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Ainsi glissait Nemanja
Pendant huit ans, il fut la double lame de Sir Alex Ferguson, son roc et son porteur de brassard. Il s'était juré de réussir ailleurs qu'à Manchester, mais un dos rouillé aura finalement eu raison de sa carrière. Nemanja Vidić a quitté le football vendredi dernier sans prévenir. Comme un glissé sur le début de siècle.
Il y a des notes qui restent plus que d’autres dans la tête. Old Trafford le sait. C’est une question d’histoire, de respect d’un passé glorifié. La Stretford End en est la garante. Il n’y a qu’à lever l’oreille : « Nemanja, woah-oh, Nemanja, woah-oh, He comes from Serbia, he’ll fucking murder ya… » On parle ici d’une légende. Un marqueur du début du siècle. Celui d’un club, Manchester United, duquel il a tenu la défense pendant huit années. Aux côtés de l’éternel Rio Ferdinand, toujours, avec qui il souleva cinq titres de champion d’Angleterre et avec qui il forma pendant longtemps l’une des meilleures paires défensives du monde. La nouvelle est tombée vendredi via un communiqué sur le site officiel de Manchester United. Comme une gifle à l’heure de l’apéro. « L’heure est venue pour moi de raccrocher les crampons. Les blessures que j’ai accumulées ces dernières années ont eu un prix à payer. Je voudrais remercier tous les joueurs avec qui j’ai joué, tous les entraîneurs et les staffs avec qui j’ai travaillé et remercier tous les supporters pour leur soutien éternel. » Nemanja Vidić, sa vie passée à glisser dans les pieds, ses dents cassées, sa chapka légendaire d’une nuit moscovite installée sur le toit de l’Europe, ses têtes rageuses, c’est fini. Le tout après une dernière pige sans saveur du côté de l’Inter Milan, minée par une hernie discale tenace. Il est venu le temps des souvenirs. Loin d’Užice, du côté de l’histoire.
Le tissu du biceps
Car Vidić était aussi avant tout un fragment de l’histoire. Un fils de l’ex-Yougoslavie, petit-fils et neveu d’arbitres, élevé au football entre « les avions et les bombes larguées sur les terrains » . Le gosse aurait pu défendre au front, jeune, mais aussi en 2009 lorsqu’il affirma à Sir Alex Ferguson, droit dans les yeux, qu’il était « de son destin » de partir au Kosovo. Nemanja était un guerrier, c’était dans son sang. Longtemps, le biberonné de l’Étoile rouge de Belgrade a joué pour éviter de prendre les armes. Le tout avec ses amis et le meilleur d’entre eux, Vladimir Dimitrijević. Un pote de toujours, mort d’une crise cardiaque à l’âge de vingt ans, en plein match. « On vivait le même rêve. Quand je joue, je pense à Vladimir. Je suis chanceux. J’ai tout donné pour devenir un jour footballeur professionnel » , raconta un jour Vida. Mais Vidić était surtout un patron, toujours, partout. Sa vie se résume en un brassard, serré autour du biceps dès l’âge de 20 ans à Belgrade. Manchester United le lui confiera aussi, quelques années plus tard. Au point de soulever la dernière couronne du règne Ferguson, une après-midi de mai 2013, aux côtés d’Évra. Toujours avec classe, glissant le trophée dans les mains de son entraîneur. L’histoire toujours.
La sienne épousera donc celle d’un club, Manchester United, le 25 décembre 2005, après deux années passées à Moscou. Deux ans et demi après les premiers contacts avec le club anglais, une heure où Vidić deviendra le défenseur le plus cher du championnat de Russie. Mais qu’importe. Manchester United a attendu, au point de bousculer ses habitudes, lui qui n’est pas un club habitué des batailles administratives de janvier. Cet hiver 2006, pourtant, Sir Alex Ferguson va craquer pour deux gosses : Patrice Évra et Nemanja Vidić, donc. Deux gamins qui deviendront des légendes du club après des débuts teintés de scepticisme. Il y a quelques semaines, Paul Scholes est revenu sur l’épisode dans les colonnes de l’Independent : « Le vestiaire était assez préoccupé par la pertinence de leur recrutement. Oui, après, ils sont devenus deux des meilleurs joueurs du club des années 2000 et, sûrement, deux des meilleurs joueurs de l’histoire du club. Ils sont même devenus capitaines à plusieurs reprises. Ils sont devenus des exemples des joueurs qui ont besoin d’un temps d’adaptation au football anglais. » Car quand le défenseur serbe débarque en Angleterre, il n’a rien d’un mur. Et ce, malgré sa place dans le back four de la Serbie n’ayant encaissé qu’un seul but lors de la campagne de qualifications à la Coupe du monde 2006. L’espoir est mince, se fait bouger à l’entraînement et s’écroule dès sa première titularisation à Blackburn (3-4). Vidić va alors passer la plupart de son été 2006 dans les salles de Carrington. Pour prendre de la masse, du physique et faire peur dans un championnat dopé aux grosses cuisses offensives. Au point de devenir rapidement un monstre aérien, un pilier du titre de 2007 et d’être nommé dans le onze de la saison avec sa horde (Neville, Ferdinand, Évra et Van der Sar).
Rio, le compagnon d’une vie
Année après année, le Serbe d’acier deviendra le fer de lance d’une arrière-garde mancunienne qui était en quête d’un défenseur impavide depuis le départ de Jaap Stam. Nemanja offre alors à Ferguson tout ce qui lui faisait tant défaut durant plusieurs années : une grosse paire, des maillots maculés de sang et une autorité naturelle. Le désormais mythique numéro 15 peut même se payer le luxe de faire trembler les filets sur des coups de casque dont lui seul a le secret. Tant de qualités qui l’ont logiquement érigé en patron des Red Devils. En 300 rencontres disputées toutes compétitions confondues sous la tunique de Manchester, Vidić a connu plusieurs vies. Des leçons données à des attaquants de l’envergure de Zlatan Ibrahimović en Ligue des champions et à tant d’autres en Premier League. Seul le Fernando Torres incandescent de Liverpool parviendra à le mettre au supplice à plusieurs reprises. Une prouesse. Il y a des tacles passés à la postérité, dont un mémorable sur Kyle Walker et ses dents cassées par Didier Drogba. Des interventions rudes, âpres, mais jamais dans l’intention de faire mal. Le tragique a également accompagné cette romance marquée au fer rouge. Lors d’une soirée aux airs de tragédie grecque, le 7 décembre 2011 contre Bâle, le genou du roc lâche. Le début d’un lent, mais inéluctable déclin, symbolisé par un discours d’adieu poignant en mai 2014 sous la clameur d’un public nostalgique. À Manchester, l’enfant de Titovo Užice a collectionné les titres à foison (14 titres). Mais le plus beau, le plus savoureux, le trophée d’une vie, il le soulève à Moscou en mai 2008.
Aux côtés d’un coéquipier devenu ami : Rio Ferdinand. Car évoquer les exploits de Vidić à Old Trafford revient inévitablement à les associer ensemble. L’Anglais était son complément idéal. Le partenaire d’une vie. « Nous nous connaissons par cœur » , a soufflé un jour le Serbe. Quand ce dernier brillait par sa puissance, son goût des duels et ses montées ravageuses sur corner, l’autre scintillait par sa relance de velours, son sens du placement et de l’anticipation. « Quand ils étaient en forme, les deux, c’était énorme. Il y avait une complémentarité, une force physique et une agressivité dans les duels, notamment aériens où ils étaient imprenables, qui décourageaient les attaquants, nous expliquait leur ancien coéquipier Louis Saha, en janvier 2014. Mais, en même temps, les deux avaient cette aisance technique, cette facilité dans la relance et une certaine classe, à l’instar de Laurent Blanc à son époque. Ils jouaient proprement et évitaient de balancer de longs ballons. Même si j’étais un joueur physique et que j’avais des qualités pour les gêner, il fallait saisir son occasion quand elle venait, sinon on avait peu de chances d’en avoir d’autres (rires). » Il n’y a d’ailleurs qu’à voir l’hommage rendu par Rio à son compagnon de toujours pour mesurer l’estime que se vouent les deux hommes. Une charnière centrale, peut-être la meilleure dans l’histoire de United et l’une des plus charismatiques dans l’histoire de la Premier League, qui a marqué son temps. Toute une époque dorée désormais révolue. La semaine dernière, à l’occasion du déplacement à Derby County en FA Cup, les fans des Red Devils lui ont rendu un dernier hommage en chanson. En apprenant ça, Vida, touché, glissera ses seuls mots : « C’est bon d’entendre que je ne suis pas oublié. » Qu’il se rassure. Le Serbe d’acier a suffisamment combattu pour ne pas tomber dans l’oubli. Pour l’histoire.
Par Maxime Brigand et Romain Dûchateau