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Amadeu Teixeira, 53 ans sur le même banc
Salieri avait Mozart, Guy Roux a Amadeu. Entraîneur du même club, l'América de Manaus au Brésil, pendant 53 ans sans interruption, Amadeu Teixeira n'a gagné qu'un seul titre durant son règne, mais il s'en fout. Rencontre amazonienne avec un recordman de 88 ans.
Il y a d’abord George Burrell Ramsay. Pas le plus connu. Cet Écossais né en 1855 a entraîné Aston Villa pendant 42 ans, de 1884 à 1926, avec six championnats et six Cups dans son armoire à trophées. Il y a évidemment Guy Roux, 41 saisons sous le survêtement de l’AJ Auxerre, dont 36 d’affilée. On peut aussi citer Sir Alex Ferguson, encore un Écossais, petit bras avec ses 27 ans dans le costard de Manchester United. Tout ça n’est que menu fretin. Car en terme de longévité, un entraîneur les a tous surpassés. Pour le trouver, il faut se frayer un chemin à la machette au cœur de la plus célèbre forêt du monde ou, aujourd’hui, grimper dans un avion à destination de la septième ville la plus peuplée du Brésil. Cet homme a usé le banc de l’América de Manaus, au cœur de l’Amazonie, pendant 53 ans, de 1955 à 2008.
Une histoire de famille
Son nom n’est pas difficile à trouver. Tous ceux qui ont assisté à l’un des quatre matchs de la dernière Coupe du monde disputés à l’Arena da Amazonia ont une bonne chance de l’avoir eu sous les yeux, puisqu’il ornait la façade de la toute proche et éponyme Arena Poliesportiva Amadeu Teixeira, un gymnase de 11 800 places accueillant régulièrement des compétitions de sports indoor, des concerts ou des cérémonies religieuses. Amadeu Teixeira, l’homme, est lui un peu plus dur à débusquer. Il faut zigzaguer dans la circulation difficile de Manaus pour rejoindre le quartier Parque 10, tourner après l’agence Banco do Brasil, puis appeler plusieurs fois pour s’assurer que l’adresse indiquée est la bonne : celle d’une modeste maison de plain-pied en pleins travaux. À l’intérieur, Bruna Parente se charge de l’accueil et prie de l’excuser pour le chantier. Petite-fille d’Amadeu Teixeira, la jeune femme a pris la présidence de l’América FC au tout début de l’année 2010, à 28 ans, quelques jours après que Patricia Amorim est devenue la première femme à prendre en main un club brésilien, en l’occurrence le grand Flamengo. « Quand j’étais petite, j’allais souvent au stade, mais j’étais un peu à l’écart comme j’étais la seule petite fille, retrace-t-elle. Ensuite, j’ai commencé à aider à aller chercher des sponsors et quand il a fallu trouver un nouveau président pour remplacer son fils, mon grand-père voulait absolument que ce soit quelqu’un de la famille en ligne directe. J’ai donc été désignée. » S’il s’est toujours contenté de son rôle d’entraîneur longue durée, l’homme fort de l’América est donc resté Amadeu Teixeira. Bruna reste pourtant pessimiste sur la possibilité d’une rencontre avec son grand-père. À 88 ans, Amadeu est affaibli, alité dans une chambre qu’il partage avec l’un de ses fils, handicapé mental. Sa petite-fille s’approche, lui glisse un mot à l’oreille, puis l’aide à se relever pour rejoindre doucement les visiteurs du jour sur le canapé de la pièce principale. Au départ hésitante, la parole se fait plus claire et plus forte, lorsqu’il s’agit d’évoquer la mémoire toujours vive de l’América. Son club.
« Le fleuve était la seule route »
Car Amadeu n’avait que 13 ans lorsqu’il a créé l’América avec ses frères. « C’était très exactement le 2 août 1939, évoque-t-il. Nous vivions dans le centre-ville de Manaus et, au départ, ce n’était qu’une équipe créée pour participer au tournoi du collège. Ça a duré six ans, puis un championnat de quartier a été créé auquel nous nous sommes inscrits. Nous avons choisi le nom en référence à l’América de Rio de Janeiro, en copiant les couleurs, les uniformes et même l’hymne. Personnellement, j’étais un mauvais footballeur donc je ne jouais pas. » À l’époque, déjà, Amadeu préfère briller en coulisses, aidant l’entraîneur Claudio Coelho et remplissant, entre autres, les fonctions de masseur et de blanchisseur. Une réussite, puisque l’América remporte le championnat de l’État d’Amazonas quatre fois de suite entre 1951 et 1954, avant que Coelho ne file vers l’Auto Esporte Clube avec les meilleurs joueurs du groupe.
Forcé de reprendre le poste d’entraîneur, Amadeu Teixeira dirigera pendant plus d’un demi-siècle une équipe qui accueille au Parque Amazonense et se déplace la plupart du temps en bateau. « Ici, le fleuve a longtemps été la seule route » , explique-t-il. Une fois, pourtant, elle prend l’avion, lorsqu’elle est intégrée en troisième division nationale en 1981, mais c’est pour mieux être rétrogradée suite à une défaite contre Izabelense, un club de Belem. « Nous avons perdu 2-0 sur deux penalties, raconte Amadeu. Il faisait sombre et il n’y avait pas d’éclairage. Sur le premier penalty, je n’ai rien vu car il était de l’autre côté du terrain, mais sur le deuxième but, j’ai bien vu qu’il n’y avait pas faute. » Floué, l’América doit donc à nouveau se contenter du championnat amazonense, qu’il ne remportera qu’une petite fois sous l’égide d’Amadeu Teixeira, en 1994. Alors que l’entraîneur historique décide finalement de passer le relais en 2008, son club de toujours finit par décrocher un nouveau titre étatique en… 2009.
La première équipe féminine du Brésil
Mais Amadeu se moque de ne pas avoir empilé les trophées dans la vitrine de l’América. « Il a toujours voulu appliquer une certaine philosophie au club, assure Bruna Parente, la petite-fille. L’idée, c’était de jouer propre et d’être toujours honnête. » Un sacerdoce difficile à tenir au milieu d’un football brésilien souvent corrompu. Ne se contentant pas de mots, Amadeu Teixeira tient à donner des exemples : « J’ai créé beaucoup de catégories de jeunes dans le club. Et en 1969, j’ai fondé la première équipe de football féminin au Brésil, mais le ministre des Sports nous a empêchés de faire jouer des femmes au football. Alors que maintenant les femmes peuvent conduire des taxis, des camionnettes et être trapézistes si elles veulent. Elles peuvent tout faire. » Ce positionnement en opposition aux pratiques habituelles ne lui a apparemment pas porté chance.
Qualifié pour la Série D (quatrième division brésilienne) suite à son titre de champion d’Amazonas en 2009, l’América réalise un parcours héroïque au niveau national et décroche son billet pour l’échelon supérieur, la Série C. Une promotion annulée administrativement pour une sombre histoire de joueur aligné alors qu’il n’était pas qualifié pour la compétition. « Nous avons prouvé qu’il était bien inscrit mais, du jour au lendemain, il a été déclaré désinscrit, assure Bruna Parente. Le problème, c’est que le président de la Fédération d’Amazonas est un supporter du Nacional (le plus gros club de Manaus et grand rival de l’América, ndlr), que mon grand-père s’est toujours battu pour l’honnêteté et que cela dérange dans le milieu. Personne ne nous a défendus. » Rétrogradé par le tribunal du sport, l’América ne parvient plus à s’en sortir financièrement. Même plus inscrite au niveau étatique à partir de 2012, l’équipe A finit par disparaître, réduisant le club à ses sections de jeunes. Sans doute celles qui comptent le plus pour Amadeu Teixeira, qui ne reviendra pas sur cet épisode malheureux dans l’histoire du club de sa vie. Avant de retrouver son lit, il sourit et offre une poignée de main chaleureuse, puis tourne les talons sans regret. Cet été, l’América a fêté ses 75 ans et son fondateur était présent pour souffler les bougies. C’est tout ce qui compte.
Thomas Pitrel, à Manaus, avec Rémy Harbonnier