveillent.
Par Nicolas Jucha
Article initialement paru dans SO FOOT CLUB #54
Propos de Dan Micciche, Louis Lancaster et Steve Cooper recueillis par NJ, ceux de Dave Godbley extraits d’un reportage de l’émission DW Kick Off, et ceux de Jadon Sancho extraits d’interviews dans The Telegraph, ESPN et pour la chaîne du Borussia Dortmund.