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Alfred Gomis, la Botte secrète
Parti pour jouer les doublures lors de cette CAN 2019, le portier de la SPAL a remplacé au pied levé le Rémois Édouard Mendy, qui s'est blessé en cours de tournoi. De quoi lui permettre de casser la baraque en demi-finales face à la Tunisie et de défier l'Algérie dans les bois, en finale, ce vendredi. Une forme d'aboutissement, pour un type de 25 ans qui puise dans sa double nationalité italo-sénégalaise un supplément d’âme qui ne cesse de le tirer vers le haut.
Personne ne l’avait vraiment vu venir. Début juillet, Édouard Mendy s’était abîmé les pognes à l’entraînement, et le Sénégal se retrouvait orphelin de son portier titulaire, à quelques jours de disputer son huitième de finale de CAN, face à l’Ouganda. Pour le remplacer, Alfred Gomis, six petites sélections dans la besace, devait dès lors monter au front. Un problème ? Pas vraiment. Lors des huitièmes, quarts et demies de la CAN, on retrouve une seule vraie constante dans les matchs des Lions de la Téranga : ils ne prennent pas de but. Rien. Et Alfred Gomis, auteur d’une prestation majuscule face à la Tunisie en demi-finale, où il a détourné un penalty, n’y est pas étranger.
Family business
Dans un autre monde, une réalité parallèle pas si éloignée de la nôtre, Alfred Gomis aurait pourtant pu garder les bois d’une autre nation que le Sénégal. À savoir l’Italie, l’autre pays de sa vie. En 2013, il avait même effectué un stage de deux jours avec la sélection U20 transalpine, alors dirigée par Luigi Di Biagio. Une victoire symbolique pour le cadet de la famille Gomis, qui, comme son grand frère avant lui, a gratté quelques lignes inédites dans le grand livre d’histoire du football italien. « Le fait que je sois le seul gardien africain à avoir joué en Serie A, avec mon frère, ne me semble pas tout à fait normal. » Ce grand frère, c’est Lys Gomis qui, en entrant en jeu sous les couleurs du Torino, le 30 novembre 2013, est devenu le premier gardien originaire du continent africain à évoluer en Serie A. Alfred, lui, a débuté dans l’élite italienne lors de l’exercice 2017-2018, sous les couleurs de la SPAL, avec qui il a enquillé 46 matchs de championnat en deux ans. Avant, il avait roulé sa bosse à Crotone, Avellino, Cesena, la Salernitana (en Serie B et C) et à Bologne, pour qui il n’avait joué qu’en Coupe d’Italie, sans avoir sa chance en Serie A.
Au nom du Padre
Un parcours qui fait écho à une histoire familiale peu commune. Car papa Gomis, décédé en 2016, à l’âge de 51 ans, était également gardien de but. Il y a une trentaine d’années, le patriarche de la famille Gomis quitte son Sénégal natal pour débarquer à Coni (au nord-ouest du Piémont), avec la ferme intention de percer dans le sport roi. « Notre père, Charles, a joué gardien au Sénégal, un temps en Autriche, et il a même fait un essai à Naples, relate Maurice, le dernier né de la fratrie Gomis, qui joue lui aussi gardien de but dans les équipes de jeunes de la SPAL. Pour lui, ce n’était pas une histoire de don ou de destin. Il nous a appris le travail et le respect. Il nous a dit aussi qu’ici, en Italie, on ne nous donnerait rien. » Malgré ses efforts, Charles ne percera pas dans le calcio professionnel et devra se reconvertir en ouvrier du bâtiment. En 1996, il est rejoint dans la Botte par sa femme et ses fils, Alfred et Lys, alors que Maurice, son troisième bambino, ne naîtra qu’un an plus tard, sur le sol italien.
« Moi, je me sens italien »
C’est finalement à travers ses fistons que le rêve du paternel se réalisera : aujourd’hui, Lys, qui évolue en Serie C, du côté de Teramo, a quatre sélections au compteur avec le Sénégal, alors qu’Alfred est monté encore un cran plus haut, lui qui devrait garder le but sénégalais face à l’Algérie en finale de la CAN ce vendredi. Ce qui ne l’empêche pas de revendiquer haut et fort son italianité : « Moi, je me sens italien, de par l’éducation et la formation qui m’ont été données, pas seulement grâce au sport. Et je serai toujours reconnaissant envers l’Italie : j’y suis arrivé à 3 ans, j’ai d’abord grandi à Coni, puis à Turin… Et maintenant, j’ai même la chance de pouvoir jouer en Serie A. » Son statut de joueur noir, italo-sénégalais qui plus est, peut malheureusement faire de lui une cible facile pour certaines franges racistes de supporters. En 2013, alors qu’il évolue à Crotone, il dénonce par un tweet les cris simiesques de fans de Bari : « Aujourd’hui, j’ai été la cible de cris racistes lorsque je touchais le ballon. Ma question est : pourquoi ? Quelle est ma différence avec les autres ? Pourquoi devrais-je être touché par ça ? L’ignorance n’a aucune limite. » Pourtant, Alfred en est convaincu : « L’Italie n’est pas un pays raciste, mais la situation politique actuelle peut amener un citoyen ordinaire à renforcer ses préjugés racistes, oui. »
Devoir de mémoire
S’il se sent italien, Alfred Gomis a pourtant choisi la sélection sénégalaise. À ceux qui l’accusent d’opportunisme, alors que la concurrence avec les Lions de la Téranga est moins intense qu’en Nazionale, il répondait en toute simplicité en juillet 2018 que le choix du Sénégal répond aussi à une volonté de « retrouver ses racines, qu’il n’a pas oubliées. L’été dernier (en 2017, N.D.L.R.), j’ai fait un voyage au Sénégal, où je ne m’étais plus rendu depuis quinze ans : j’ai vu les lieux de mon enfance… Et ma grand-mère, aussi, qui parle un dialecte que je ne comprends pas. Mais c’était bien de passer du temps avec elle. Je me suis aussi rendu sur l’île de Gorée, au large de Dakar. Là-bas, il y a la « porte de non-retour », par laquelle les esclaves destinés à l’Amérique sont passés : ceux qui ne pouvaient pas partir, pour des raisons de santé, étaient jetés à la mer… » Surtout, Alfred s’est rendu sur la tombe de son père « pour discuter avec lui. Il était décédé depuis peu… J’ai choisi le Sénégal pour le souvenir de papa » . Un bel hommage personnel, qui pourrait se muer en triomphe collectif ce vendredi, si les Lions de la Téranga parviennent à gober les Fennecs algériens, pour remporter la toute première CAN de leur longue histoire.
Par Adrien Candau
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