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Analyse tactique du rôle du libero

Par Alexandre Pedro et Markus Kaufmann, avec Charles Alf Lafon
Analyse tactique du rôle du libero

Il a donné sa légende à Franz Beckenbauer, une carrière internationale à Laurent Blanc et même un Ballon d’or à Matthias Sammer. Pendant plus d’un demi-siècle, le libero a épousé toutes les évolutions tactiques avant d’être poussé vers la sortie dans les années 1990 avec la généralisation de la défense en zone. Reste une histoire, et le nom de poste le plus classe que le foot ait enfanté.

Bras tendus et torse bombé, les onze Allemands effectuent fièrement le salut hitlérien face à la tribune présidentielle du stade de Colombes, ce 9 juin 1938. Cinq jours plus tôt, ils ont pourtant buté sur une surprenante équipe suisse (1-1) en huitièmes de finale du mondial français. La règle de l’époque veut que la rencontre soit rejouée. Personne n’imagine les Helvètes tenir tête à cette Allemagne une seconde fois. D’autant plus que celle-ci s’est renforcée trois mois avant en incorporant cinq artistes autrichiens à la suite de l’Anschluss. À la puissance germano-autrichienne, la Nati n’a que sa vaillance à opposer et un système de jeu aussi défensif que révolutionnaire. Ironie de l’histoire, ce schéma germe dans la tête de son sélectionneur autrichien, Karl Rappan. Pour contrer le WM allemand, il érige un mur hermétique avec trois lignes de trois et un défenseur décroché devant le gardien. Exemptée de marquage, cette sentinelle intervient en dernier recours. Rappan a théorisé un jour son invention dès sa prise de fonction : « Le football suisse était dans un terrible état d’infériorité par rapport à ses voisins. J’étais certain que ma tactique nous rendrait moins dépendants de la qualité des individualités. » Avec ce principe, la Suisse fait chuter l’Allemagne (4-2). Encore groggy par la défaite, face à la tribune principale, les représentants vaincus du nazisme ne lèvent qu’à moitié le bras droit, certains le laissent même le long du corps. L’orgueil national-socialiste sort touché de la leçon tactique infligée par Rappan. Son défenseur décroché apparaît alors comme un poste sans nom. On sait juste que son modèle originel s’appelle Stelzer… Adolf de son prénom.

Picchi, « le défenseur des défenseurs »

Le Suisse a été sans le savoir la matrice d’un poste amené à devenir la norme pendant plus de trente ans. Mais si le libero a Karl Rappan pour père biologique, son tuteur légal reste Helenio Herrera. En 1960, le Franco-Argentin quitte le banc du FC Barcelone pour l’Inter. Fils d’anarchistes espagnols réfugiés en Argentine puis au Maroc et élevé à Paris, Herrera détonne dans une Italie du football corsetée. « Il a révolutionné le foot pour l’amener dans le monde moderne, ose même Tarcisio Burgnich, stoppeur emblématique de l’Inter des années 1960. Encore aujourd’hui, certains entraîneurs sont moins avancés que lui. Tout le monde est surpris par les méthodes de Mourinho et d’autres, mais il les appliquait déjà dans les années 1960. » En 1962, « Il Mago » sort un nouveau tour de son chapeau avec un inédit 1-4-3-2 où Armando Picchi prend place comme libero. Car depuis la fin des années 1950, le défenseur décroché de Rappan répond enfin à un nom ; un patronyme né de la plume de Giovanni Brera, directeur de la Gazzetta dello Sport et ancien militant antifasciste, après une fessée historique de la Juve face à l’AC Milan (7-1) : « Pour pallier les insuffisances du WM, le stoppeur central doit être accompagné d’un autre défenseur libre de toute tâche de marquage », écrit Brera. Libero signifie « libre »dans la langue de Dante. Mais dans son acceptation italienne, la liberté du libero tient de l’illusion. « Picchi ne montait pas du tout, resitue Burgnich. Je me souviens bien des discours d’Herrera :« Toi, t’es défenseur. Ton objectif, c’est de ne pas faire marquer les adversaires. Aucune erreur. Toi, t’es attaquant. Ton objectif, c’est de la mettre au fond. » Picchi, lui, c’était le défenseur des défenseurs. »

Beckenbauer, les chiottes et la Corée du Nord

Rétrospectivement, le choix de Picchi relève de l’énigme. Comment un latéral fougueux, mais techniquement vulgaire a pu devenir le patron de la défense la plus légendaire de l’histoire de ce jeu ? Du haut de son petit mètre soixante-dix, le Toscan est d’abord assez rapide pour colmater les brèches de la ligne Burgnich-Guarneri. Mais au-delà de ses qualités intrinsèques, il incarne ce que les Italiens aiment appeler un « entraîneur sur le terrain ». Et cette Inter en a besoin, si on en croit la légende d’après laquelle les problèmes de vue d’Herrera l’empêchaient d’aider son équipe en cours de match. De 1962 à 1967, les Milanais encaissent seulement 0,77 but par match, et en marquent 1,98. Catenacciopour certains, football direct à l’état pur pour d’autres : cette vision du jeu divise l’Italie. Gianni Rivera exprime publiquement ses doutes face à l’utilité du libero. Le sélectionneur italien Edmondo Fabbri prend parti pour le capitaine de l’AC Milan. Conséquence : Guarneri, Facchetti et Burgnich s’envolent pour le mondial anglais de 1966, mais pas Picchi. Les Italiens optent pour le contrôle du milieu de terrain, mais rentrent sous les tomates après l’humiliation nord-coréenne. Le premier grand libero meurt lui d’une foudroyante tumeur à la colonne vertébrale le 26 mai 1971, à 35 ans, alors qu’il était devenu l’entraîneur de la Juventus.

Que l’Allemand ramène son cul devant, je n’ai pas payé un million de dollars pour un gars qui rôde derrière.

Avant sa mort, Picchi a eu le temps de voir un héritier ouest-allemand, Franz Beckenbauer, briser les chaînes qui ont toujours entravé ses semblables. « L’opinion générale est que j’ai inventé le libero », laisse entendre l’intéressé. Faux. Le Kaiser n’a pas inventé le poste, il l’a réinventé. Et sans doute mythifié. Beckenbauer n’est pas né libero, il a décidé de le devenir. En 1968.« Au début, j’étais un milieu conventionnel, ose-t-il dans son autobiographie. Et puis j’ai commencé à regarder Facchetti, l’intenable latéral gauche de l’Inter, et il m’a donné l’esprit d’aventure. Facchetti était brillant, mais en tant que latéral, il était limité par l’espace. En tant que défenseur central, je pouvais aller n’importe où. » Parce qu’il a la technique et la vision, Kaiser Franz détourne le poste de sa fonction d’origine.« Il a été le premier à profiter de sa liberté de libero, synthétise l’entraîneur suisse Daniel Jeandupeux. Il analysait et intervenait dans le jeu offensif de son équipe selon ses intuitions qui étaient presque toujours géniales. » Mais cette liberté passe par l’asservissement de ceux qui l’entourent : Hans-Georg Schwarzenbeck au Bayern et Berti Vogts en sélection, prêts à suivre leur attaquant partout « même s’il va aux chiottes », comme Herrera l’intimait à ses défenseurs. Un jeu caricatural selon Ángel Cappa, qui place le libero sur le banc des accusés : « Avant, les équipes pratiquaient le marquage homme à homme, et donc le libero était le seul joueur laissé libre par une telle méthode. Mais à sa création, le football ne se jouait pas homme à homme, c’est l’apparition de systèmes très défensifs qui a fait surgir le rôle du libero. »

Résistance à l’italienne

Un autre football est possible, murmurent certains dans le courant des années 1970. « Menotti jouait déjà sans libero en 1978 », rappelle Cappa. En Europe, le souffle nouveau vient des Pays-Bas, et plus précisément du cerveau de Rinus Michels, entraîneur de l’Ajax et père du football total. Une première pierre dans le jardin du marquage individuel tel qu’il se concevait à l’époque. Beckenbauer pressent que sa parenthèse enchantée s’achève : « Les équipes ont commencé à passer du marquage individuel au marquage en zone. Et maintenant, le libero doit aussi s’occuper d’un joueur, et n’est plus aussi libre qu’avant. » Après trois C1 et une Coupe du monde, le Kaiser installe son trône au New York Cosmos, où son président, Steve Ross, demande à l’entraîneur Eddie Firmani« que l’Allemand ramène son cul devant », parce qu’il « n’a pas payé un million de dollars pour un gars qui rôde derrière ». Beckenbauer refuse et termine sa carrière en homme et défenseur libre. Mais le Kaiser en était persuadé avant son exil américain, le libero est une espèce désormais menacée, surtout en dehors des frontières italiennes.

Heureusement que le libero est mort, pour notre bien à tous. Je remercie l’évolution du football pour ça.

Quand le Suisse Daniel Jeandupeux prend les commandes de Toulouse en 1983, il ose la zone totale et range le libero au placard. « On était la première équipe française à évoluer sans », rappelle-t-il. L’audace paye, le TFC réalise l’une des meilleures saisons de son histoire (cinquième). Non sans quelques moments de flottement au début : « Avec une défense de zone sans libero, vous allez vous retrouver avec des deux-contre-un. Je me souviens de Christian Lopez, qui avait été le libero de Saint-Étienne, hurler à ses coéquipiers :« Ne le prenez pas à deux, ne le prenez pas à deux ! » Mais nos adversaires étaient encore plus décontenancés, ils n’avaient pas l’habitude de ne pas être suivis partout sur le terrain. »

Baresi, « le Maradona de la défense »

Au début des années 1990, les tenants de la zone finissent par l’emporter sur les partisans du marquage individuel. Même l’Italie tourne le dos aux principes chers à Herrera. La conversion ne se fait pas d’un claquement de doigts. Car si le football international a son histoire tactique, la tactique dans le football italien a sa propre histoire. Au mondial 1982, l’Italie de Bearzot part avec l’idée de jouer en « zone mixte » : une défense en marquage individuel, Gaetano Scirea en libero élégant, et une formation qui défend en zone sur le reste du champ de bataille. En championnat, c’est le Suédois Nils Liedholm, un étranger, qui, le premier, impose la zone. Après avoir gagné le dixième Scudetto du Milan en 1979 avec le jeune Franco Baresi en libero magnifique, il innove quand il prend les commandes de la Roma en août 1979. « J’ai devant moi trois ans, un beau cycle, et on va commencer à jouer en zone, avec le double libero, annonce-t-il alors. En 1958, le Brésil a gagné le mondial avec deux liberos et a séduit toute la planète. On essayera dans notre petit monde. Dans le football, inventer de nouvelles choses, ça signifie revenir à des modes tactiques antiques… » Si, d’abord, la zone et le libero cohabitent, le titre de 1983 est le premier de la zone. Plutôt que d’admettre sa mort, on préfère même parler de « double libero ».

Mai 1987, Silvio Berlusconi installe un inconnu débarqué de Parme sur le banc de son Milan. Arrigo Sacchi accélère la révolution entamée par Liedholm : « En Italie, on pense que le football est un sport de spécialités, toujours individuel. C’est impossible, il y a onze personnes qui jouent ensemble. » Les buteurs doivent presser, les milieux doivent défendre, les défenseurs doivent monter, et le libero doit cesser d’exister. Franco Baresi est toujours là, mais il joue maintenant au niveau de la ligne du milieu de terrain. Chaque joueur se retrouve avec une zone à couvrir, et non plus un adversaire à marquer : « Je voulais onze joueurs qui jouent comme s’ils n’en étaient qu’un. C’est seulement ainsi que l’on multiplie les capacités de chacun. » Entre ses défenseurs et ses attaquants, Sacchi exige une distance maximale de vingt-cinq mètres. Conséquence, le libero n’est plus libre, il est attaché aux autres.

Neuer, l’héritier

Jusqu’au début du nouveau millénaire, l’Allemagne résiste, elle, encore à la disparition inéluctable du libero et continue à recycler ses meneurs de jeu aux jambes fatiguées. « Reculer comme libero était un processus naturel pour un joueur qui prend de l’âge. Pour évoluer en milieu de terrain, vous avez besoin d’énergie, et quand vous allez sur vos 35 ans, vous ne l’avez plus forcément », plaide le préretraité Lothar Matthäus. Numéro 10 de la défunte RDA, Matthias Sammer devient le dernier grand 5 d’une Allemagne réunifiée qu’il mène au titre à l’Euro 1996, et empoche le Ballon d’or. Un anachronisme déjà à l’époque, tant la défense en zone (avec un axial à droite et l’autre à gauche) est devenue la norme universelle. « Heureusement que le libero est mort, pour notre bien à tous. Je remercie l’évolution du football pour ça », se réjouit Ángel Cappa.

Pour pallier les insuffisances du WM, le stoppeur central doit être accompagné d’un autre défenseur libre de toute tâche de marquage.

Mort, pas complètement : son fantôme resurgit parfois sous les traits d’un Piqué des bonnes années ou d’un Thiago Silva des bons jours. Ces « axiaux » qui défendent debout, relancent propre et se permettent à l’occasion une cavalcade balle au pied. Dans une défense à trois, l’homme du milieu endosse une partie des fonctions dévolues au libero. « À la Juve, il y a eu Bonucci qui jouait de façon très différente par rapport aux autres centraux, note Burgnich. Il n’était pas beaucoup plus reculé parce que c’est impossible dans le football moderne, mais il avait plus de temps pour manœuvrer et il dirigeait les deux autres (Chiellini et Barzagli, N.D.L.R.), qui étaient plus engagés dans les duels. » Mais le libero 2.0 a peut-être migré ailleurs. Il vit en cage, porte des gants et un maillot distinctif. Le gardien serait devenu le défenseur décroché d’aujourd’hui ou de demain. L’idée tenait plus du concept que de la réalité avant un certain Allemagne-Algérie au Brésil en 2014. Lors de ce huitième de finale de Coupe du monde, la Mannschaft évolue très haut et laisse la gestion de la profondeur à son portier. Manuel Neuer touche vingt et un ballons en dehors de sa surface. Andreas Köpke, en charge des gardiens des champions du monde, résumera simplement la performance : « Ai-je déjà vu un si bon libero ? Franz Beckenbauer, peut-être. »

Franz Beckenbauer

Article paru initialement dans le Hors Série 100% Tactique de SO FOOT

Dans cet article :
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Dans cet article :

Par Alexandre Pedro et Markus Kaufmann, avec Charles Alf Lafon

Propos recueillis par MK et AP, sauf ceux de Karl Rappan dans France Football, ceux de Nils Liedholm dans Guerin Sportivo et ceux de Lothar Matthäus dans FourFourTwo.

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