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Albrecht Sonntag : « Il n’y a pas vraiment eu de boycott en Allemagne, plutôt une certaine indifférence »
Les faibles audiences enregistrées en Allemagne pendant les rencontres de l’équipe nationale au Qatar semblaient accréditer la thèse d’un boycott franc et massif de l’événement. Une hypothèse sérieusement remise en question par Albrecht Sonntag, sociologue allemand et professeur en études européennes à l’ESSCA.
Aucun des trois matchs disputés par l’Allemagne au Qatar n’a dépassé les 17,5 millions de téléspectateurs au pays, ce qui est très nettement en deçà des audiences recensées lors des précédentes compétitions internationales. Comment interpréter cette baisse significative ?Le match contre le Japon (qui n’a rassemblé que 9,2 millions de téléspectateurs, NDLR) sort de l’ordinaire, car il s’est déroulé un mercredi à 14 heures. Ce jour-là, l’ARD et la ZDF, qui diffusaient la rencontre en clair, ont remarqué que leur site de streaming avait été sursollicité, sans doute par des gens souhaitant suivre tout ça en douce depuis leur lieu de travail. Or, cela n’est pas pris en compte dans le calcul des audiences. Et puis, mine de rien, 17 millions de téléspectateurs, c’est certes une nette baisse par rapport à ce qu’on a l’habitude de voir lors d’un grand tournoi, mais ça reste un chiffre important. Pour moi, cela prouve qu’il n’y a pas vraiment eu de boycott en Allemagne, plutôt une certaine indifférence.
Pourquoi ?Dans un sondage réalisé par YouGov, j’ai constaté que 39% des personnes interrogées affirmaient que la première émotion ressentie après l’élimination avait été l’indifférence. C’est exactement le sentiment qui prédomine : le taux d’indifférence pour la Coupe du monde est plus élevé qu’auparavant.
Comment l’expliquer ?Déjà, il y a eu les révélations autour de l’attribution du Mondial 2006, vécu comme un conte de fées en Allemagne, mais qui aurait été obtenu de manière peu transparente, pour ne pas dire louche. On a subi un désenchantement et on a l’impression que ce football est devenu sale : d’abord une Coupe du monde en Russie, maintenant au Qatar. Et en 2026, on fera brûler du kérosène pendant un mois dans des proportions encore jamais atteintes…
Cela revient-il à dire que l’amour des Allemands pour le football est en train de disparaître ?Non ! L’amour du football, qui caractérise la société allemande depuis très longtemps, n’est pas éteint. Le désamour que je décris ne touche d’ailleurs pas le foot féminin, qui suscite un engouement formidable, ni la Bundesliga, qui attire toujours énormément de monde dans ses stades. Mais la grande affection pour l’équipe nationale, elle, s’est effritée. À cause de ses mauvais résultats, de son positionnement, comme on le voit avec l’expression Die Mannschaft, qui sera bientôt retirée car vue comme condescendante ou arrogante. Sans oublier la polémique après le trajet Stuttgart-Bâle en avion, les changements fréquents à la présidence de la fédération, un scandale qui en chasse un autre… L’image est quand même bien écornée.
Parmi les polémiques suscitées par l’organisation du Mondial au Qatar, laquelle a eu le plus d’échos au sein de la société allemande ?Ça peut parfois paraître hypocrite, ou donner l’impression que les Allemands se sentent supérieurs aux autres, mais, dans la société dans son ensemble, il y a un désir sincère de défendre des valeurs considérées comme universelles. C’est encore plus d’actualité depuis un an et l’arrivée du nouveau gouvernement, qui souhaite avoir une politique étrangère donnant la priorité à la défense de ces valeurs plutôt qu’à des intérêts économiques. Pour ce qui est du Mondial, je crois que les polémiques les plus fortes ont concerné le port du brassard arc-en-ciel.
À ce sujet, comment a été perçue l’attitude des joueurs allemands, qui n’ont pas pu exhiber ce fameux brassard, mais ont tout de même fait un geste fort en mettant leur main devant la bouche avant le match contre le Japon ?En Allemagne, on estime que les joueurs ont le droit d’avoir une opinion politique, et ça, c’est déjà pas mal. Nos footballeurs professionnels ont un niveau d’éloquence et de réflexion supérieurs à la moyenne. Ils sont bien dans leur tête, c’est très appréciable. Un sportif, c’est un citoyen. Et contrairement à ce qu’a pu dire Arsène Wenger, c’est très sain. Le football international, qui oppose des sélections sur un grand échiquier, c’est un événement politique, que cela plaise ou non à la FIFA. L’action des joueurs n’a pas été vue comme négative. En revanche, les volte-face de la fédération, qui a été incapable de négocier le port de ce brassard, ont été perçues négativement.
Bien avant le début du Mondial, les groupes de supporters de plusieurs clubs allemands avaient appelé à boycotter l’événement. Était-ce surprenant de les voir s’y opposer avec autant de vigueur ?La culture du supportérisme en Allemagne est majoritairement de gauche. Il est normal, dès lors, que ces groupes prennent position pour défendre des valeurs qui leur sont chères. Et comme le Qatar va à l’encontre de quasiment toutes ces valeurs, il y a de quoi ne pas vouloir être associé à cet événement. Que ce soit avec des banderoles ou autre chose, ils ont été parfaitement à même de s’exprimer de manière très claire sur ces sujets.
Pourquoi la situation est-elle si différente en France, où les appels au boycott n’ont semble-t-il pas vraiment été suivis ? Les différences entre les deux pays ne sont pas si énormes que cela. Des deux côtés du Rhin, nos sociétés sont devenues extrêmement similaires, surtout autour des valeurs européennes que nous défendons, et cela d’autant plus quand on sent qu’elles sont menacées. Avant la Coupe du monde 1978, il y avait déjà eu des appels au boycott dans les deux pays, qui n’ont toutefois pas été suivis. En 2022, c’est surtout le facteur conjoncturel qui entre en compte. Les courbes se sont juste inversées entre l’équipe de France, qui est vue comme sympathique et s’appuie sur une superstar, Kylian Mbappé, et l’équipe d’Allemagne, qui n’arrive plus à se rapprocher de son glorieux passé.
Si l’Allemagne avait franchi le premier tour, pensez-vous que les audiences auraient connu une hausse ?La performance de l’équipe engendre forcément une dynamique. On l’a vu en 1998 avec la France, qui faisait face à un fort scepticisme avant d’emporter tout le monde avec elle. Mais honnêtement, je ne pense pas que ça aurait joué autant que cela. Une bonne partie des Allemands continue à suivre la compétition, et si l’équipe était allée un peu plus loin, cette audience se serait un peu étoffée. Sans, néanmoins, remettre en cause la contestation de fond.
Propos recueillis par Raphaël Brosse