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  • Disparition de Diego Maradona

Argentine-Angleterre 86, le caprice de Dieu

Par Maxime Brigand
Argentine-Angleterre 86, le caprice de Dieu

Au milieu du système pensé par un sélectionneur, Carlos Salvador Bilardo, qui ne voyait le football que par le prisme du résultat et non par celui du spectacle, Diego Maradona a malgré tout réussi à éclabousser les pupilles, en juin 1986, avec un chef-d'œuvre : un Argentine-Angleterre qu'il convenait de revoir à l'heure de se souvenir du dieu du jeu.

L’intrigue est claire. D’un côté, un homme étrange : une grande gueule, surnommée El narigo ( « le gros nez » ), capable de transformer les tripes de ses joueurs en volcan et pour qui seule la victoire finale est belle. De l’autre, un génie de 25 ans, qui n’a plus foutu les pieds en sélection depuis la défaite de l’Argentine au deuxième tour du Mondial 1982 face au Brésil. Lors de l’année 1983, le premier, Carlos Bilardo, fraîchement nommé sélectionneur national, part en voyage en Europe afin de présenter son projet à ses joueurs et pose un temps ses valises à Barcelone, où le second, Diego Maradona, se remet alors d’une hépatite aux côtés de sa femme et de son préparateur physique, Fernando Signorini. La suite est racontée par Maradona dans son autobiographie : « Je n’étais pas au top. J’étais sur la plage, je m’apprêtais à aller courir lorsque Carlos a fait son apparition. Il me fait la bise et me demande s’il peut courir avec moi. La première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est :« Ce mec est un fou. »Mais bon, je n’allais pas lui dire non, donc on est partis courir tous les deux. Ce n’est qu’après le footing qu’il m’a demandé :

« Diego, je suis venu pour prendre de tes nouvelles, mais aussi pour te commenter mes plans pour la Seleccíon, si, bien sûr, ça t’intéresse d’être de la partie… – Pardon ? Mais bien sûr que je veux faire partie de la Seleccíon. Quelle question ! Mon contrat stipule bien que le club doit me libérer pour les matchs éliminatoires… – C’est bien ce que je pensais, c’est bien, c’est bien… Autre chose : je voudrais savoir si tu as des exigences économiques…– Des exigences économiques pour jouer avec la Seleccíon ? Mais ça va pas, Carlos ? – C’est bien, c’est bien, super… Je voulais te dire également que si tu étais d’accord, ça serait toi mon capitaine. »

Je me suis mis à pleurer. Capitaine de laSeleccíon.J’en avais toujours rêvé… »

Ainsi débarque Diego Maradona au Mexique, en juin 1986, brassard serré au biceps à la place du patron de 1978, Daniel Passarella, ce qui pousse rapidement Bilardo au milieu d’une polémique à déminer avant le début de la compétition. La presse secoue le sélectionneur comme un surfeur pris dans une vague de Nazaré, mais lui se blinde et lâche ces mots à son groupe avant de prendre l’avion pour Mexico : « Mettez deux choses dans votre valise : un costume et une serviette de bain. Le costume, nous l’utiliserons quand on descendra de l’avion avec la Coupe. La serviette, nous en aurons besoin si l’on perd, car il ne nous restera pas d’autre choix que d’aller vivre en Arabie saoudite. » Au fond de lui, Carlos Bilardo est convaincu de pouvoir ramener cette troupe sur le toit du monde et, une fois au Mexique, Maradona et Passarella s’expliquent entre quatre murs. La troupe devient alors un groupe uni, prêt à aligner les dominos et porté par un Diego Maradona qui s’affiche en début de compétition en Une du journal avec un titre simple : « Je serai la star de ce Mondial. » Et généralement, quand Diego dit, Diego fait.

Un piranha lâché au milieu d’un aquarium

Au-delà de la course chevaleresque de Diego, ce Mondial 1986 est avant tout le fruit de la réflexion de Bilardo, qui est autant un scientifique qu’un entraîneur de football. Une réflexion débutée deux ans plus tôt – Carlos Bilardo a toujours dit qu’une équipe devait évoluer avec sept joueurs pour défendre et trois pour attaquer – et qui va accoucher d’un système : un 3-5-2. Explications données à So Foot : « Avant le Mondial, je me suis rendu compte que tout le monde allait prendre Maradona en un contre un. Il ne se démarquait pas et ne faisait donc pas courir son adversaire. Mais un mec d’un peso qui en annule un autre qui en vaut dix, c’est un problème. J’ai donc cherché la formule pour qu’il soit libre de marquage et qu’il soit le plus efficace possible pour l’équipe. Je me suis alors souvenu de mon étape comme joueur d’Estudiantes. Moi, mon rôle était d’annuler les attaques adverses en chargeant le numéro 10. Franchement, ce n’était pas très dur, ils ne faisaient rien d’autre qu’attendre la balle. Le lendemain, dans les journaux, on me mettait un 10 avec le commentaire suivant : « Bilardo a effacé le numéro 10. » Avec moi, il n’y avait plus d’idole. Néanmoins, Borgogno et Maschi me faisaient tout le temps la misère. C’étaient les seuls qui me faisaient courir. Ils avaient compris que même sans la balle, ils pouvaient ouvrir des brèches pour le reste de l’équipe. Moi, comme un imbécile, je suivais, ce qui débouchait sur une désorganisation tactique de mon équipe. J’ai expliqué ça à Maradona pendant de longues heures. Il lui fallait plus de mobilité, plus de décalages, pour donner de l’air à ses compagnons. Maradona, en quelque sorte, ouvrait le chemin avec et sans ballon. Et quand les grands joueurs se mettent à courir, c’est là qu’ils font la différence. »

Carlos Bilardo sait alors que pour profiter au maximum de Diego Maradona sans mettre en péril son système, il doit s’adapter. Mais aussi savoir vivre masqué : l’Argentine commence le Mondial en 4-4-2, et le début du Mondial parle pour lui. Premier tour : sept points, avec deux victoires face à la Corée du Sud et à la Bulgarie, accompagnées d’un nul contre l’Italie. Huitièmes de finale : succès face à l’Uruguay. Ce n’est que lors du quart de finale face à l’Angleterre que Bilardo va sortir son 3-5-2. José Luis Brown est alors installé en libéro royal, armé de deux fusils (Oscar Ruggeri et José Luis Cuciuffo), puis protégé un cran plus haut par trois agents travailleurs : Sergio Batista, Julio Olarticoechea et Ricardo Giusti. Place ensuite aux cerveaux de l’équipe : Jorge Burruchaga, chargé d’alimenter ses potes du secteur offensif, Héctor Enrique et Diego Maradona. Enfin, pour finir, Jorge Valdano, scotché aux avant-postes. Pourquoi changer maintenant ? « Parce qu’on ne peut pas jouer les Anglais avec un pur avant-centre, répond Bilardo à l’époque. Ils le dévoreraient tout cru. En plus, avoir un homme supplémentaire au milieu nous permettra de donner plus d’espaces à Maradona. » À comprendre : Diego Maradona ne sera pas deuxième attaquant pour cette rencontre, mais bien un piranha lâché au milieu d’un aquarium de poissons rouges, dont le seul objectif va alors être de dévorer le moindre ballon et le moindre centimètre pour le transformer en or. Là est la base du plus beau discours donné par Maradona. Nous sommes le 22 juin 1986 et plus rien ne sera comme avant.

Un concentré d’audace et de roublardise

À Mexico, Maradona a en effet décidé de changer de dimension et il est bon de se rendre compte aujourd’hui que ce match entre l’Argentine et l’Angleterre a duré plus de quatre minutes. Ce n’est alors pas que du foot, le souvenir de la guerre des Malouines danse dans les crânes, mais c’est aussi un moment rare, unique, où Diego Maradona va réussir l’exploit de jouer avec les costumes durant l’intégralité de la rencontre. Ce match est un concentré d’audace et de roublardise, comme si le numéro 10 argentin s’amusait à être un temps la fée Clochette, un temps Hadès. La vérité est surtout que Maradona a livré ce jour-là au monde un condensé de sa personne et qu’on a oublié au fil du temps la partition totale rendue par cette drôle de bête bouclée semblant souffrir de démangeaisons.

Une image et une seule suffit au bonheur du voyageur dans le temps. Alors que l’Argentine récupère un corner à la trente-cinquième minute, son capitaine cherche une place pour jouer le coup de pied arrêté. Puis, Diego Maradona se décale et s’en va balancer le poteau de corner au sol. À ses côtés, l’arbitre de touche se place alors devant lui et lui ordonne de redresser sa victime en plastique. Maradona rit et replace le poteau. Insuffisant : où est le drapeau ? Au sol, alors Maradona se baisse et le dépose sur le haut du piquet comme on dépose un torchon sur un plateau de fromages. Encore insuffisant, alors Maradona revient pour rafistoler le drapeau. Diego, à l’état pur.

Mais il y a surtout ce match, avant lequel le sélectionneur anglais Bobby Robson a promis l’enfer à Maradona, et ces gestes. Au cœur d’un match tendu, fermé à double tour, Diego Maradona s’amuse. Souvent, quand il se met à rire, on vient le découper au couteau, comme lorsque à la neuvième minute, après un énorme boulot de Burruchaga, le D10S est trouvé côté droit, passe sous le nez de Kenny Sansom et rencontre une première fois la lame de Terry Fenwick. C’est son premier véritable moment de grâce du jour. Il y en aura un second à la demi-heure de jeu, de nouveau initié par Burruchaga et débuté dans le rond central : Maradona est alors face au jeu et se lance dans un slalom avant d’être une nouvelle fois brisé en plein élan au point de finir sa course avec le nez dans le nombril de Sansom. Derrière, il enverra un coup franc de peu à côté du but de Peter Shilton. Tout au long du premier acte, il faut voir Diego Maradona dribbler, inspecter le moindre espace et enchaîner les une-deux. Pas de secret : ce type n’est pas de la même espèce.

Exemple d’une une-deux avec Héctor Enrique…

… et d’un autre avec Burrachaga.

Pourquoi faire une passe de l’intérieur quand on peut le faire du talon ?

Avant la pause, il déclenche une troisième alerte après un ballon récupéré dans son camp. Face au jeu, Maradona démarre, laisse Glenn Hoddle sur place et fait trébucher Fenwick d’un crochet court terrible avant de voir sa frappe être contrée à l’entrée de la surface anglaise. Quelque chose se prépare.

Un diable impossible à mettre en boîte

Ce quelque chose va d’abord être un décollage après un nouveau décalage créé balle au pied et une passe foirée par Steven Hodge, sur laquelle Shilton se troue et où Diego Maradona va venir fourrer sa main. 1-0, Maradona va montrer son poing devant la tribune, Valdano lui ordonne de se taire, l’Argentine mène. Puis, ce quelque chose va aussi être un souvenir : celui d’un Angleterre-Argentine joué en 1980 à Wembley, lors duquel Diego Maradona avait déjà dansé au cœur du onze anglais avant de trop croiser sa frappe devant Ray Clemence. Et pourquoi pas le dribble ? C’est ce qui nous amène à la 55e minute de cet Argentine-Angleterre, au fait que Maradona va réussir à laisser deux joueurs (Peter Beardsley et Peter Reid) sur place grâce à un geste, à faire se lever la foule alors qu’il a à peine dépassé la ligne médiane, à prendre de la vitesse, à jouer avec le rythme, à transformer ses adversaires en plots, à dribbler un Shilton médusé : « Le temps passant, je me suis dit que j’avais vécu un truc unique, irréel. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il avait l’air léger, le ballon aussi, alors que tout le monde, nous comme les autres Argentins, avions l’air lourds.(…)Plus tard, j’ai revu une émission où le chemin de ce but était dessiné. C’était exactement ce que j’avais ressenti : il avait réussi à effacer tout le monde tout en restant dans la bonne trajectoire. Et quand je repense à la façon dont il m’a éliminé, pfff… Je n’ai jamais vu ça. » Le foot non plus, monsieur Shilton, le foot non plus. À la télévision, Victor Hugo Morales se demande de quelle planète vient ce type, parle d’un « cerf-volant cosmique », les Argentins s’apprêtent à faire résonner le chant « La Thatcher dondé esta, la Thatcher dondé esta, la busca Maradona para cogersela » (« Où est la Thatcher, où est la Tchatcher, parce que Maradona la cherche pour la baiser »), et les Anglais, eux, cherchent encore à mettre ce diable en boîte.

Depuis le début de la rencontre, beaucoup s’y sont essayés : Fenwich, Reid, Sansom, Fenwich encore, puis Beardsley… Un coup de coude dans la tronche, un autre sur la tête, un coup de ciseaux dans les chevilles. Sur une séquence, on voit Terry Fenwich jouer un duel au-dessus de la tête de Maradona avec la main sortie. Pourquoi l’Argentin ne pourrait-il pas faire la même chose dans un duel aérien avec Shilton ? Finalement, ce match se bouclera avec une réduction du score de Gary Lineker, mais surtout un seul carton jaune côté anglais, ce qui relève du miracle absolu. La suite ? C’est Diego qui surfe sur la Belgique, Diego qui sort une finale honnête, Diego qui boucle la compétition avec plus de cinquante dribbles réussis sur l’ensemble du tournoi – une performance historique – et Diego qui est champion du monde quasiment à lui tout seul avant de rentrer à Naples pour être champion d’Italie. Diego, c’est « le fils du rêve » football comme l’explique Jorge Valdano. Ce match, c’était Diego. Et Diego, c’était ce match : une toile de maître.

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