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APOEL-Omonia, l’autre derby éternel
Ce samedi (18h30) à Nicosie, l’Omonia reçoit son rival absolu de l’APOEL en championnat, avant de le retrouver dès la semaine prochaine dans le cadre des quarts de finale de la Coupe de Chypre. En temps normal, un tel programme ferait saliver les supporters des deux camps, tant l’opposition entre la Vasílissa et la Τhrylos est exacerbée. Sauf que le coronavirus continue de maintenir le public hors des stades et que LE match de l’année se jouera de nouveau sans frères ennemis en tribune. Coup d'œil sur un derby éminemment politique.
Le match du 7 décembre 2020 est encore dans toutes les têtes des supporters de l’Omonia. Et pour cause, l’équipe d’Éric Bauthéac vient d’humilier l’APOEL, son rival de toujours, trois pions à zéro. Cette victoire, c’est une première depuis avril 2013, soit 27 rencontres toutes compétitions confondues. Autant dire une éternité, un gouffre, un nombre incalculable de chambrages et de moqueries de la part des supporters bleu et jaune. La performance est d’autant plus belle qu’au soir de cette victoire, l’Omonia est solide leader du championnat de Chypre, alors que l’APOEL patauge pour atteindre les places qualificatives pour la Ligue des champions, presque devenues une obligation pour la seule formation chypriote à avoir atteint les quarts de finale de la coupe aux grandes oreilles en 2012.
Pourtant, ce succès a un goût particulier, puisque l’Omonia n’a pas pu le célébrer avec le douzième homme, d’habitude si bouillant dans les travées du Stade GSP, pandémie oblige. « Avec ces conditions, cela ressemble plus à un match amical qu’un derby », confie Philippe, Français basé à Chypre et fervent supporter de l’APOEL depuis son plus jeune âge. Il faut dire que le derby de Nicosie représente le match de l’année pour les supporters. « Pour faire simple, c’est l’équivalent d’un Barça-Real ou d’un PSG-Marseille, mais à la sauce chypriote », ose même le professeur Christos Kassimeris, sociologue à l’université européenne de Chypre.
Voilà à quoi ressemble en temps normal ce match surnommé « το αιώνιο » (to aiónio, l’éternel en VF). « Une semaine avant, les deux équipes s’envoient des piques sur les réseaux sociaux pour exciter leurs supporters, explique Philippe. Le jour du derby, les APOEL ULTRAS se rejoignent à leur local tôt le matin pour se préparer. » Des centaines de personnes s’attellent alors à la préparation de tifos, chauffent les fumigènes et astiquent les tambours. « Deux heures avant le coup d’envoi, les supporters commencent à se préparer pour une grande course à moto, qui commence devant le fan club situé en centre-ville et se poursuit jusqu’au stade GSP. » Une fois sur place, chaque camp a son virage attitré : le Sud pour l’APOEL, le Nord pour l’Omonia et son principal groupe ultra : la Gate 9. Jamais ces derniers ne s’autoriseraient à pénétrer dans la tribune ennemie et inversement. De toute façon, les affluences relativement faibles empêchent généralement tout problème d’entassement. Il n’y a guère qu’une exception à la règle : « Lors des grands soirs de Coupe d’Europe, tout le stade est occupé par les fans de l’équipe qui reçoit », complète Christoforos Mavrommatis, autre sympathisant de l’APOEL. C’est d’ailleurs lors de l’une de ces soirées européennes que l’APOEL a réalisé son plus bel exploit sur la scène continentale. Et cocorico ! C’était en 2012, face à l’Olympique lyonnais, en huitièmes de finale de la Ligue des champions. Devant 22 000 spectateurs en transe, les Chypriotes avaient fait valser les Lyonnais aux tirs au but. Un bon souvenir qui reste à ce jour le record d’affluence d’un match des Jaune et Bleu sur la scène européenne.
Politique et football, deux faces d’une même médaille
Et sur la scène nationale ? 23 000 personnes, face à l’Omonia, évidemment. Plus précisément en 2002, soit un an après l’un des derniers titres remportés par la Vasílissa (la reine en VF), qui n’a plus écrit son nom au palmarès de la D1 chypriote depuis 2010. Autant dire que l’exercice en cours est particulièrement attrayant pour les fans vert et blanc, lesquels espèrent à nouveau faire tomber leur rival qui a enchaîné sept titres consécutifs entre 2013 et 2019 (la saison dernière ayant été abandonnée à cause du coronavirus), une période pendant laquelle l’Omonia galérait financièrement, avant d’être rachetée en 2018 par un homme d’affaires chypriote installé à New-York, Stavros Papastavrou. Pour nombre de fans de la Gate 9, ce virage assumé vers un but ouvertement capitaliste va à l’encontre des valeurs traditionnelles de leur club et les pousse, à la manière de ceux du FC United of Manchester jadis, à créer leur propre équipe : le PAC Omonia 1948. Son slogan : « Nous ne commençons pas, nous continuons. »
Mais de quelles valeurs traditionnelles parle-t-on au juste ? La réponse tient dans une étude selon laquelle 80% des supporters de l’Omonia se déclarent associés à l’AKEL, le parti communiste chypriote. Dit autrement, la Vasílissa est le club du peuple, tandis que la Τhrylos (la victoire en VF, l’autre surnom de l’APOEL), serait davantage celui de la bourgeoisie nicosienne. « Mais cette dichotomie tend à se perdre avec le temps », précise le professeur Kassimeris. « Son apogée, c’était il y a 30-40 ans. Aujourd’hui, on ne peut plus tellement opposer les deux clubs selon un schéma de classe, car les travailleurs n’appartiennent plus forcément au parti communiste comme c’était le cas auparavant. En revanche, la différence politique est encore bien réelle, et l’APOEL est assurément un club avec des fans de droite, tandis que ceux de l’Omonia sont fortement marqués à gauche. »
De frères unis à frères ennemis
Pour comprendre comment est née cette opposition, il faut, comme c’est souvent le cas, jeter un œil à l’histoire du pays. Depuis l’Antiquité, Chypre n’a cessé d’être occupée par des puissances étrangères, la dernière étant le Royaume-Uni, et ce, jusqu’en 1960, année où l’île obtient son indépendance. Ce sont d’ailleurs les Britanniques qui apportent le football dans leurs valises de colons à la fin du XIXe siècle, et la discipline séduit rapidement les élites hellénophones de l’île, partisanes d’une union de Chypre avec la Grèce. L’APOEL, dont le nom signifie en français Athletic football club des Grecs de Nicosie, est fondé en 1926 suivant ce modèle. Sauf que ce modèle, tout le monde ne le partage pas à Chypre, et nombreux sont ceux qui militent en faveur de l’indépendance de l’île. Le point de rupture survient donc en 1948, en plein pendant la guerre civile grecque (1946-1949), laquelle oppose l’armée gouvernementale à l’armée démocratique, soutenue par le parti communiste. « L’Association hellénique d’athlétisme a envoyé un courrier aux clubs chypriotes exigeant que leurs adhérents communistes se signalent, dans le but de les expulser de toute pratique sportive, résume Christos Kassimeris. Au sein de l’APOEL, cela va mener à une scission interne, puisque les joueurs qui refusaient cette décision vont s’associer pour créer… l’Omonia. »
Et le chercheur de préciser qu’une telle scission ne s’est pas seulement produite à Nicosie : « C’était également le cas à Larnaca ou à Famagouste, avant que la ville ne soit envahie par la Turquie. Tous ces nouveaux clubs marqués à gauche vont évoluer dans un championnat parallèle « de gauche », avant de fusionner avec celui « de droite » en 1953. Entre-temps, la rivalité a déjà trouvé un terreau fertile. » De quoi conférer au football chypriote un aspect éminemment politique, en tout cas bien plus ouvertement affiché que la moyenne.
Depuis le premier derby en 1953 et aujourd’hui encore, cette division se matérialise dans les tribunes, puisque les supporters de l’APOEL ne se considèrent pas comme Chypriotes-Grecs, mais comme Grecs. Ils militent d’ailleurs pour une unification du pays avec Athènes. Tout le contraire des sympathisants de l’Omonia, qui souhaitent que leur pays reste indépendant. « Lors des derbys, les fans de l’APOEL affichent le drapeau grec et le visage de Georges Grivas, un leader indépendantiste qui s’est battu contre les Britanniques, tandis que ceux de l’Omonia préfèrent celui de Che Guevara et affichent le drapeau chypriote en signe de leur attachement à l’indépendance de l’île », conclut Christos Kassimeris. Deux rivaux, deux points de vue diamétralement opposés, mais un seul amour, celui de son club, pour toujours.
Par Julien Duez et Analie Simon