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Au Brésil, la crise politique réveille la Démocratie corinthiane

Par Eric Delhaye
Au Brésil, la crise politique réveille la Démocratie corinthiane

Alors que le parlement vote ce dimanche la possible destitution de la présidente Dilma Rousseff, des héritiers de Sócrates rejoignent ceux qui dénoncent un coup d'État.

Nous sommes le 5 avril dernier, sur le campus de l’Université de São Paulo (USP). Cent cinquante étudiants – certains vêtus du maillot rayé noir et blanc du Sport Club Corinthians Paulista – sont réunis autour de portraits de Sócrates et d’une banderole où il est écrit : « Democracia corinthiana contra o golpe » , soit « Démocratie corinthiane contre le coup d’État » . Le coup d’État, c’est ainsi qu’une partie de la gauche brésilienne qualifie la procédure engagée contre la présidente Dilma Rousseff, dont la tête sera proche de tomber si les députés votent ce dimanche sa destitution. La Démocratie corinthiane, c’est le mouvement créé en 1982 au sein du club paulista : Sócrates et une poignée de joueurs politisés y instaurent alors un fonctionnement démocratique, avec un retentissement d’autant plus fort que le pays était encore sous le joug d’une dictature militaire depuis 1964, et un coup d’État, justement.

La veuve de Sócrates rejoint le mouvement

La Démocratie corinthiane s’est essoufflée avec le départ de Sócrates pour la Fiorentina, en 1984, puis avec la chute de la dictature, en 1985. La situation est donc grave pour que le mouvement soit réactivé, trente ans plus tard. La banderole « Democracia corinthiana contra o golpe » est apparue, en mars, dans une manifestation de soutien à l’ex-président Lula, soupçonné de corruption, et à son alliée Dilma Rousseff qui est suspectée d’avoir maquillé les comptes publics. Puis, des étudiants de l’USP et des supporters des Gaviões da Fiel (l’énorme torcida organizada qui revendique 70 000 adhérents) ont convoqué cette réunion publique du 5 avril. Et ils sont venus : Adilson Monteiro Alves, opposant au régime militaire et directeur sportif qui décida, en 1981, que toutes les décisions du club seraient soumises au vote des salariés et des joueurs ; Wladimir Rodrigues Dos Santos, latéral gauche appelé sept fois en Seleção de 1977 à 1985, pilier de la Démocratie corinthiane ; ou encore Chico Malfitani, cofondateur des Gaviões da Fiel en 1969. Elle est venue aussi : Kátia Bagnarelli, veuve de Sócrates décédé en 2011, à 57 ans, après de longues années d’alcoolisme.

Journaliste, Kátia Bagnarelli nous détaille le motif de sa présence : « Si j’ai accepté de participer, c’est en raison de cette banderole : « Democracia corinthiana contra o golpe. » Je voulais savoir si cette réappropriation était légitime. Or, quand j’ai mis les pieds à l’université ce 5 avril, je me suis souvenue des paroles de Sócrates qui m’expliquait que sa conscience politique était née quand il avait 10 ans. Il racontait : « J’ai assisté à une scène qui m’a beaucoup marqué et qui, d’une certaine manière, a transformé ma vision du monde. J’ai vu mon père brûler des livres quand est survenu le coup d’État militaire du 31 mars 1964, alors qu’il les conservait comme les joyaux de la couronne. » J’ai donc rejoint ce rassemblement pour que ces étudiants reçoivent la parole de Sócrates comme s’il avait été présent. C’est essentiel pour renforcer la prise de conscience de ces jeunes qui pourraient devenir nos prochains représentants au gouvernement brésilien. » Dans le cadre professionnel ou intime, Kátia Bagnarelli a collecté des dizaines d’heures d’interviews avec Sócrates. Elle les articule aujourd’hui pour former la matière d’un film destiné aux salles de cinéma. Dans l’intervalle, le pays aura peut-être basculé à droite, entre les mains de politiciens qu’on dit largement aussi corrompus que leurs prédécesseurs de gauche. Pas de quoi doucher son optimisme : « Le pays doit en passer par ce grand ménage politique, social et spirituel. Nous allons entrer dans un nouveau cycle où il ne sera plus aussi facile d’user de la corruption et du trafic d’influence. Le Brésil est une nation jeune. Il est donc important que la population sorte de chez elle, débatte, s’instruise, invente de nouveaux chemins et se trouve de nouveaux leaders. Tout cet exercice de la citoyenneté, tel qu’il fut montré en exemple par l’un des plus grands clubs du monde, le Corinthians. »

« TV Globo qui nous fait passer pour des criminels »

« Não vai ter golpe » ( « Il n’y aura pas de coup d’État » ), clama Adilson Monteiro Alves en prenant la parole à l’USP, avant de tracer un parallèle entre la crise actuelle et le combat pour la démocratie au début des eighties. Le tout ponctué d’un poing levé. Mais c’est Wladimir qui fut le plus applaudi. L’ancien joueur nous explique : « Au début des années 80, nous nous sommes affirmés comme démocrates dans un climat autoritaire. Ce fut difficile à l’époque mais ça l’est encore aujourd’hui, puisque la tendance est de minorer les résultats de la Démocratie corinthiane, notamment de la part de ceux qui nous ont succédé à la direction du club. C’est pourquoi nous devons continuer d’exprimer nos convictions dans cette période de crise existentielle sans précédent dans l’histoire du pays. La Démocratie corinthiane nous a enseigné que l’on a moins de chances de se tromper quand les décisions sont partagées par la majorité. » En même temps que Wladimir nous parlait, vendredi, des bruits de moteurs et des aboiements de chiens cernaient le siège des Gaviões da Fiel, un vaste bâtiment coiffé d’une immense tête d’aigle, dans un quartier populaire de la ville. Au prétexte de récentes rixes entre supporters, deux cent policiers procédèrent à l’arrestation de plusieurs dizaines de torcedores.

Mais selon Chico Malfitani, le fondateur des Gaviões, la torcida est surtout victime de persécutions politiques de la part du gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, candidat vaincu par Lula lors de la présidentielle de 2006 et désormais l’un des hommes à la manœuvre derrière le processus de destitution de Dilma Rousseff. « Les Gaviões se sont toujours mêlés de politique, explique-t-il. Nous sommes nés pour combattre deux dictatures, la dictature militaire et celle qu’incarnait alors le président du club. Nous avions même brandi une banderole réclamant l’amnistie des prisonniers politiques, lors d’un match Corinthians-Santos, devant 100 000 spectateurs au stade de Morumbi. Aujourd’hui, nous luttons contre le football moderne, contre le prix élevé des places, contre TV Globo qui nous fait passer pour des criminels et qui pénalise les travailleurs en imposant des matchs à 22h, contre la corruption dans les fédérations et au sein-même du club. » Ces dernières semaines, les Gaviões manifestaient aussi contre des politiques soupçonnés d’avoir détourné l’argent des cantines scolaires… Ces dernières heures, malgré la descente des policiers d’Alckmin, plusieurs milliers de supporters occupaient d’ailleurs une place de la ville pour exprimer des revendications sociales. « La presse et le pouvoir politique ne nous aiment pas, parce que nous sommes le peuple et que nous luttons pour le respect de ses droits » , plaide Chico Malfitani. Sur la situation du moment, il ajoute : « Nous ne défendons ni n’attaquons le gouvernement actuel. Ce que nous défendons, c’est la démocratie. Toutes les tendances politiques cohabitent chez nous. Mais l’histoire du peuple corinthian étant ce qu’elle est, nous avons toujours été majoritairement à gauche. »

« Ils n’ont aucun droit d’utiliser l’image de Sócrates. »

Le fait est que la société brésilienne est profondément déchirée, au point qu’une palissade longue d’un kilomètre a été érigée, sur l’esplanade des ministères à Brasilia, pour séparer les partisans des deux camps qui y manifestent aujourd’hui pour faire pression sur le vote des députés. La fracture existe même au sein de la Démocratie corinthiane : l’ancien attaquant Walter Casagrande, dix-neuf fois international en 1985-1986, qui formait la pointe du mouvement avec Sócrates et Wladimir, n’a pas répondu à l’appel du 5 avril : « Ils n’ont aucun droit d’utiliser le nom de Démocratie corinthiane, encore moins d’utiliser l’image de Sócrates. C’est du pur opportunisme de la part de personnes qui ont besoin de se sentir importantes. Qui peut savoir ce que Sócrates penserait de la situation actuelle dans le pays ? » Peut-être Kátia Bagnarelli ? En tout cas, l’ancienne compagne du « docteur » estime que son héritage s’incarne dans une telle initiative : « Quand je vois son portrait brandi par des adultes, des jeunes et des enfants, je me dis que son héritage est assuré. S’il voyait aussi cela, il me dirait, en jurant de bonheur : « Linda, do caralho isso, genial, genial, genial ! » Il vit en nous. Sa sueur et ses souffrances pour porter la Démocratie corinthiane ne sont pas vaines. Au contraire, les fruits sont tout juste en train de mûrir. La collecte sera merveilleuse, même si certains d’entre nous n’auront pas la chance de la voir. J’en suis sûre. » Alors que le Brésil vit des heures explosives, on rêve que chacun garde bien en tête la devise de la Democracia corinthiana : « Gagner ou perdre, mais toujours dans la démocratie. »

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