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Amnesty International France et Football Supporters Europe : « Il y a une culture sport et droits de l’homme à construire en France »

Propos recueillis par Jérémie Baron
Amnesty International France et Football Supporters Europe : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Il y a une culture sport et droits de l&rsquo;homme à construire en France<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

C'est un combat qui est malheureusement toujours d'actualité, en 2022 : à neuf mois du Mondial qatari, Football Supporters Europe (organisation de coordination des supporters européens) et Amnesty International France unissent leur force pour exiger le respect des droits des travailleurs dans l'émirat. L'occasion pour Lola Schulmann (chargée de plaidoyer d'Amnesty) et Ronan Evain (directeur exécutif de FSE) de réaffirmer ici leur volonté de faire bouger les lignes, mais aussi de sensibiliser les supporters avant le coup d'envoi de la Coupe du monde de la honte.

Cela fait des années que vous évoquez la situation des travailleurs au Qatar. Est-ce que quelque chose a réellement changé ou évolué en plus de dix ans ?Lola Schulmann (Amnesty) : Bien entendu, et heureusement. À partir du moment où le Qatar, en 2018, a ratifié deux traités internationaux majeurs en matière de droits humains, c’est un pas. Il y a aujourd’hui des évolutions législatives, un cadre législatif qui n’existait pas il y a dix ans ; mais ce qu’on constate, c’est que ça ne change pas sur le terrain. Ce partenariat avec Football Supporters Europe a pour but de toucher le monde du foot et de toucher les supporters qui décideront ou non de se rendre au Qatar. Ronan Evain (FSE) : Nous, on partage et on répercute le message des organisations dont c’est le rôle, comme Amnesty, la Confédération syndicale internationale, Human Rights Watch, etc. Notre travail, c’est de faire en sorte que les groupes de supporters d’équipe nationale soient les mieux informés possible sur la situation. La décision d’y aller ou non, elle est personnelle, en fonction de la sensibilité de chacun. L’idée est de faire ce qu’on peut pour diffuser le message. Pas qu’en France : on développe aussi cette relation avec Amnesty en Belgique, au Danemark, en Norvège ou encore en Allemagne.

La lumière braquée sur le Qatar via l’organisation du Mondial a permis d’améliorer en partie les conditions de travail dans le pays ?LS : Bien sûr. Lorsqu’il y a plus d’un an, Amnesty a sorti un rapport sur les travailleuses domestiques, on a mis la lumière sur la situation de ces femmes qui travaillent quatorze heures par jour, qui n’ont parfois qu’une seule journée de repos dans la semaine, qui sont parfois victimes de violences sexuelles de la part de leur employeur. Ça permet de porter la voix de ces femmes vers le grand public, mais aussi vers les décideurs. Les travailleuses domestiques ne doivent pas être les grandes oubliées des réformes du Qatar.

À neuf mois du Mondial au Qatar, alors qu’il s’agit de la prochaine grande compétition internationale, n’avez-vous pas peur qu’il soit trop tard pour éveiller les consciences ?LS : Au contraire. C’est maintenant que nous allons pouvoir interpeller les différentes fédérations nationales pour leur dire : vous allez vous rendre au Qatar, quelles infrastructures allez-vous utiliser, quel hôtel et transports pour les joueurs, comment êtes-vous sûrs qu’il n’y aura pas de violation de droits de ces travailleurs ?RE : Les gens prennent leur décision aujourd’hui. Les billets à destination des supporters vont être mis en vente à partir du mois d’avril, donc c’est aujourd’hui qu’il est important que les gens soient informés.

Ces hommes se retrouvent dans un cycle d’exploitation sans fin, où la liberté d’expression n’est pas respectée, où le droit de former des syndicats n’est pas respecté, et la question des décès de milliers de travailleurs migrants reste toujours actuelle.

La situation des travailleurs au Qatar était-elle déjà aussi problématique avant les chantiers de la Coupe du monde 2022 ?LS : Le système qui préexistait avant 2010 est le système de kafala, qui malheureusement existe depuis les années 1960, et l’on voit encore ses conséquences aujourd’hui. On a un système de parrainage et de mainmise de l’employeur vis-à-vis de ses employés et salariés. La Coupe du monde n’a fait que renforcer ce système, puisqu’il a fallu embaucher plus de personnes de manière très rapide, que ces personnes soient complètement à disposition de l’employeur pour être sur les chantiers des stades et des autoroutes. À quelques mois de la Coupe du monde, c’est encore en chantier pour certains cas. Le Qatar a mis en place de nouvelles législations, ratifié un accord avec l’organisation internationale du travail et signé les pactes internationaux pour la défense des droits civiques et politiques, et pour les droits économiques et sociaux. Aujourd’hui, les droits ne sont pas au rendez-vous. Depuis 2010, on a de plus en plus de travailleurs migrants au Qatar. Ils se sont pour la plupart endettés pour s’y rendre et pour payer des frais de recrutement, parce que pour certains, les salaires ne sont pas versés ou alors avec des mois de retard… La situation reste terrible pour ces familles, pour ces hommes qui se retrouvent dans un cycle d’exploitation sans fin, où la liberté d’expression n’est pas respectée, où le droit de former des syndicats n’est pas respecté, et évidemment la question des décès de milliers de travailleurs migrants qui reste toujours actuelle (plus de 6500 depuis 2010).

Les morts sur les chantiers sont encore nombreux ?LS : Ça demeure une réalité. Ils travaillent parfois sous 40-45 degrés, les conditions sont extrêmement difficiles. On ne peut pas avoir de chiffres tangibles ou d’éléments très concrets, puisque les décès sont répertoriés comme des arrêts cardiaques ou problèmes respiratoires, donc les conditions de travail ne sont pas évoquées ni écrites dans le certificat de décès. On est extrêmement inquiet et on demande au Qatar d’avoir beaucoup plus de transparence sur la manière dont les enquêtes sont menées pour identifier les causes des décès. Des personnes décèdent aujourd’hui à cause de leurs conditions de travail, mais les décès ne sont pas répertoriés comme tels. Ce qui signifie que les familles ne reçoivent pas d’indemnisation de la part du gouvernement et se retrouvent dans une situation terrible, avec la perte d’un proche et l’obligation de s’endetter pour pouvoir rapatrier le corps.

Tous ces travailleurs sont en majorité des migrants ?LS : Plus qu’une majorité, ce sont des travailleurs migrants. En 2010, il y avait 1,2 million de travailleurs et travailleuses migrants ; en 2022, on est à 2,2 millions. Il y a 300 000 ressortissants qataris selon les chiffres officiels, donc ces travailleurs représentent 80% de la population au Qatar.

Avez-vous peur qu’après la compétition, on ne puisse plus changer les choses ?RE : La Coupe du monde concentre l’intérêt des médias et du grand public sur un pays, donc on a encore quelques mois pour soulever cette question-là. Une fois que le tournoi sera passé, malheureusement, tout le monde passera à autre chose. Quand les supporters partiront à la fin de la Coupe du monde, les travailleurs migrants seront seront toujours là, et leur situation sera la même, voire potentiellement pire une fois que l’intérêt international sera retombé.LS : Après la Coupe du monde, les deux millions de travailleuses et travailleurs au Qatar doivent pouvoir continuer de bénéficier d’un soutien d’organisation international, et d’évolutions de leurs droits. Cette Coupe du monde, c’est une opportunité de montrer que la question de la célébration d’évènements sportifs ne doit pas être entachée de violation de droits humains.

Certaines réformes ont-elles été réellement mises en place sur le terrain ?LS : Certaines sont mises en place, en fonction aussi des employeurs. Pour certains travailleurs, il y a eu des avancées, avec des pauses adaptées, pas de travail sous de grosses chaleurs, des logements dignes. Malheureusement, il y a aussi les autres, qui ne peuvent en bénéficier.

Vous expliquez notamment que les travailleurs migrants, s’ils quittent leur travail, peuvent encore être poursuivis pour « délit de fuite », et qu’il leur est très difficile de protester. Est-ce quelque chose qui arrive toujours régulièrement ? LS : Oui. Notre dernier rapport, qui fait un état des lieux sur les violations des droits au Qatar, montre que de nombreux éléments du système de kafala – qui, sur le papier, a été aboli – sont encore en place. Le fait d’être poursuivi pour délit de fuite, d’être détenu et expulsé du Qatar, l’impossibilité pour certains de changer d’employeur, le fait que les employeurs détiennent toujours les passeports de leurs employés, l’impossibilité de saisir la justice ou d’avoir un cadre qui leur permette d’être protégés lorsqu’ils saisissent la justice… On a peur aussi que les cadences s’accentuent à quelques mois de la Coupe du monde, pour les salariés qui vont travailler sous de très fortes chaleurs et humidité. On ne veut pas qu’à quelques mois de la Coupe du monde, on constate encore plus de violation des droits.

Espérez-vous un boycott de cette Coupe du monde, que ce soit au niveau des instances, des joueurs ou des supporters ? RE : Non, pas particulièrement, même si on a des organisations membres, notamment au Danemark et en Norvège, qui appellent au boycott. C’est une décision personnelle, que chacun doit prendre en fonction de sa propre sensibilité. Il y a des réserves très légitimes sur la façon dont cette Coupe du monde a été octroyée. Il va y avoir des campagnes de boycott, et elles sont légitimes, mais il est difficile d’imaginer aujourd’hui que la compétition n’ait pas lieu. LS : Nous n’appelons pas au boycott. Nous avons un an pour faire bouger les choses sur le terrain. Ce qu’on demande, c’est une prise de conscience, des prises de parole publiques : on demande à la FIFA de publiquement parler de cette situation, on demande aux fédérations nationales et aux équipes de se mobiliser et de parler de ces personnes qui se trouvent au Qatar et qui vont faire en sorte que cette Coupe du monde s’y déroule. On s’adresse aujourd’hui à la FFF, on demande à ce qu’elle s’assure que tous les prestataires avec lesquels elle sera en lien respectent bien les droits des employés.

Ce contexte va-t-il tout de même freiner les supporters européens ?RE : Si on prend les supporters de l’équipe de France, il y en a un certain nombre qui, de toute façon, ont déjà décidé de ne pas y aller pour des questions d’éthique. On rajoute à ça la question du coût, le fait qu’il y ait une vraie pénurie de logement au Qatar, les conditions d’organisation… Les gens qui se déplacent sur les tournois depuis longtemps vont soit faire le choix de ne pas aller à celui-ci, soit pour des raisons financières ne vont pas pouvoir se permettre de se déplacer.

Le Danemark étant qualifié pour la compétition, un boycott des supporters ne passerait pas inaperçu.RE : L’organisation de supporters danoise – l’équivalent des Irrésistibles Français – a annoncé son boycott. Ça ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de supporters danois, mais il y en aura beaucoup moins que sur une Coupe du monde habituelle. Pour les supporters qui ne boycotteront pas, ce qui est important est qu’ils soient suffisamment sensibilisés pour limiter l’impact négatif qu’ils pourront avoir sur les conditions de travail des migrants : dans les hôtels, les prestataires qu’ils choisissent. Ceux qui le souhaitent peuvent également mener des actions dans les tribunes, on l’a vu en Belgique. C’est important qu’ils puissent passer ce message, car c’est une compétition imposée aux supporters : ceux qui décident de ne pas la boycotter, ça ne veut pas dire qu’ils la soutiennent.

Le 15 décembre dernier, Amnesty organisait une action au siège de la FFF, pour « siffler sa faute et la mettre face à ses responsabilités ». Elle n’a toujours pas réagi depuis ? LS : Si, on devrait avoir un rendez-vous. On espère avoir une réponse très prochainement pour avoir une date, ça prend beaucoup de temps. On portera au niveau de la FFF tout ce qui a été dit précédemment.RE : Nous, on travaille avec les instances sur les points qui affectent les droits des supporters. Avec la FIFA, sur la question du Qatar, on a des discussions sur la liberté d’expression, la liberté d’association, la sécurité des supporters LGBT, que les gens soient traités correctement s’ils sont arrêtés, ce genre de choses. La FFF, elle, a un retard colossal sur la question sport et droits de l’homme. La majorité des fédérations européennes – dans les pays démocratiques – ont une politique des droits de l’homme assez poussée, discutent avec Amnesty et d’autres organisations. La FFF continue de considérer que ce n’est pas son problème : son discours est de dire que c’est la responsabilité de la FIFA. Sauf que la FFF va avoir des activités au Qatar. Et elle devrait aussi considérer que c’est sa responsabilité d’accompagner autant que possible les supporters français pour sécuriser leur séjour. Ce n’est pas à elle de décider : il y a des standards internationaux en matière de responsabilité des droits de l’homme.

Et concernant la FIFA ?RE : Elle a une politique des droits de l’homme et a mis en place des mécanismes censés limiter les atteintes aux droits de l’homme au Qatar notamment, mais ça reste assez cosmétique. Elle a besoin du Qatar comme elle a besoin d’autres pays autoritaires pour maintenir son modèle de tournois. C’est une position hypocrite de la FIFA. Et même si la FIFA était de bonne foi, elle ne serait pas décisionnaire, car c’est le pays hôte qui est souverain. Ce qui est crucial, c’est que les organisations sportives telles que la FIFA et l’UEFA aient des critères assez pointus au moment de l’octroi des compétitions. La FIFA a attribué la Coupe du monde des clubs aux Émirats arabes unis sans étude d’impact préalable, alors qu’elle est censée le faire, si demain elle l’attribue à la Chine, on peut imaginer qu’il n’y aurait pas non plus d’étude d’impact.

L’impact d’une compétition sur les droits fondamentaux dans le pays hôte, ça ne se limite pas aux dictatures.

Certains pays sont en avance sur ces questions, par rapport à la France ?RE : Il y a des pays européens de manière générale plus sensibles à la question des droits de l’homme, c’est le cas notamment des pays où se pose la question du boycott : au Danemark, en Norvège, en Allemagne… On a peut-être du retard en France. Jusqu’à récemment, les organisations françaises pour les droits de l’homme s’intéressaient peu à la question du sport : on s’est très peu posé la question, en 2016, de l’impact social et sociétal de l’Euro. Les organisations investissent de plus en plus le champ du sport, mais ça ne doit pas se limiter qu’au Qatar. Cette question de l’impact d’une compétition sur les droits fondamentaux dans le pays hôte, ça ne se limite pas aux dictatures. Comment on organise de grandes compétitions, quel impact sur les communautés locales, les travailleurs, comment ces grandes compétitions sont utilisées par les gouvernements pour mettre en place un certain nombre de mesures… Si on prend Paris 2024, il y a des questions qui se posent aujourd’hui autour de la construction de sites, notamment en Seine-Saint-Denis. Mais demain, ce sera l’implantation de la reconnaissance faciale, et la tentation de la part des autorités françaises d’utiliser Paris 2024 pour accélérer les choses sur ce sujet. Tout tournoi a un impact, il y a une culture autour de cette question sport et droits de l’homme qui est certainement à construire en France.

Concernant le Qatar, votre combat ne se concentre pas uniquement sur les travailleurs des chantiers des stades.LS : Les mesures et réformes législatives doivent bénéficier à l’ensemble des travailleurs et travailleuses migrants qui se trouvent au Qatar. Ce sont les chantiers, mais aussi le secteur de l’hospitalité, toutes ces personnes qui sont aujourd’hui au cœur de l’organisation du Mondial. Quand on fait un état des lieux sur la situation des droits humains au Qatar, il faut aussi mettre la lumière sur la liberté d’expression – l’agent de sécurité Malcom Bidali, qui avait un blog, a été en prison pendant quatre mois, puis expulsé simplement parce qu’il avait alerté sur les conditions de travail -, l’ensemble des militants au Qatar qui ont peur de pouvoir s’exprimer, les droits des femmes ou encore les personnes LGBTI.

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