- International
- Argentine
Ángela Lerena : « L’irruption des femmes dans le monde du sport peut aussi être intéressant économiquement »
Ángela Lerena est devenue jeudi dernier la première femme au commentaire de la sélection argentine lors de la rencontre face à l’Équateur à la Bombonera (1-0). Un évènement dans un pays agité par les mouvements féministes depuis cinq ans et où le football, souvent considéré comme le « dernier bastion machiste », commence à s’ouvrir peu à peu. Entretien pionnière.
Tu as presque volé la vedette à Messi ces derniers jours…Il y a eu une énorme répercussion. J’ai même eu l’impression à un moment que c’était devenu aussi important que le match dans le traitement médiatique ! Pour être honnête, ça m’a fait un peu peur, parce que je n’aime pas beaucoup quand les journalistes occupent le devant de la scène. On va dire que c’était exceptionnel. Juste pour cette fois.
Ça met forcément un peu la pression, non ?Je savais que je n’avais pas de marge d’erreur, parce que les femmes sont plus particulièrement observées. Avec les joueurs, on parle souvent de la pression. J’ai essayé de m’en inspirer en faisant abstraction de ce qu’il se passait autour et en évitant de penser que tout allait se jouer sur un seul match. J’ai « profité » du confinement pour bien me préparer. J’ai beaucoup échangé sur Zoom avec des entraîneurs pour analyser les styles de jeu, les différentes méthodes de travail, toutes les actualisations des règles de l’international board… Je suis arrivée plus tranquille grâce à ça. Et puis je me suis souvenue d’un rêve où j’étais avec Coco Basile, le sélectionneur qui a remporté les deux derniers trophées de l’Argentine à la Copa América en 1991 et 1993.
Comment ça ?J’ai rêvé qu’il voulait me faire jouer avec l’équipe première de Racing Club de Avellaneda. Je lui ai répondu : « Mais je ne joue pas bien ! » Il m’a dit : « Contente toi de faire une bonne passe à tes coéquipiers et tout va bien se passer. » C’était un rêve, hein ! (Rires.) Mais je m’en suis souvenue pour le match et me suis dit : « Je vais faire des bonnes passes à Pablo Giralt et Sergio Goycochea et tout va bien se passer ! » (N.D.L.R. : le commentateur et le consultant, ancien gardien de but de la sélection, qui l’accompagnent pour la retransmission sur la télévision publique.)
@angelalerena
Concrètement, qu’est-ce que ça signifie dans la société argentine qu’une femme commente la sélection ?Il faut savoir qu’ici, il y a un mouvement féministe très important et dynamique qui a émergé depuis cinq ans (N.D.L.R. : avec l’apparition du collectif Ni Una Menos pour protester contre les féminicides). Des millions d’Argentines sont par exemple descendues dans les rues en 2018 lors du dernier vote au Congrès pour légaliser l’avortement (N.D.L.R. : texte adopté par les députés avant d’être finalement rejeté par les sénateurs). Les lignes sont peu à peu en train de bouger dans tous les espaces où interviennent des femmes, notamment dans les médias et le sport. Cela fait 25 ans que je suis journaliste sportive. Nous sommes nombreuses dans ce milieu, mais on commence vraiment à voir les choses que l’on peut changer dans un secteur traditionnellement très machiste. Ce qui nous surprend agréablement, c’est qu’il y aussi des hommes qui participent activement à ce changement. Évidemment pas tous. Il y a encore beaucoup de résistance, de violence symbolique envers les femmes. Mais il y a beaucoup de joueurs ou entraîneurs qui sont heureux de voir le foot sortir de cette sphère 100% masculine.
Les clubs argentins semblent de plus en plus sensibles à ça…Durant la pandémie, j’ai animé plusieurs ateliers sur la question de l’égalité des genres dans le sport avec des effectifs, des joueurs de 18 à 21 ans de réserve jusqu’aux équipes de premières divisions. Ce sont les clubs qui sont demandeurs. La plupart ont désormais des services dédiés à ces questions-là. Ils veulent que leurs footballeurs aient les outils nécessaires pour comprendre, soient sensibilisés notamment au sujet des violences faites aux femmes (N.D.L.R. : plusieurs affaires ont concerné des joueurs du championnat argentin encore récemment). Je leur parle beaucoup de leurs droits comme jeunes adolescents. Par exemple, le fait de choisir le genre d’homme qu’ils veulent être, ne pas se laisser guider par ce que la culture dit : qu’ils doivent être forts, ne pas pleurer, ne pas douter, être celui qui doit subvenir aux besoins de leurs familles. On évoque beaucoup les stéréotypes de genre. Il y a un désir dans le monde du foot de voir si on peut vivre mieux.
HISTORIA! Tonight is the start of @FIFAWorldCup qualifiers in South America. It’s also the first time in history that a woman will commentate on a ?? men’s international match. ?⚽️?Congratulations @Angelalerena. ? https://t.co/wn0Mvm1f29
— FIFA Women’s World Cup (@FIFAWWC) October 8, 2020
Les portes s’ouvrent un peu plus aux femmes ?Les clubs commencent à le faire. Ça n’a pas de sens de vouloir nous exclure. Je dis souvent aux dirigeants que l’irruption des femmes dans le monde du sport peut aussi être intéressant économiquement, car cela va apporter plus de téléspectateurs, plus de personnes qui vont vouloir acheter un maillot ou payer une entrée pour aller au stade. Il y a un « boom » qui arrive avec des millions de femmes qui vont vouloir être joueuses, dirigeantes, arbitres, spectatrices ou même journalistes. Je m’étais préparée à ça, et c’est pour ça que je suis bien consciente de la signification de la position où je me trouve actuellement, poussée par tout un mouvement. Moi, je vais pouvoir aider pour qu’il y ait de nouvelles journalistes. Mes collègues font la même chose. Chaque fois qu’elles ont de la visibilité, elles parlent d’inclusion et poussent d’autres femmes à se lancer. C’est ce qui va transformer ce milieu.
La dernière Coupe du monde féminine, avec des matchs retransmis en direct à la télévision publique, et l’émergence d’une figure charismatique comme la numéro 10 argentine Estefania Banini ont changé des choses ?Enormément. Il faut se souvenir qu’il y a trois ans, la fédération présentait le nouveau maillot de la sélection féminine avec des mannequins à la place des joueuses pendant que Messi et ses coéquipiers posaient avec leur tunique neuve. Quelques semaines avant, les footballeuses avaient fait grève parce qu’elles n’avaient pas eu de matchs et d’entraînement pendant un an et demi avec la sélection. Les joueuses, poussées par le contexte des mouvements féministes, ont pris la parole, et ça a permis de faire avancer les choses jusqu’à la professionnalisation du football féminin. C’est encore limité parce qu’il y a peu de contrats et pas énormément d’argent, mais c’est déjà beaucoup plus que ce qu’il y avait il y a un an.
Il y a quelques semaines, la fédération brésilienne a annoncé l’égalité salariale entre les hommes et les femmes de la Seleção. C’est envisageable en Argentine ? Elle pourrait être mise en place, mais moi, je préfère que l’on commence par le bas de l’échelle pour améliorer ensuite le haut. Je voudrais qu’il y ait des divisions inférieures pour que les femmes puissent commencer à apprendre à jouer au foot dès 5 ans et non pas à 18 ans comme c’est le cas actuellement. Quand les gamines qui ont eu du talent arrivent dans les clubs aujourd’hui, elles jouent directement en première division avec un gros déficit tactique, technique et physique. Il faut améliorer la base. Ici à l’école, en éducation physique, les garçons peuvent choisir le foot, mais pas les filles. Elles n’ont pas l’option ! J’en ai parlé récemment avec la secrétaire d’État aux sports. On a besoin pour que le football féminin se développe que des millions de petites filles aient tout simplement accès au sport ! Qu’elles puissent rencontrer le ballon à l’école pour savoir si elles aiment ça !
Tu as reçu beaucoup de messages ces derniers jours ?Beaucoup de soutien de femmes qui me disaient : « Je suis avec toi ! Je joue avec toi ! Je vais voir le match pour toi. Tes buts sont les miens. » C’est le plus beau qu’il puisse t’arriver. Parce que même si c’est une réussite individuelle, c’est une réussite atteinte grâce au collectif et qui va aider le collectif à encore grandir. Ça me rend très fière. Et en plus de ça, j’adore le foot ! Ce n’est pas comme si mon unique objectif était l’égalité des genres ! L’amour de ma vie, c’est le football avec une perspective d’intégration de ceux qui sont écartés pour des raisons culturelles ou de genre.
Felicitaciones @AngelalerenaCon mucho amor y admiración, te abrazamos fuerte, compañera#Antiprincesa @ChirimboteEdVa este hermoso texto de @ayelenpujol?? pic.twitter.com/GhMY4hDGZv
— #ROFerrer (@RoFerrerIlustra) October 5, 2020
En parlant de ceux qui sont écartés, tu sais pourquoi Di María n’est plus appelé en sélection ? Parce que le sélectionneur Lionel Scaloni n’est pas très clair à ce sujet…Je n’ai pas d’informations, mais une perception. Scaloni mise sur de jeunes joueurs. Il y a une rénovation importante de la sélection depuis le dernier Mondial. Dans le rassemblement actuel, sept seulement étaient en Russie. Ce que j’interprète, c’est qu’il veut un groupe qui ne soit pas chargé de la frustration des campagnes précédentes. Je pense qu’il souhaite entourer Messi de gens « neufs » . Moi, j’adore Di María. J’aurai toujours envie qu’il soit avec la sélection, mais j’ai l’impression que Scaloni raisonne comme ça et que son idée de rénover est en train de fonctionner. De nouveaux noms apparaissent. Nous avons des individualités qui sont parfois sous-estimées ici. J’entends parfois que nous n’avons pas des joueurs de top niveau. Je ne suis pas d’accord. On a Lautaro, Dybala, Ocampos, Tagliafico, Papu Gómez ou Paredes qui donne une identité au milieu de terrain, même s’il manque encore la bonne façon d’exploiter son maximum.
L’espoir de gagner une Coupe du monde avec Messi est encore fort chez les Argentins ou une forme de résignation s’est installée ?Ici, on est parfois un peu extrême. On pense qu’on est les meilleurs du monde, qu’on va tout gagner et faire le tour d’honneur avec la coupe. Mais à d’autres moments, on trouve aussi qu’on est les pires et que notre époque de gloire est passée. Je pense qu’il faut avoir un optimisme modéré. Ce qui est certain, c’est que nous avons des joueurs de haut niveau, un entraîneur qui semble avoir des idées intéressantes. Même s’il n’a pas encore pu bien le montrer, on a aperçu quelques bons passages depuis deux ans. Il manque le fonctionnement, savoir comment joue l’Argentine et surtout trouver qui doit entourer Messi. C’est émouvant de le voir avec huit joueurs autour de lui, mais s’il n’a personne sur qui s’appuyer, ça ne sert à rien. On espère que l’on va voir des solutions apparaître au fil des matchs. Et je suis très enthousiaste de pouvoir le raconter à la télé !
Propos recueillis par Georges Quirino Chaves, à Buenos Aires