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Ariel Holan : « Le football et le hockey sur gazon sont deux sports qui se ressemblent »
À 59 ans, Ariel Holan est l’un des coachs les plus modernes et les plus singuliers du football actuel. Notamment parce qu’il a façonné sa méthode pendant plus de 20 ans sur les terrains de hockey sur gazon. Après avoir remporté la Copa Sudamericana avec Independiente en 2017, l’homme est aujourd’hui à la recherche d’un nouveau challenge. De retour d’un voyage d’études en Europe, il prend le temps de parler de jeu.
Vous devez être l’unique entraîneur de haut niveau au monde qui a débuté par une carrière dans un autre sport. Comment ça se fait ?En Argentine, dans chaque enfant qui naît, il y a un footballeur endormi. Je n’échappais pas à la règle. J’ai joué au foot jusqu’à mes 16 ans, à Banfield, et dans le même temps, j’étudiais dans un lycée bilingue.
J’avais cours d’anglais l’après-midi. Un jour, l’entraîneur de Banfield est venu voir mon père, en lui disant que si je voulais jouer, il fallait que j’arrête d’aller en cours l’après-midi. Mon père s’est dit que je ne pourrais pas être un grand footballeur et que le football était fait pour peu de gens dont je ne faisais pas partie. Je ne me suis pas rebellé, à l’époque, on respectait l’autorité paternelle. J’ai alors commencé à jouer au hockey sur gazon, au club de Lomas.
Vous avez donc commencé par le hockey sur gazon, mais vous avez toujours eu la volonté de revenir au football ?Si j’ai choisi le hockey à la base, c’est parce que c’est ce qui me semblait le plus proche du football, c’est pour ça que j’ai joué, puis très vite, j’ai eu la chance de commencer à entraîner les jeunes filles du club de Lomas. Et là j’ai réalisé qu’entraîner était ce que j’aimais le plus. Le football était dans un coin de ma tête, pour moi c’était ma vocation, j’avais toujours pensé effectuer cette transition, mais au hockey, j’ai pris du galon, j’ai remporté plusieurs titres de champion d’Argentine en tant que coach de Lomas. J’ai ensuite pris les rênes de la sélection uruguayenne féminine avec qui j’ai été médaille de bronze aux Jeux Panaméricains de Santo Domingo, en 2003. Et après 25 ans, j’ai arrêté le hockey pour effectuer la transition vers le football.
C’est facile d’effectuer cette transition ?Je travaillais cette transition depuis 2000. Ça n’est pas difficile, dans le sens où, pour moi, le rôle d’entraîneur est générique. Ce que je veux dire, c’est que tu es entraîneur ou tu ne l’es pas. La méthodologie, la manière de travailler répondent à des modèles communs dans tous les sports. Être entraîneur c’est comme être politique, il y a des responsabilités juridiques, législatives, administratives, exécutives, mais tu es politique. Être entraîneur c’est pareil, en premier lieu tu es entraîneur et ensuite vient le sport dans lequel tu exerces. En revanche, il m’a fallu des années de pratique et de fonctions différentes pour être totalement imprégné du football, pouvoir développer mes idées. J’ai commencé de tout en bas, en tant qu’analyste vidéo, puis j’ai été professeur de football pour les enfants, puis au sein du centre de formation à Argentinos Juniors et Independiente avant d’être adjoint puis enfin coach principal. Il fallait que je passe par ces étapes pour me sentir légitime.
Après une première expérience plus concluante, avec Defensia y Justicia, vous prenez en décembre 2016 les rênes d’Independiente, votre club de cœur. Que représente ce club pour vous ? En Argentine, tous les garçons naissent avec un maillot et un ballon. Mon père m’a transmis son amour d’Independiente, un sentiment que j’ai eu en moi toute ma vie.
Mon rapport à ce club est très spécial, j’ai grandi dans les années 1970, j’allais au stade chaque semaine à l’époque où Independiente a gagné 4 coupes Libertadores d’affilée, une coupe Intercontinentale. C’est le premier club au monde à avoir remporté 12 trophées internationaux, c’est pour cela qu’on le surnomme Rey de Copas. Mais cela va bien au-delà de ça. Ce club, c’est aussi ma relation avec mon père. Mon père, je ne l’embrassais que quand Independiente marquait. C’était le seul moment où on avait des liens affectifs. La relation père-fils, je la vivais quand on célébrait un titre, les émotions profondes surgissaient à ce moment-là. J’appartiens à une génération où il y avait plus de distance entre les parents et les enfants, ça n’était pas comme aujourd’hui. Je crois que ma génération avait un lien affectif avec sa famille à partir du sport qui est un vecteur de lien social incroyable.
Quand vous prenez en main Independiente, vous vous attelez immédiatement à récupérer ce que vous appelez la « mystique du club » . Vous nous expliquez ?C’est l’essence du club, son ADN. Tous les grands clubs ont une mystique, une identité. L’Ajax, le Barça, Independiente… Je crois que quand un entraîneur prend les rênes d’un club, d’une institution, il doit faire en sorte que l’idiosyncrasie historique du club soit en adéquation avec son idiosyncrasie personnelle en tant que coach. C’est-à-dire que si un club a une identité basée sur les attaques placées, avec un pressing haut, un jeu agressif, ça n’a pas de sens de jouer en contre-attaque, et de défendre à 70 mètres du but adverse.
Dans le cas d’Independiente, quelle était cette mystique et qu’avez-vous fait pour la réinstaller ? Comme je te disais, quand j’ai grandi, Independiente gagnait tout et l’équipe jouait un football très offensif. Sur le terrain, j’ai donc cherché un système de jeu destiné à produire un football agressif, dynamique, vertical, qui est mon interprétation moderne du jeu de l’Independiente des années 1970. Évidemment dans un autre contexte, avec des joueurs et des adversaires différents, mais avec le même ADN, pour redonner ce sentiment d’appartenance à l’institution. J’ai fait venir dans le vestiaire, aux entraînements, les joueurs à l’origine de ce mythe, ces types qui ont gagné 4 Libertadores et l’Intercontinentale, Bertoni, Bochini, Pavoni, Santoro. Selon moi, c’était très important qu’ils transmettent aux joueurs leur passion, qu’ils leur expliquent ce qu’est Independiente. Il est aussi indispensable que 50% de l’effectif soit issu du club. Et depuis 1974, Independiente a un salut spécial qui consiste à entrer sur le terrain, à aller dans le rond central et regarder le public les bras levés avant le match, c’est un rituel comme le haka des All Blacks, qui était tombé en désuétude. Nous l’avons remis en place.
Quand Independiente remporte la Sudamericana, vous vous effondrez en larmes. C’était une émotion folle ? Je suis un amoureux de ma profession, mais entraîner l’équipe que tu supportes depuis tout petit, c’est un privilège et une joie immense. C’est très difficile de l’expliquer avec des mots, car il ne s’agit pas uniquement de football, mais cela te renvoie à d’autres souvenirs, à des moments ponctuels de ta vie, que tu associes au football. Tu te souviens de moments précis de ta vie, de ton enfance, de ton adolescence par le biais d’Independiente. Des moments que tu as partagés avec ton père qui resurgissent tout d’un coup.
Et quand tu es évincé en juin dernier, on imagine que c’est très dur du coup…C’est douloureux, mais nous avons réussi à remporter deux trophées internationaux, à moderniser les installations du club.
Quand nous sommes arrivés avec mon staff, le club allait mal économiquement et sportivement, il avait été relégué peu de temps avant pour la première fois de l’histoire. Et nous avons reconstruit un club stable en vendant pour plus de 60 millions de dollars (Tagliafico, Meza, Barco, N.D.L.R.). Cela a permis d’équilibrer les finances du club. Sur le point de vue de la gestion administrative et sportive, c’était essentiel. Il faut être conscient que rester près de trois ans dans un grand club argentin, c’est énorme. Culturellement, nous ne sommes pas préparés à un processus comme celui de Wenger à Arsenal ou de Ferguson à Manchester United. Évidemment Wenger et Ferguson ne sont pas la norme, mais je crois que beaucoup de coachs durent trois ans en Europe. Trois ans en Argentine, c’est six ans en Europe, parce que la débauche d’énergie est plus forte, tout se vit avec tant de passion que c’est différent.
La pression est plus forte en Argentine ?La pression existe partout dans le monde parce que la vérité absolue de ce métier, ce pourquoi l’on t’engage, ce sont les résultats. Dans tous les cas, le résultat est souverain. Mais en Argentine, nous vivons tout de manière si passionnelle qu’évidemment, cela dépasse les limites. La passion est un condiment qui n’existe pas à ce point en Europe. Je suis allé voir Allemagne-Hollande récemment, c’est un gros derby, et pourtant les gens sont assis ensemble à certains endroits du stade. Quand il y a un match de l’Argentine en éliminatoires, il y a un dispositif policier important, les supporters entrent au stade par des rues différentes.
Si l’on parle de philosophie de jeu, comment définirais-tu la tienne ?Ma philosophie de jeu est un mélange de ce que j’étais comme entraîneur de hockey sur gazon et de ce que j’ai vu enfant, en allant au stade pour supporter Independiente.
Le hockey est un sport où la balle est très rarement dans les airs : 80 ou 90% du temps la balle est au sol, sur le gazon, cette idée de prépondérance absolue du jeu au sol et ma méthode de travail en général viennent du hockey. Ensuite, il y a eu des influences extérieures comme l’Ajax de Rinus Michels et l’Argentine de Menotti qui ont été des marques indélébiles pour un jeune coach comme moi qui construisait son identité. Si l’on parle des influences modernes, le processus de Bielsa m’a impressionné, l’Allemagne de Löw aussi et puis Guardiola. Je suis très attiré par ce qu’a fait Guardiola, comment le jeu de possession permet de désorienter l’adversaire, le mettre hors de position. Son système défensif se base sur un jeu d’attaque positionnelle et je crois que le fait que ses équipes aient plus de 60% de possession en moyenne attire mon attention parce que c’est une possession qui n’est pas stérile, mais toujours focalisée vers le but adverse.
Si l’on en revient au hockey, il y a des concepts du hockey qui peuvent être appliqués au football ? On me demande souvent cela, mais j’ai surtout mis beaucoup de concepts de football dans mon hockey. J’ai transféré beaucoup de systèmes du football au hockey. En Coupe intercontinentale, 72/73, Independiente jouait contre l’Ajax de Cruyff, contre la Juventus qui était presque la sélection italienne. Je m’inspirais du système défensif de la Juve, du football total de Rinus Michels. En réalité, le football et le hockey sur gazon sont deux sports qui se ressemblent. La recherche conceptuelle de supériorité numérique entre les lignes, la volonté d’étirer le jeu, d’utiliser toute la largeur du terrain, l’importance de la profondeur, de la verticalité, tout cela est essentiel et naturel en hockey sur gazon. Aujourd’hui, les deux sports se sont un peu éloignés avec la suppression de la règle du hors-jeu au hockey, mais conceptuellement les deux sports peuvent s’inspirer.
Il y a autre chose qui te caractérise en tant que coach, c’est ton utilisation extensive de la technologie et des données, qui ne sont pas courantes pour un coach argentin…Le football est le sport où le hasard a le rôle le plus important. Le hockey par exemple est un sport plus logique. Et la technologie dans le foot a un rôle essentiel pour réduire au maximum cette marge de hasard.
Notamment si on parle de la partie médicale, car si tu croises les données GPS avec les analyses biochimiques de tes joueurs, tu as des données sur leur état de santé qui permettent d’optimiser leur condition physique et t’aident dans ta prise de décision, notamment pour adapter l’intensité des entraînements, les personnaliser, ce qui est essentiel quand tu joues tous les trois jours. Sur le point de vue du jeu aussi, j’ai commencé à utiliser des drones à l’entraînement, parce que les caméras ne sont pas suffisantes pour comprendre le jeu, pour améliorer le processus d’apprentissage des joueurs. Montrer à un joueur, cinq secondes après qu’il a effectué une action, le plan offert par un drone, cela lui montre de manière didactique et formelle ce qu’il fait bien et ce qu’il doit améliorer. Le fait de pouvoir avoir un logiciel d’animation qui permette de simuler des situations est aussi essentiel pour un entraîneur conceptuel. Tout ça pour dire que la technologie n’est pas une lubie. C’est un outil qui permet d’optimiser toutes les variables qui influent sur le rendement d’un sportif d’élite.
Pourtant en Argentine, on a l’impression que c’est dur d’expliquer cela. Quand tu es arrivé, tu as été caricaturé comme un savant fou venant du hockey sur gazon, avec ton staff de 12 collaborateurs…En Argentine, la majorité des personnes n’ont pas encore compris cela. On en revient encore à la manière passionnelle dont on envisage le football et qui fait qu’on parle beaucoup de tripes, etc. À cause de cela, il y a aussi la conviction que pour comprendre le football, pour entraîner, il faut avoir été un joueur de haut niveau. Je ne sais pas si je suis différent, mais parfois ma méthodologie est difficile à comprendre pour les Argentins.
Récemment, tu es allé faire un voyage en Europe. Quel était le but ?J’ai vu Allemagne-Hollande à Hambourg, ensuite je suis allé visiter l’académie du PSV, puis celle de l’Ajax pour m’imprégner de leurs méthodes de travail. Ensuite, je suis passé par l’Angleterre pour discuter avec Pep Guardiola à Manchester, Pochettino et Pellegrini à Londres. J’ai eu la chance de parler aussi aux directeurs sportifs, ça m’a permis d’appréhender trois aspects : la direction du jeu, la formation et l’aspect direction sportive. De voir ce qu’il se fait de mieux au monde aussi bien en matière de méthode de travail, d’idées, de management, d’infrastructures, c’était essentiel pour moi. Je crois qu’un entraîneur doit étudier en permanence. Ce voyage a été fondamental, cela m’a permis de faire une sorte de grande révision de mes connaissances, de me poser des questions essentielles pour m’améliorer.
Entraîner en Europe, c’est quelque chose que tu aimerais ?Je suis totalement amoureux de mon métier et ça ne fait qu’empirer ! Alors entraîner en Europe serait un rêve. Parce qu’en Argentine, nous ne sommes pas habitués à travailler dans les conditions optimales, à ce que tout soit résolu. Ici, les coachs ont « le luxe » de pouvoir ne penser qu’à leur travail d’entraîneur et donc aux résultats. Parce que finalement, tout le monde veut gagner.
Propos recueillis par Arthur Jeanne