- Rétro – Ce jour-là – 25 avril 1984
Anderlecht contre Forest, la demi-finale de la suspicion
C'était il y a tout juste 30 ans. La C3 s'appelait Coupe UEFA et la grande équipe d'Anderlecht défendait son titre en affrontant en demi-finale l'équipe anglaise de Nottingham Forest, emmenée par l'immense Brian Clough. Battus 2-0 à l'aller, les Belges allaient renverser la situation au retour à Bruxelles en s'imposant 3-0. Un résultat inespéré ? Oui, et surtout très louche, tellement louche que la justice s'en est mêlée, sans jamais réussir à trancher, malgré près de dix années de procédure.
Le 25 avril 1984, donc. Anderlecht et Nottingham Forest s’affrontent au Parc Astrid de Bruxelles, pour le compte des demi-finales de la Coupe UEFA. C’est le match retour qui se joue. Les Belges sont les tenants du titre de la compétition, mais ils ont été sérieusement malmenés à l’aller au City Ground de Nottingham, avec une nette victoire anglaise 2-0, doublé de Steve Hodge. Les Mauves n’ont pas le choix : s’ils veulent défendre leur titre en finale, il leur faut sortir un gros, un très gros match. Marquer trois fois sans encaisser un but, dans le meilleur des scénarios. Le stade est plein, le public y croit. Dès la 18e minute de jeu, Enzo Scifo ouvre la marque, lançant idéalement la rencontre. Si le défi semble fou, il n’est dès lors plus irréalisable. Mais en face, Forest tient bon et défend vaille que vaille l’avantage acquis à l’aller. Sur le banc, le mythique entraîneur Brian Clough encourage ses ouailles, lesquels tiennent le coup jusqu’au début de la seconde période et une percée de l’attaquant danois d’Anderlecht Kenneth Brylle Larsen. Celui-ci pénètre dans la surface anglaise, semble prendre le dessus sur le défenseur anglais Kenny Swain, mais s’écroule, sans que la vidéo du match ne montre de gros contact entre les deux joueurs et encore moins de faute du second sur le premier. L’arbitre espagnol Emilio Guruceta-Muro siffle pourtant pénalty, que Brylle Larsen transforme pour le 2-0. Il reste plus d’une demi-heure à jouer avant une éventuelle prolongation. Déchaînés devant leur public, les Bruxellois finissent par trouver une troisième fois la faille dans la défense adverse, grâce à Erwin Vandenbergh à la 86e. Le RSCA jubile, mais repasse tout proche de l’élimination quand, sur un dernier corner obtenu par Forest, le défenseur Paul Hart marque in extremis le but du 3-1, qui doit permettre aux Anglais de reprendre l’avantage via la règle du but à l’extérieur. À eux la finale ? Non, car l’homme en noir invalide le but de Hart. « Le gardien d’Anderlecht était déjà en train d’engueuler ses défenseurs quand le coup de sifflet de l’arbitre a retenti, s’est souvenu Hart pour une interview au Guardian en décembre dernier. Personne ne comprenait la raison de ce coup de sifflet. J’ai demandé à Ian(Bowyer, un coéquipier, NDLR) : « T’étais hors-jeu ? Ou bien t’as fait faute ? » « Sois pas stupide », il m’a répondu. Mais le but a bel et bien été annulé. »
La qualification revient donc à Anderlecht, qui s’inclinera ensuite en finale face à d’autres Anglais, les Spurs de Tottenham, lors d’une cruelle séance de tirs au but. Mais revenons-en à nos moutons et à cette demi-finale si controversée. Le coup de sifflet final est donc sifflé sur ce score de 3 à 0. Si les Anglais sont furieux, ils font en sorte de contenir leur rage. Hart encore : « Une des choses que Brian Clough enseignait à ses équipes était de ne jamais se plaindre des décisions de l’arbitre quelles qu’elles soient. Donc on a juste rejoint notre avion après le match et on est rentrés à la maison. Nous avions un match à préparer le week-end suivant contre Stoke City. » Également interrogé par le Guardian, le journaliste de la BBC Pat Murphy, présent à Bruxelles, a plus de souvenirs de cet après-match : « Parmi les fans de Forest qui avaient fait le déplacement, il y avait quelques têtes boulées et l’ambiance au coup de sifflet final était électrique. Clough a donc décidé de calmer le jeu en se précipitant vers l’arbitre dès la fin du match pour lui serrer la main. Sans nul doute il aurait préféré lui serrer le cou à la place, mais il s’est contenté de lui jeter un regard sans équivoque. » Classe et intelligent, Brian Clough avait compris que son équipe et lui s’étaient fait rouler, mais qu’il ne pouvait rien y faire. Sans preuve, à quoi bon crier au scandale ? Il y avait bien ces troublantes allées et venues de dirigeants bruxellois dans le vestiaire de l’arbitre en ce soir du 25 avril. Il y avait bien aussi la sulfureuse réputation de cet étrange arbitre espagnol, aussi expérimenté que redouté, mais c’est bien trop maigre… L’affaire Anderlecht/Forest ne va en fait véritablement naître qu’en 1997, quand deux voyous notoires du milieu de la ville d’Anvers, Jean Elst et René van Aeken, contactent la presse belge. Ils ont des révélations à faire, disent-ils. Et ils déballent : oui, la demi-finale de la C3 84 était truquée. S’ils le savent, c’est qu’ils sont pleinement mouillés dans l’histoire : c’est Jean Elst lui-même qui aurait servi d’intermédiaire entre le club et l’arbitre Guruceta-Muro, en remettant à ce dernier la somme d’un million de francs belges, l’équivalent de 25 000 euros. Sitôt la rencontre terminée et le score entériné en faveur d’Anderlecht, Elst aurait décidé de faire chanter les dirigeants du club, en leur affirmant qu’il détenait des preuves enregistrées et manuscrites de la corruption. Et quand Elst va en prison pour une autre affaire, c’est son pote René van Aeken qui prend le relais et continue de mettre la pression sur le RSCA, soutirant de jolies sommes pour acheter leur silence.
« Les images télé ne sont pas preuve suffisante de fraude »
Le chantage va durer plus d’une décennie. Fin 1996, le président historique d’Anderlecht Constant Vanden Stock cède sa place à son fils Roger. Ce dernier envoie bouler les lascars d’Anvers, qui s’empressent donc d’aller balancer l’affaire aux médias. Mais que vaut leur parole ? Pas grand-chose. Sauf qu’en septembre 1997, Constant Vanden Stock confirme en partie leurs accusations. Oui, l’ex-boss des Mauves reconnaît que l’arbitre de la demi-finale a bien reçu 1 million de francs belges. Mais de une, c’était de son argent personnel et pas celui du club ; et de deux, c’était seulement un prêt, car il savait l’Espagnol aux abois financièrement. En aucune manière il ne s’agissait d’influer sur le résultat sportif. Forcément pourtant, le scandale éclate. L’achat présumé d’un arbitre pour un match européen, c’est énorme. L’UEFA sévit en premier en décidant de bannir pour une saison le club de ses compétitions. Une sanction qui sera finalement annulée : les faits sont prescrits. Sur le plan judiciaire, le tribunal de Bruxelles reçoit une plainte dès 1998, déposée par les 15 joueurs de Forest présents ce soir-là et par le club lui-même. Chaque joueur réclame 420 000 euros, au titre du préjudice subi, et le club 3,6 millions. En cumulé et en comptant les intérêts, Anderlecht risque donc de raquer plus de 10 millions d’euros. Mais après une décennie de procédure, l’affaire est finalement classée sans suite en avril 2007. Anderlecht ne sera jamais condamné. Pénalement, le club et ses dirigeants sont innocents, le scandale n’en est pas un, même si dans les faits, il semble très probable qu’il y ait eu magouille. Pourquoi la justice n’a pas pu condamner le RSCA ? « Les images télé ne sont pas preuve suffisante de fraude » , a rétorqué Me Deleu, l’avocat du club, en 2007. D’autant plus que l’extrait filmé du corner dans les arrêts de jeu a mystérieusement disparu… Quant aux témoins, il n’y en a plus, à part les deux zigotos anversois. L’arbitre Emilio Guruceta-Muro s’est tué dans un accident de la route en 1987 et le président Constant Vanden Stock est décédé en 2008.
Par Régis Delanoë