- Droits TV
Après Marseille, du football français et européens sur Twitch ?
L’Olympique de Marseille sera à jamais premier sur Twitch, en France, après avoir diffusé deux matchs amicaux sur cette plateforme dédiée au streaming vidéo. Alors, Twitch peut-il devenir un diffuseur crédible du foot en France et en Europe ? Ce premier galop d’essai hexagonal reflète en tout cas une tendance de fond des géants du numérique, qui arrivent à tâtons sur le marché très lucratif des droits TV sportifs.
Pour suivre les matchs amicaux de l’Olympique de Marseille de ce mois de juillet, il ne fallait pas consulter Télé-Loisirs, mais se connecter sur Twitch. « Les résultats ont été très impressionnants, je crois que personne ne s’attendait à un tel résultat. Ni nous, ni Twitch. Ils confirment la popularité de notre club, et la puissance de la communauté OM sur les réseaux sociaux », explique Hervé Philippe, responsable du marketing à l’Olympique de Marseille, au sujet de la première diffusion d’un match sur Twitch par une équipe française. Il s’agissait d’OM-FC Pinzgau, une affiche pourtant pas très attrayante sur le papier contre une équipe autrichienne amateur. Un engouement accentué par une longue attente du retour du football après l’arrêt des championnats dans l’Hexagone, qui soulève de nombreuses réflexions. Et si une révolution était en marche ?
Du virtuel à la réalité
Racheté par Amazon pour 970 millions de dollars en 2014, Twitch est une plateforme sur laquelle on regarde généralement des gamers en pleine partie de jeux vidéo. Les spectateurs ont notamment à leur disposition un chat pour réagir en direct, parmi d’autres options d’interactions. Mais ces dernières années, Fortnite, FIFA ou Call Of Duty cohabitent avec une plus grande variété de live. Si le succès de la plateforme s’est bâti sur les jeux vidéo, le contenu non lié au gaming a été multiplié par quatre ces trois dernières années.
Twitch se diversifie : de la politique avec Jean-Luc Mélenchon qui répond à des questions, un DJ set de DJ Bens, des recettes de cuisine… Et le lancement il y a une semaine de twitchsports, qui confirme l’appétit sportif de Twitch. Si la plateforme a déjà fait ses gammes avec la NFL aux États-Unis, voilà que le football fait petit à petit son entrée. L’OM a donc ouvert le bal hexagonal, mais des matchs de Premier League ont déjà été diffusés en coopération avec la maison-mère Amazon.
Du succès, mais pour combien de temps ?
Le partenariat noué entre l’OM et Twitch était l’opportunité de voir, pour la première fois, une équipe française sur Twitch. « Cela faisait un moment que nous voulions nous lancer sur Twitch, et le COVID est passé par là, explique Hervé Philippe. Je crois qu’il existait un intérêt mutuel avec Twitch, pour à la fois lancer une chaîne de l’OM et tester la diffusion d’un match de football en France pour la première fois. » La rencontre contre le FC Pinzgau, en Autriche, a presque atteint un pic à 100 000 spectateurs en simultané.
Pas sûr que le Vélodrome ait atteint une telle influence pour un match amical, qui plus est contre une formation amateur. Alors, va-t-on voir régulièrement des matchs de football diffusés sur la plateforme américaine ? Jean-Pascal Gayant, économiste du sport, reste prudent : « Twitch s’est positionné sur un produit très particulier, des matchs amicaux avec une faible opposition. Ces matchs intéressent un public de passionnés dans une période qui est, de plus, très singulière. Il me semble difficile d’en tirer des conclusions quant à une possible tendance de fond. »
Les géants du numérique sur le rectangle vert
Pourtant, Amazon a fait son entrée sur le marché des droits télé sportifs en s’adjugeant un lot de vingt matchs de Premier League par saison sur la période 2019-2022. Difficile, donc, d’ignorer l’ambition du leader mondial du e-commerce et des autres géants du numérique sur le marché des droits télé sportifs. Twitter s’est par exemple emparé, en 2016, de dix des seize matchs de football américain du jeudi soir. En 2017, Amazon a noué lui aussi un accord avec la NFL. « Ce qui est certain, c’est que les GAFAM ou plus exactement les FAANG(Facebook, Amazon, Apple, Netflix, Google) restent dans une position attentiste sur les droits TV du foot en Europe au vu des résultats des derniers appels d’offre de Premier League, de Ligue 1 et de Bundesliga. Et ceci, contrairement à des prévisions parfois très excessives, poursuit Jean-Pascal Gayant. C’est peut-être lié à la volonté d’attendre un assainissement préalable de ce marché : le marché des droits TV de la Ligue 1 est surcoté d’au moins 30 à 40 %. »
En tout cas, plus les années passent, et plus l’hypothèse de voir un mastodonte du numérique coiffer les diffuseurs traditionnels se précise. En France, comme ailleurs en Europe. « Twitch, via sa maison-mère Amazon, une des entreprises les plus puissantes du monde, a certainement la marge financière pour s’aligner sur ses concurrents dans de futurs appels d’offre sur les droits du foot et du sport en général », glisse Philippe Hervé. « Twitch étant détenu par Amazon, on peut y voir une volonté d’Amazon de mener « discrètement » des opérations visant à tester le marché. Une sorte de veille technologique », observe quand même Jean-Pascal Gayant.
Le classico se joue aussi sur Twitch
« Nous voyons le football comme un axe majeur de notre stratégie sportive et par football, j’entends la communauté autour du foot avec les fans, explique Farhan Ahmed, responsable des partenariats stratégiques chez Twitch. C’est pour ça que travailler avec des clubs nous intéresse, car ils ont une communauté qui peut s’épanouir sur Twitch. » La plateforme américaine confie avoir signé un partenariat avec Arsenal, le Real Madrid ou encore le PSG. Les clubs auraient donc l’opportunité de créer des contenus vraiment interactifs avec leurs supporters. L’OM ne compte pas s’arrêter à ces premières diffusions, mais veut proposer sur sa toute fraîche chaîne Twitch des contenus tout au long de la prochaine saison.
« Nous travaillons étroitement avec eux pour les aider à construire une communauté sur nos services, à travers leurs contenus sur leur chaîne Twitch, relate Farhan Ahmed. Nous estimons qu’il y a un fort potentiel pour les contenus sportifs sur Twitch, et pour les clubs d’augmenter leur communauté en atteignant une jeune audience qui sera amenée à croître. » À l’heure où tous les clubs érigent l’investissement dans les réseaux sociaux comme prioritaire, notamment pour promouvoir leur image, le champ de bataille semble déjà se déplacer de TikTok – dernière tendance en date – à Twitch. « Nous avons depuis plusieurs années l’ambition de nous connecter à notre très large communauté présente sur les réseaux sociaux, à un public toujours plus jeune et connecté », abonde Hervé Philippe.
Économie, argent, pognon
Une communauté jeune et connectée, qui pourrait être rameutée en plus grand nombre sur Twitch grâce à la diffusion de matchs de foot. Or, sur le web, qui dit audience en hausse dit revenus publicitaires qui gonflent. « A priori, oui, confirme Jean-Pascal Gayant. C’est surtout une cible bien particulière qui intéresse Twitch et Amazon : hommes jeunes, un peugamers, un peu parieurs, consommateurs d’e-sport et, on peut le penser, consommateurs de vrai sport. » Mais les publicités ne sont pas les seules sources de revenus sur Twitch.
Le modèle de base est adapté aux gamers et offre à ces derniers quatre canaux de rémunération : la publicité, les dons, les abonnements aux chaînes et les contenus sponsorisés. Si les termes de l’accord entre l’OM et Twitch restent confidentiels, le modèle économique développé autour des diffusions de matchs pourrait se calquer sur celui mis en place pour les gamers. Un modèle différent des droits TV traditionnels, touchés chaque année par les clubs. En d’autres termes, des sources de revenus plus diversifiées.
Le chat plus divertissant que le match ?
Un phénomène qui interroge aussi notre manière de regarder du foot en 2020. Free va désormais offrir à ses abonnés la possibilité de recevoir sur smartphone des condensés des rencontres de Ligue 1, avec les plus belles actions. À cette vision à la carte d’une rencontre de foot, la potentielle « twitchisation » du football ajoute de nouvelles réflexions.
Les clubs ont la possibilité de mettre qui ils souhaitent aux commentaires sur leur chaîne Twitch, comme des anciens joueurs par exemple. C’est ce qu’a fait l’OM avec Laurent Coureau, commentateur pour OM Médias, et Jean-Marc Ferreri, ancien joueur olympien. Les supporters peuvent être sensibles à cette alternative : regarder un match de leur équipe commenté par une figure du club plutôt que de se voir imposer les analyses d’un journaliste télé par un diffuseur peut être apprécié. Mais n’est-ce pas aussi le risque de se renfermer sur un chauvinisme exacerbé ?
Haine en direct ?
Aussi, le chat en direct – élément phare d’un live sur Twitch – peut être l’objet de débats tactiques constructifs entre les 66 millions de Didier Deschamps que compte la France. Mais comment ne pas imaginer des débordements haineux ? « Nous pouvons réguler le chat de plusieurs manières, nous avons par exemple des correcteurs automatiques que les créateurs de contenus peuvent choisir à une échelle différente : d’assez stricte à plus relax, cela dépend du contenu », assure Farhan Ahmed de Twitch. Sans oublier la régulation manuelle : « Nous avions bien évidemment des personnes pour animer et modérer le chat, point central de la plateforme », complète Hervé Philippe côté marseillais.
Ces discussions parallèles au match sont la clé de l’interactivité prônée par Twitch. « Un diffuseur traditionnel, c’est passif dans le sens où vous ne pouvez rien dire quand vous regardez un match, alors que sur Twitch, c’est très différent, rappelle Farhan Ahmed. Le chat peut même être un contenu à part entière d’une certaine manière, ça peut ajouter du divertissement à un contenu qui est déjà divertissant », finit-il par ajouter. On se rendra donc sur Twitch, plus fixé sur le chat que le match ? Voilà qui est finalement dans l’air du temps : un temps d’attention qui fond comme neige au soleil.
Guillaume Laclotre
Tous propos recueillis par GL