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Arrigo Sacchi : « Tactiquement, les Anglais sont encore très en retard »

Propos recueillis par Markus Kaufmann
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Seconde partie de l'entretien avec le numéro un de notre top 100 : Arrigo Sacchi. Cette fois, le Mister cause valeurs, Juventus, Premier League, Bayern et Borussia, Real, finale de Coupe du monde et séance de pénaltys…

Dans une chronique sur Mario Balotelli, vous avez écrit qu’à votre époque, vous privilégiez le caractère de la personne et sa fonctionnalité au système plutôt que le talent. Vous concluez en disant que les valeurs se sont inversées aujourd’hui.

En Italie, en général, on a toujours pensé comme cela. Moi, et quelques autres, on a voulu croire qu’avant toute autre chose, il faut qu’il y ait un projet technique. Et donc on allait chercher les joueurs les plus fonctionnels pour un seul et même système. Ainsi, l’idée était de rechercher des joueurs avec un sens du professionnalisme, de l’amour et de la passion à donner, une grande éthique de groupe, et enfin, du talent. L’exemple actuel de la Juventus va dans ce sens : tout le monde parle du « top player » qu’il manque. Mais non, on se trompe : il manque surtout onze joueurs fonctionnels à la Juve. Aujourd’hui, elle en a peut-être seulement cinq ou six capables de jouer un football total.

Quel tableau faites-vous de la situation des grands clubs italiens aujourd’hui ?

Pour la Juve, c’est avant tout de l’expérience, elle doit encore grandir. Mais il y a un super entraîneur, et une équipe qui joue un jeu différent de ce que l’on voit dans ce pays. En Italie, les équipes jouent un football pensif, individuel. On croit toujours que le jeu naît des pieds des joueurs. Mais non, le football doit naître de l’idée ! Un bon film n’est jamais né d’un acteur. Il grandit dans la tête d’un réalisateur, d’un scénariste, dans leurs idées. Après, cette idée doit être reportée sur le terrain et mise en phase avec les capacités de l’entraîneur à travers la disponibilité et l’habilité du joueur. Une habilité qui peut être agrandie ou réduite. Quand je suis arrivé au Milan, il y avait déjà certains bons joueurs. Mais ce sont les idées qui ont fait la différence : je voulais jouer un football de vitesse, avec onze joueurs toujours en mouvement.

Et les autres clubs, vous en pensez quoi ?

La Fiorentina joue pas mal, le Milan est dans un moment de transition, c’est difficile de juger. L’Inter est, il me semble, dans un moment de confusion. Je n’arrive pas à comprendre quel est leur projet technique, donc j’ai du mal à donner mon jugement à ce sujet. Il me semble qu’on a fait venir des joueurs très différents les uns des autres. Je ne sais pas exactement qui a choisi les joueurs, si c’est le club, le staff technique, l’entraîneur. Ce qui compte, c’est de garder un entraîneur longtemps, et de prendre des joueurs en fonction de ses idées à lui, en espérant qu’il ait de grandes idées. Mais bon, en Italie, il y a peu de patience. On part toujours du fait que le football est un sport défensif. Mais les inventeurs l’ont pensé comme un sport d’attaque ! On pense aussi que c’est un sport de spécialités, toujours individuel. C’est impossible, il y a onze personnes qui jouent ensemble, cela ne peut pas être un sport individuel ! Malgré tout, en Italie, on a une vertu : nous voulons gagner. Parfois même sans mérite, mais on veut vraiment gagner. Et on arrive à trouver en nous une certaine capacité agonistique, une concentration, une détermination. Et avec cette volonté de gagner, de quelque façon que ce soit, même non méritée, cela nous porte à être plus concentrés que les autres, plus déterminés.

En ce sens, quelle équipe est la plus italienne selon vous ?

Par exemple, le Napoli est une équipe à l’italienne, très italienne, qui se base sur la force, la grinta, la détermination. C’est un football où l’individu et la force physique ont la prépondérance sur le reste. Un football italien bien fait, avec un entraîneur très bien préparé, qui sait prendre les joueurs les plus aptes pour lui. Mais c’est un football qui n’a rien à voir avec celui pratiqué par le Bayern, le Barça ou même le Borussia, qui a pourtant une qualité infiniment inférieure à celle du Napoli, de Cavani ou Hamšík…

Parlons un peu des autres championnats. La Premier League plaît beaucoup, mais n’est-elle pas devenue un championnat atactique, sans idée nouvelle ?

Tactiquement, les Anglais sont encore très, très en retard. Ils font les choses bien grâce à leur extraordinaire professionnalisme, l’engagement qu’ils y mettent, mais l’organisation tactique laisse à désirer. Depuis que les gros investissements sont arrivés, c’est là-dessus qu’elle s’est le moins améliorée. Le championnat anglais a grandi en termes de qualité de ses individualités, avec des joueurs importants, souvent étrangers. Mais elle doit encore faire un saut qualitatif dans la capacité organisatrice si elle veut réussir à faire jouer en Europe onze joueurs comme s’ils n’étaient qu’un. Il est encore là, l’objectif. On peut avoir les meilleurs joueurs au monde, leur production collective sera toujours limitée si ce cap n’est pas franchi. Après, ils ont certains avantages : leur professionnalisme, capacité de tout donner, aussi bien lors des entraînements que lors des matchs. C’est une grande base pour progresser. Il y a la volonté d’organiser le jeu, mais pas la culture. Disons qu’il leur manque une certaine sensibilité.

Vous dites que les idées sont ce qu’il y a de plus important. Est-ce que le fait de ne pas avoir été un grand joueur a influencé cette façon de voir les choses ?

Dans toutes les activités, que ce soit dans le spectacle ou dans le sport… Attends, est-ce que t’as déjà vu un bon film sans un scénario important ? Non ? Bah voilà. Après, tu peux avoir de grands acteurs, mais sans une vraie intrigue, il y aura surtout de la confusion. Sans script, il ne peut y avoir qu’improvisation. C’est ce qu’ont, malheureusement, un tas d’équipes. Après, les scripts peuvent être différents bien entendu…

Vous parlez beaucoup de cinéma, quel est le film préféré d’Arrigo Sacchi ?

Il y en a tellement… Je ne peux dire que merci au football, car cette activité m’a réalisé professionnellement, humainement et même économiquement. Mais bon, avec cette activité, je suis quelque part devenu monothématique : je n’ai suivi que le football. Et quand je faisais autre chose, j’avais l’impression de perdre du temps et de trahir la confiance que l’on m’avait donnée. Mais avant tout cela, j’aimais beaucoup le cinéma. La Dolce Vita, La Bataille d’Alger, même si cela date… Dernièrement, je dois dire que je l’ai moins suivi car à vrai dire, je n’ai pas le temps. Je travaille encore énormément. Demain matin (ndlr, propos recueillis mardi soir dernier) nous jouons avec l’U19 contre le Kazakhstan, l’après-midi je dois être à Coverciano car nous jouons avec la U21. Aujourd’hui, j’ai fait les entraînements du matin et de l’après-midi. Hier, pareil. Dimanche, j’étais à Milan pour commenter les matchs à la télévision. Samedi, je suis allé voir le Cesena en Serie B. Je travaille beaucoup, mais j’ai toujours pensé que quand il y a de la passion, le travail n’est plus qu’une conséquence logique. Et puis je crois que sans travailler, il est difficile de s’accomplir complètement en tant que personne.

Avez-vous déjà retrouvé cette idée d’osmose du football total dans le cinéma ou un autre art ?

(Il réfléchit longuement) Non, pour être honnête, je n’ai jamais fait le parallèle. Dans le football, c’est vrai que l’essentiel se résume à la capacité de savoir profiter du travail de tout le monde, de trouver une synergie. Ainsi, on trouve le bon placement et on réussit à donner une impression de bloc-équipe compact. Là, la connexion s’améliore, la synergie intervient, qu’elle soit petite, moyenne ou grande, et enfin les possibilités de succès d’une équipe se multiplient, tout comme les capacités personnelles des joueurs. Regarde, qui est le meilleur, entre Robben et Messi ? Moi, je réponds toujours : cela dépend de qui sera dans quel rôle ! Si le jeu est aux mains de l’autre équipe, Messi pourra difficilement s’exprimer… Je sais que c’est un discours déjà difficile à comprendre pour beaucoup de monde. Mais regarde, pour imager : durant une guerre, imagine qu’il se présente la possibilité d’avoir un canon de très longue portée. Tu as du potentiel, mais si les munitions n’arrivent pas, tu ne peux pas tirer. Dans le football, c’est la même chose. Ce soir (ndlr: propos recueillis mardi soir dernier, après Bayern-Barcelone, et donc avant Borussia – Real…), le Barça n’a pratiquement pas réussi un seul tir cadré. Même avec Iniesta, Xavi, Sánchez, Pedro, et Messi… On a plus vu leurs défauts qu’autre chose. Ce qu’il s’est passé, c’est que l’autre équipe lui a pris l’initiative – donc les munitions – l’autre équipe s’est démontrée plus organisée, plus rapide, plus déterminée, et aussi dans de meilleures conditions. De l’autre côté, il y a un Barça qui, en ce moment, semble être fatigué physiquement et surtout mentalement. Le football est quelque chose de si complexe que seuls les ignorants peuvent penser que c’est la chose la plus simple au monde.

Vous parlez de cinéma, de musique. Vous utilisiez déjà toutes ces références lorsque vous entraîniez ?

Oui, on utilisait ces thèmes car nous voulions gagner tout en méritant de gagner. D’où l’idée de mélodie, de plaisir, d’harmonie. Pour nous, une victoire sans mérite n’était pas une victoire. Je me souviens d’une victoire 2-0 contre Pescara, après laquelle j’avais le nez long. Galliani vint me voir et me dit : « Dai Arrigo, on a le droit aussi, pour une fois, de gagner sans bien jouer » . La satisfaction la plus grande, je l’avais quand il y avait cette osmose avec le public, quand on sentait que le public était très reconnaissant de ce que nous lui offrions. Et dans un pays habitué à ne pas surprendre, ou changer… Pour nous, il ne s’agissait pas de chercher à surprendre, mais de faire les choses de la meilleure des manières.

Quels ont été les meilleurs moments de votre carrière ?

Je retiens deux moments particulièrement exaltants. Le premier a eu lieu avec Parme, quand à l’avant-dernière journée, nous perdons à Cremone et nous ne montons pas en Serie A. Car malgré l’échec, les tifosi m’ont quand même porté en triomphe. Et le deuxième est arrivé quand on perd le championnat en 1990 avec Milan, et que les tifosi, à nouveau, me portent tout de même en triomphe. Dans un pays qui avait toujours et qui reconnaît encore aujourd’hui seulement la victoire, à ces moments-là nous avions compris que nous avions réalisé quelque chose d’important.

Avez-vous des regrets, par exemple pour la finale de 1994 ?

Non, absolument pas. J’ai toujours été très exigeant avec moi-même, et donc aussi avec les autres. Mais il est évident qu’aujourd’hui, je peux bien évaluer ce qui allait, et ce qui n’allait pas. Et mon opinion n’a pas changé pour autant. Après la finale, j’avais vu que cette équipe, notre Squadra Azzurra, avait donné tout ce qu’elle aurait pu donner en plus de ce qu’elle aurait déjà pu donner. Et pour moi… (il s’arrête) Je fais une parenthèse, malgré tout, cette finale est un grand résultat : je souhaite à tout le monde, dans sa propre activité, d’être deuxième au monde. Je pense que cela doit rester un motif de satisfaction pour moi et pour mon pays.

C’est ce que vous aviez dit dans les vestiaires après le match ?

Oui, c’est ce que je leur ai dit. Parce qu’avant de partir aux États-Unis, j’avais demandé aux joueurs à partir de quel résultat ils seraient satisfaits de leur Mondial, et la majorité m’avait répondu : « À partir des quarts » . Seuls quelques-uns avaient osé parler de demi-finale. Au bout du compte on arrive en finale… Et on perd aux tirs au but, ce qui ne revient pas exactement à « perdre » .

À lire : La suite du top 100 des entraîneurs

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