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Argentine : Aguante o Muere

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Argentine : Aguante o Muere

Toutes les tables de classe du monde, toutes les trousses d'écoliers ont un jour ou l'autre été torturées au compas ou au blanc correcteur par un gamin en pleine pulsion créatrice laissant libre cours à son imagination «{L'OM en force}», «{PSG enculé}» ou «{San Lorenzo sos cagón}».

Chaque bus, chaque train de Buenos Aires recèle des mêmes envolées poétiques. Parfois, quand vous avez oublié d’emporter un bouquin, que la batterie de votre mp3 vient de vous lâcher en traître et que ce foutu bus n’avance décidément pas d’un pouce, il ne vous reste pas grand-chose d’autre pour tuer le temps que la lecture complète du siège de devant.

Comme littérature, c’est vraiment mauvais. Bourré de fautes, plein de répétitions, imagination quasi zéro. Certains vers sortent parfois du lot mais rien de bien incroyable en général. Et puis, il y a quelques jours, la découverte d’une perle, un Baudelaire, un dormeur du val : « Aguante o Muere » . Putain, voila quelque chose de fort. L’art pour l’art, un « allez personne » – ou tout le monde – un cri de gladiateur saluant l’empereur d’un « encourager ou mourir » .

Mais qu’est-ce que signifie véritablement l’aguante ? Le traduire par “encourager” serait sans aucun doute restrictif car l’aguante est un concept qui fait à la fois référence à la fête et au folklore des stades argentins mais aussi à la violence des barras bravas, l’invasion de la tribune de Tigre par les hinchas de Chicago l’année passée ou la bataille rangée entre les ultras de River en mars dernier.

Difficilement traduisible, on peut en revanche essayer de cerner cette idée de l’aguante en la définissant, à la suite du sociologue Pablo Alabarces, comme la fusion d’une rhétorique, d’une esthétique et d’une éthique particulières.

La rhétorique du « les vamos a romper el culo »

L’aguante est donc en premier lieu une rhétorique qui implique toute une série de jeux de langage, de métaphores, un vocabulaire particulier, une phraséologie qui s’articule en général autour de la soumission sexuelle. Pour le dire de manière plus imagée, ça nous donne du « se van a Rosario con el culo roto » (ils repartent à Rosario avec le cul pété), « chupa me la pija fierita » (suce-moi la bite sauvage) généralement accompagné par une gestuelle qui ne laisse guère de place à l’équivoque. Doigt d’honneur et mains sur les couilles.

En réalité, c’est une rhétorique profondément masculine qui, paradoxalement, ne se construit pas en opposition à la femme mais à l’homosexuel. Le langage de l’aguante se base sur une polarité « macho » , « non macho » dans laquelle le non macho est le « pédé » , « el puto » . En d’autres termes, c’est une masculinité qui se construit ironiquement sur un incroyable nombre de relations homosexuelles.

Il faut voir le nombre de pénétrations qu’annonce ou revendique un hincha au cours d’un match : « les vamos a romper el orto » (on va leur faire le cul), « lavate el culo te vamos a coger » (lave-toi le cul on va te baiser)…

Il est vrai qu’en général un bon chant de stade argentin ça claque, ça impressionne. Il y a du rythme, des tambours, une certaine mélodie, c’est quand même d’un autre calibre que notre brave « allez les bleus, allez les bleus » . Adaptés d’airs rock ultra populaires, certains chants valent honnêtement le détour (le « Yo soy quemero » des hinchas de Huracan, adaptation de “Pasos al costado” de Turf par exemple). Mais en règle générale, si l’on se penche un peu sur les paroles, il suffit de placer aux endroits plus ou moins appropriés Pédé, Cul, Fiotte, Couilles, courir, sucer, baiser et vous obtenez un tube de stade assuré.

L’aguante c’est donc en premier lieu un système rhétorique, c’est-à-dire le choix d’un certain vocabulaire utilisé de telle manière qu’il produit métaphoriquement une signification que l’on pourrait résumer basiquement à : “J’ai de l’aguante parce que je suis un homme, un vrai, alors que l’autre d’en face qui n’en a pas, c’est un petit pédé”.

L’esthétique carnavalesque

Mais l’aguante, c’est aussi une esthétique particulière, souvent décrite grâce à l’utilisation éculée de l’image du carnaval. Les confettis, les drapeaux, les tambours, les chants ininterrompus tout au long des matchs sont en effet autant d’éléments conférant un aspect carnavalesque aux hinchadas argentines. Cependant, l’esthétique de l’aguante est aussi celle du carnaval au sens “rabelaisien” du terme, où apparaissent une oralité et un rapport au corps différents de la norme quasi anorexique d’une société argentine où l’on peut trouver des pâtes “light”, des steaks “0%”, et des produits minceur à tous les rayons.

En d’autres termes, quand le type normal stresse en montant sur la balance avant de partir en vacances à Mar del Plata, flippant de repartir bredouille de la cueillette estivale, la baraque à frites membre d’une barra qui traîne toujours au coin de la rue une Quilmes à la main se tapote la panse en annonçant fièrement : “T’as vu, j’ai pris dix kilos”.

L’esthétique de l’aguante se base ainsi sur une corporalité où, pour une fois, l’idéal type est le gros, le tatoué, le corps plein de cicatrices taillé pour le combat, pour supporter les coups, la douleur et les blessures. Ainsi, quand Olé publiait chaque jour les photos des principaux protagonistes des incidents entre les différentes factions de la hinchada de River Plate en avril dernier, le journal se transformait en un bestiaire rabelaisien de Pantagruels, de Gargantuas, dont les premiers cris furent sans doute aussi “A Boire ! A boire !” Des armoires à glace sculptées au club de muscu du coin, des Hulk un peu bedonnants qui frappent comme des mules. Voici l’esthétique de l’aguante.

Une éthique différente

L’aguante implique néanmoins avant tout une éthique, un système moral qui permet de comprendre, d’interpréter et, pour les propres hinchas, de légitimer certaines pratiques.

Un peu de sociologie dans ce monde de brutes : dans “l’économie morale de la multitude”, Thomson postulait que l’action populaire n’était jamais instinctive, partant du constat que les révoltes de la faim se produisent en cas de famine mais qu’il y a des famines sans révoltes de la faim.

Pour tenter de comprendre cette contradiction de l’action populaire, Thomson développe un concept assez complexe, qu’il appelle « l’économie morale » , mais que l’on pourrait simplifier comme une éthique particulière à l’intérieur de laquelle certaines pratiques deviennent légitimes : la révolte ne s’explique pas par la faim mais par le système moral de la société dans laquelle se produit cette famine.

Pourquoi ramener du Thomson au milieu d’un article de foot ? Pour tenter de démontrer que la violence dans le football argentin ne s’explique pas seulement par les deux raisons évoquées ad vitam æternam, la pauvreté et la drogue, qui sont en réalité une autre manière de dire “ces négros de merde défoncés qui cassent tout”, expression favorite des politiciens au moment d’analyser la violence footballistique. Tous les pays ont leur Alliot-Marie.

En fait, l’aguante est aussi une éthique, un système moral à l’intérieur duquel la violence, la corporalité, la consommation d’alcool ou de drogues cessent d’être des pratiques déviantes pour devenir totalement légitimes. Dans la logique de la barra, enchaîner les bières, encaisser les coups, envoyer du quignon au milieu de la baston sont des pratiques non seulement “légales” mais obligatoires dans cet ordre moral de l’aguante.

Un autre aspect fondamental de cette éthique est la logique de l’honneur. Pour laisser un peu de côté les théories sociologiques, prenons un bon vieil exemple footballistique. L’année passée, en juin 2007, Nueva Chicago et Tigre s’affrontent en barrage pour une place en Primera.

Le gagnant restait ou montait en Primera, le perdant étant bon pour une année en B, le déshonneur maximum. Du coup, comme le répète Pablo Alabarces, « inévitablement la défaite était synonyme de déshonneur, par conséquent il n’y avait qu’un moyen de laver ce déshonneur, en démontrant qu’on avait plus d’aguante que l’autre. C’était élémentaire, quiconque le pensait deux secondes pouvait se douter qu’il y allait avoir un bordel monumental ce jour-là car dans la culture footballistique, il n’y a pas de pire déshonneur que la relégation » .

Et en effet, cela n’a pas manqué. Avant même la défaite officielle de Nueva Chicago, ses hinchas envahirent le terrain et prirent d’assaut la tribune de Tigre, poursuivant ses supporters à l’extérieur du stade, jusque sur l’autoroute Général Paz qui encercle Buenos Aires. Obligeant les hinchas de Tigre à s’enfuir en courant de leur propre stade, tuant un type au passage, la barra de Nueva Chicago vengeait ainsi la défaite sportive en collant une raclée à la hinchada adverse.

Evidemment, il ne s’agit pas de justifier la violence, mais de la comprendre, étape fondamentale si l’on souhaite vraiment la résorber. Les incidents Tigre – Chicago ne peuvent pas être vus comme l’action de quelques hinchas ayant fumé un peu trop de pasta base. En réalité, dans le système de l’aguante, la violence n’est ici que secondaire, la vraie logique qui explique cette bataille rangée est celle de l’honneur perdu à reconquérir.

Au fond, l’aguante est une éthique qui affirme que la morale officielle, notre morale, est fallacieuse, que c’est une morale qui s’érige comme unique et qui nie l’existence de tout autre système de valeurs alternatif.

Comme l’écrit Garriga, ce qui stigmatise l’aguante c’est justement qu’il rend lui-même visible les pratiques stigmatisées. La violence, le vol de bas-étage, la consommation de drogues, sortent de la pénombre et entrent dans l’espace public. Et pas n’importe où, non, le stade de football, la place peut-être la plus éclairée médiatiquement de toute l’Argentine (le premier programme diffusé à la télévision argentine après l’émission d’inauguration fut ainsi un San Lorenzo – River).

Et ce d’autant plus que les hinchadas ont une grammaire médiatique incroyable. Où vont se bastonner les types ? Pas dans une sombre ruelle du grand Buenos Aires, mais devant les caméras de Canal 13 et les photographes de Clarín, Olé ou la Nacion. Quand les mecs défoncent un type allongé par terre, le lendemain ils brandissent fièrement le journal devant leurs potes : « Mate, mate, comment je suis sorti dans Clarin » . Et ce « mate, mate » ne signifie rien d’autre que « j’ai une grammaire médiatique telle qu’elle me permet d’exercer mes pratiques et de les imposer aux médias pour les obliger à les rendre visibles » .

L’aguante essaye de détruire Big Brother. En utilisant un vocabulaire singulier, par une esthétique différente, à travers des pratiques qui échappent au système moral dominant, l’aguante est cette petite voix qui chaque dimanche nous rappelle que la société n’est pas un grand tout uniforme et aseptisé, que certaines franges de la population, souvent marginalisées, ne répondent pas à ses postulats, le stade de foot devenant alors l’agora de la modernité.

Par Pierre Boisson

Chicago Tigre

River – River

1 – Sociologue et philosophe argentin, référence en matière de sociologie footballistique, il a notamment publié « Futbologías. Fútbol, identidad y violencia en América Latina » , “Fútbol y Patria. El fútbol y las narrativas de la nación en la Argentina » ou « Peligro de gol. Estudios sobre deporte y sociedad en América Latina ».

2 – Pour situer Mar del Plata, imaginez-vous une grande plage bétonnée, remplie de porteños en vacances. Le top de la beauferie.

3 – Hinchadas, José Garriga Zucal

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