- Arabie Saoudite
Arabie saoudite : la famille d’abord… ah bon ?
Parmi tous les arguments utilisés pour justifier un départ vers le paradis financier du championnat saoudien, surgit parfois la volonté de mettre à l'abri "la famille". Une ligne de défense qui peine à convaincre et prouve une fois de plus la difficulté dans le monde du football d’assumer le simple désir de toujours gagner plus.
Antoine Griezmann a été, comme tous les joueurs un peu bankable, interrogé sur l’actuel exil de certaines gloires des championnats européens vers l’Arabie saoudite. Tout en annonçant son envie de continuer pour le moment à l’Atlético, il n’a pas caché l’immense attrait d’abord économique au regard d’une fin de carrière : « En fonction du niveau de chacun et au-delà des projets sportifs, la durée d’une carrière d’un joueur est de 12 ou 13 ans si tout va bien, parce que le football se termine à 35 ans. On doit se demander s’il faut accepter ces offres si elles arrivent un jour sur la table ». Une franchise qui malgré tout se termine sur une étrange explication : « Mais les offres d’Arabie saoudite sont très, très importantes et peuvent déterminer la vie de votre famille ». Il s’avère en effet difficile de se convaincre que des joueurs de ce calibre, et au regard des salaires ou autres revenus qu’ils ont perçus au cours de leur vie, puissent nourrir la moindre angoisse, pour eux et les cinq générations à venir. Cette évidence vaut aussi bien pour Karim Benzema ou Cristiano Ronaldo, voire même N’Golo Kanté ou Riyad Mahrez.
Ces propos de l’attaquant des Bleus rappellent la défense du choix de Cristiano Ronaldo par Habib Beye sur Canal Plus : « À 35 ans, il faut penser à sa reconversion et elle est difficile. Il y a une famille et quand on vous propose 200 millions d’euros, c’est impossible à refuser ». Justement, seules des personnalités aussi « riches » que le multiple Ballon d’or portugais peuvent se permettre de négliger une somme aussi déroutante. Ils n’en ont juste pas envie. Impossible de le leur reprocher dans le système capitaliste, même si un retour dans leur club formateur, qu’il s’agisse de Lyon ou du Sporting, se serait révélé tellement plus beau. Il serait aussi possible de leur demander des comptes au regard de ce qu’est l’Arabie Saoudite en termes de régime politique et théocratique, mais l’échec du boycott du Qatar a démontré la faiblesse de ce type de questionnement dans le petit monde du ballon rond. Et après tout, qui interroge aujourd’hui ceux qui signent en Premier League sur l’attitude inhumaine du gouvernement britannique envers les migrants ?
Didier Roustan, Habib Diallo et Adam Smith
Il faut évidemment mesurer les raisons et leur sincérité au cas par cas. Comme le soulignait Didier Roustan dans l’Équipe du soir, Africains et Sud-américains (Roustan prenait l’exemple de Carlos Tevez) font parfois vivre plusieurs dizaines voire centaines de « familles » au pays, ce qui est rarement un problème pour leurs homologues européens, y compris quand ils sont issus des milieux ou quartiers populaires (ce qui n’empêche des phénomènes d’entourage dépendant plus ou moins étendu). Le départ de joueurs « moyens », qui pouvaient encore monter en grade sur le vieux continent, doit se penser en ayant en tête toutes ces considérations. Habib Diallo, en partance de Strasbourg, gagnera en trois ans de contrats l’équivalent des dix années qu’il lui restait devant lui, sans les doutes d’un mauvais choix de transfert ou d’une blessure. Une assurance pour l’international sénégalais et ses proches.
Toutefois, avancer « la famille d’abord », comme dans une punchline de rap, peut rapidement renforcer l’impression que les footballeurs vivent déconnectés du réel, en France notamment ou la moitié des salariés gagne moins de 1800 euros par mois. Une telle démonstration ressemble aussi trop à une excuse, comme si, conscient que l’immense majorité des fans et supporters devinent parfaitement la prééminence de la motivation pécuniaire, il fallait presque se racheter au nom d’une valeur supérieure et indiscutable, la famille. Les footballeurs ont le droit d’aimer l’argent. À chacun de décider où commence la cupidité, que le philosophe et économiste, père du libéralisme, Adam Smith, ciblait comme l’un des plus grands périls de l’économie et de la morale.
Par Nicolas Kssis-Martov