- Serie A
- J15
- Juventus-Udinese
Affaire Gianluigi Buffon : Comment expliquer ces histoires de blasphème en Italie ?
Après Bryan Cristante, suspendu un match avec la Roma, Gianluigi Buffon pourrait aussi être sanctionné pour des propos blasphématoires. Pas une première pour le gardien de but de la Juventus, déjà au bord de la punition par le passé pour des paroles portant atteinte à une religion. Des situations impossibles en France, mais régulières en Italie. Comment l'expliquer ?
Il est donc toujours possible, en 2021, de dire que Gianluigi Buffon n’a pas retenu les leçons de ses expériences précédentes. Du haut de ses 25 années de carrière, dont une seule passée en dehors de l’Italie, le gardien s’est encore fait avoir : après avoir dû se justifier en public en 2010 ou en 2016 ( « Je m’excuse et si un jour j’ai la chance de trouver Dieu, ce sera lui qui décidera s’il faut me pardonner » ) pour avoir notamment lâché des « Porco Dio » (ou des « Porco zio » selon lui, « zio » signifiant oncle), le portier est de nouveau la cible des autorités après des propos pouvant être jugés comme blasphématoires et entendus par un enregistrement audio.
À Parme, lors de la large victoire des siens en Serie A, le dernier rempart de la Vieille Dame a en effet laissé échapper quelques termes peu appréciés dans la Botte ( « Dio cane », ou « Bon Dieu » en VF) au moment de s’en prendre à son partenaire Manolo Portanova (à qui il a réclamé un peu plus d’efforts et de sérieux). S’ils n’avaient pas été captés au préalable par les caméras, ces mots font désormais l’objet d’une enquête par la Fédération italienne de football répondant aux voix qui se sont insurgées contre un possible deux poids-deux mesures.
Lippi, Gasperini et tant d’autres
Car quelques jours plus tôt, Bryan Cristante avait été suspendu un match pour blasphème à la suite d’un Bologne-Roma durant lequel le défenseur avait marqué contre son camp. Dans ce contexte, certaines personnes (dont des journalistes) ont donc réclamé que la règle s’applique à tous. Sachant que par le passé, de nombreux joueurs ou entraîneurs se sont fait taper sur les doigts pour des paroles portant atteinte à une religion. Rolando Mandragora (Udinese), Gianluigi Donnarumma (Milan), Giulio Donati (Lecce), Marcello Lippi (Juventus), Francesco Magnanelli (Sassuolo), Ricardo Saponara (Genoa), Matteo Scozzarella (Parme), Gian Piero Gasperini (Atalanta), Samir Handanovič (Inter), Lorenzo Insigne (avec la sélection)… La liste non exhaustive de ceux qui se sont rendus coupables d’un « bestemmia in campo » ( « blasphème sur le terrain » ) en Italie est longue, et les histoires à ce sujet ne manquent pas.
Ainsi, Côme aurait concédé un nul face à la Juve en 1975 à cause d’un but amené par un coup franc sifflé par l’arbitre pour un mauvais mot. Marco Pacione, lui, se serait fait expulser pendant un Ascoli-Reggiana en raison de ce qui est sorti de sa bouche et non pas pour son tacle. Quant à Demetrio Albertini, il avait imposé l’interdiction de blasphémer à ses partenaires dans les vestiaires de Milan. Enfin, Alessandro del Piero s’était sévèrement fait remonter les bretelles en 1996 contre le Real par Sebastiano Bernardini (le créateur de la Nazionale Italiana Frati Cappuccini, une équipe religieuse).
La règle, c’est la règle
Alors, comment expliquer cette différence de liberté sur le blasphème entre l’Italie et par exemple la France ? « Chez nous, le blasphème est sorti du droit pénal depuis la Révolution et le code pénal de 1791. Après 1870, il subsistait à titre résiduel dans les zones soumises au Concordat (Alsace et Moselle) par héritage du code prussien conservé à l’issue de la Première Guerre mondiale. Mais dans les faits, ces dispositions n’étaient jamais appliquées et ont été abolies en 2017. En outre, la question du blasphème est articulée sur la laïcité (qui n’existe pas en Italie) et sur la liberté d’expression (garantie par la grande loi républicaine du 29 juillet 1881). Il est donc juridiquement impossible de sanctionner qui que ce soit pour blasphème, en France, récite Corinne Leveleux-Teixeira, professeur d’histoire du droit à l’université d’Orléans. Il en va autrement en Italie, où le blasphème est bel et bien une infraction prévue par l’article 724 du code pénal. De plus, même si la religion catholique n’est plus religion d’État en Italie, elle continue d’y jouer un rôle social et politique très important. Ne serait-ce que du fait de la présence du pape sur son sol. »
LA LEGGE È UGUALE PER TUTTI? « Cara @FIGC, dato che hai appena squalificato Cristante per bestemmia, puoi squalificare anche #Buffon che lo ha appena fatto e lo fa da una vita? Grazie » .(fai retweet se sei d’accordo)Buffon bestemmia https://t.co/oyGLMLLytD… via @FacebookWatch
— Paolo Ziliani (@ZZiliani) December 21, 2020
Si les footballeurs sont parfois privés de rencontre pour ne pas avoir su se contrôler après avoir été averti ou avoir encaissé un pion, il s’agit donc avant tout d’une histoire de lois. « L’article 724 du code pénal italien dit que « quiconque se rend coupable publiquement de blasphème, par invectives ou paroles outrageantes, contre la Divinité fait l’objet d’une sanction administrative pécuniaire de 51 à 309 euros. La même sanction s’applique à quiconque se livre à toute manifestation publique outrageante envers les défunts. »La disposition est peu appliquée en pratique, mais elle existe toujours, reprend la directrice de la Revue historique de droit français et étranger. En France, au contraire, toutes les atteintes à la religion sont possibles. Ce qui est interdit, ce sont les atteintes aux personnes : injures, diffamation. »
Un avenir plus sévère ?
Dépénalisé en 1999 en Italie, pays où les joueurs peuvent également être punis s’ils portent des T-shirts affichant des messages personnels à leur famille ou faisant référence à leurs croyances religieuses, le blasphème – qui se réfère à Dieu et non à la Vierge ou aux saints, lesquels ne sont pas considérés comme une divinité – est pourtant régulièrement réprimandé dans le monde du foot depuis 2010. Mais pour quelle(s) raison(s), exactement ? S’agit-il de sanctionner des individus populaires afin qu’ils montrent le bon exemple, ou plus simplement de réduire les débats sur la religion ? « On peut supposer que les autorités cherchent à limiter les troubles à l’ordre public, car le blasphème vaut surtout par les réactions qu’il peut susciter chez d’autres joueurs se sentant blessés ou au sein du public », répond Corinne Leveleux-Teixeira.
Autre interrogation : risque-t-on de voir de plus en plus de jurons impulsifs de la sorte punis en Italie, ou le pays évolue-t-il vers plus de laxisme ? Autrement dit, les arbitres (qui ont déjà le droit d’expulser un joueur pour blasphème, mais qui laissent quasiment toujours la commission de discipline s’occuper des cas limites) peuvent-il mettre la main à la poche dans un futur proche ? « Jusqu’à il y a cinq ans, l’Italie semblait se séculariser. Comme la plupart des pays d’Europe, en fait, note la spécialiste de la laïcité.Mais avec la poussée des fondamentalismes et de l’esprit religieux sur fond d’intégrisme, il est possible que la situation se tende dans la péninsule. Comme en France, d’ailleurs. » Une petite consolation pour Jacques Rousselot, après la vente de Nancy…
Par Florian Cadu
Propos de CL recueillis par FC