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Affaire Anne Frank : des maux plus profonds

Par Éric Maggiori
6 minutes
Affaire Anne Frank : des maux plus profonds

Certains ultras de la Lazio ont collé dans la tribune de la Roma des stickers montrant Anne Frank avec un maillot giallorosso. L'affaire provoque à juste titre un tollé en Italie et en Europe. Mais penser que les actes antisémites se limitent aux seuls ultras laziali serait une malhonnêteté culturelle et intellectuelle.

Peut-on rire de tout ? De nombreux philosophes se sont posé la question au fil des siècles. Sans que personne ne puisse apporter une réponse qui fasse l’unanimité. Question de point de vue, question de vécu. Question d’époque, aussi. Il y a vingt ans, les Inconnus se moquaient des Juifs, des Arabes, des Noirs, des Chinois, des Corses, des handicapés, et cela faisait rire tout le monde. Certains de leurs sketchs sont d’ailleurs devenus cultes, même si, aujourd’hui, ceux qui en rient s’accordent à dire qu’il serait inimaginable de les reproduire en 2017, au risque de provoquer tollé sur tollé. Un tollé, c’est d’ailleurs ce que provoque, depuis deux jours, une image venue de Rome. Elle montre Anne Frank, la jeune déportée juive décédée en 1945, avec un maillot de la Roma. Ce sont certains ultras de la Lazio qui ont imprimé ce montage sur des stickers, et les ont collé dans le virage de l’AS Roma, son grand rival. Cette image, reprise par les médias italiens, a provoqué l’indignation en Italie, et pas seulement dans la communauté juive.

On a pu lire, depuis, tout et n’importe quoi sur cette affaire. Une affaire qui fait hautement polémique parce qu’elle touche plusieurs sujets sensibles et qu’il est difficile de s’y retrouver sans tomber dans les pires clichés. Alors commençons par l’essentiel : oui, ce photomontage est hautement condamnable. Car il offense la mémoire de millions de juifs assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi l’humanité. « Ce n’est que du folklore » diront les plus indulgents. D’accord, mais peut-on rire de tout ? Ici, la volonté humoristique est démolie par la gravité du poids historique. Quand les ultras de la Lazio collent dans la Curva romanista un sticker de Lulić en train de marquer contre la Roma en finale de Coupe d’Italie, ça, c’est drôle. Cela reste dans le domaine du sportif, et c’est de bonne guerre.

Mais quand, à côté de ces stickers, fleurissent d’autres autocollants « Romanisti juifs » , c’est tout de suite moins amusant. Et cela ne fait que ramener à la surface la « mauvaise réputation » des supporters de la Lazio qui seraient, à en croire les dires de nombreux médias, tous fascistes, tous racistes, tous antisémites, tous nazis. Il serait erroné et malhonnête de dire que certains énergumènes ne le sont pas. Oui, il y a parmi les ultras de la Lazio des fascistes. Et de beaux abrutis. Mais le saviez-vous ? Il y en a aussi chez pratiquement tous les groupes d’ultras en Italie. Sauf qu’il est évidemment plus facile de pointer du doigt le mauvais élève qui a déjà été renvoyé trois jours du lycée plutôt que d’admettre que tous les bons élèves de la classe sont dans le même bateau.

Des exemples ? Allons-y. En 2013, dans le quartier de Testaccio à Rome, des ultras de la Roma font parler leur âme d’artiste en taguant les murs à l’occasion de la fête anniversaire de leur club. On peut y lire, entre autres : « Laziali, juifs » , « SS Lazio Juden » , « Laziali, sionistes » , et surtout, un tag qui n’est pas sans rappeler la polémique actuelle : « Anne Frank est supportrice de la Lazio. »

La presse a, étrangement, très peu relayé ces messages finalement aussi honteux que l’image d’Anne Frank avec un maillot de la Roma. Or, attaquer l’ennemi sur fond d’antisémitisme n’est malheureusement pas nouveau à Rome. En 1998, les ultras laziali brandissaient dans la Curva Nord une banderole nauséabonde : « Auschwitz votre patrie, les fours vos maisons. » Quelques années plus tard, lors d’un match Roma-Livourne, les ultras de la Roma apportaient une réponse tout aussi gerbante : « Lazio-Livourne, mêmes initiales, mêmes fours. » Et ces attaques antisémites ne se limitent pas qu’à la capitale italienne. En mars 2014, lors d’un Juventus-Fiorentina, certains ultras de la Juve lancent un chant sans équivoque : « Florence est une patrie d’infâmes, je la déteste depuis toujours parce que les Viola ne sont pas italiens, mais sont une masse de juifs. » Ils récidiveront en 2016.

Encore : en juin 2014, lors d’un rassemblement des ultras du Hellas Vérone, les douze voitures sur le parking se garent de façon à former une croix gammée. Et ce n’est pas mieux dans les divisions inférieures, preuve en est avec ce tag « Anne Frank est de Viareggio » lors d’un match de Serie D Montecatini-Viareggio l’année dernière.

Évidemment, le but n’est pas de dire : « Tout le monde le fait, donc ça va. » Non, ça ne va pas. Mais limiter le problème aux uniques ultras de la Lazio, c’est se mettre des œillères. Il ne s’agit pas juste du problème d’un club, c’est un problème beaucoup plus grave, et plus global.

Quand des individus (arrêtons de les appeler « supporters » , par pitié) prennent le temps de faire un photomontage d’Anne Franck et d’en faire des stickers, ils ne sont rien d’autre que des crétins. Des crétins qui n’ont absolument rien à faire dans un stade, et que l’Italie ferait mieux d’envoyer devant la justice plutôt que de proposer de les emmener visiter Auscwhitz par démagogie. Des crétins au moins aussi cons que ceux qui demandent au Vésuve de « laver les Napolitains avec le feu » , que ceux qui demandent de « sauter pour faire mourir Balotelli » , ou que ceux qui, régulièrement, offensent la mémoire de Vincenzo Paparelli, supporter de la Lazio tué en 1979, lors d’un derby, par une fusée lancée par le virage adverse. « J’éteins la lumière, j’allume la fusée » , « Ma Curva est différente, elle balance des fusées et elle ne s’en repent pas » a-t-on notamment pu lire sur les murs de Rome lors des dernières années.

Là, comme pour la polémique Anne Frank, le folklore du chambrage entre ultras a franchi ce qui devrait être son extrême limite : la mort.

Alors, arrêtons de généraliser, de tomber dans les clichés ou de ressortir à chaque fois l’histoire de Di Canio et de son salut fasciste. Parce qu’à ce petit jeu-là, on pourrait en citer d’autres. En 2008, par exemple, Christian Abbiati, gardien du Milan pendant quinze ans, se livre dans une interview à la Gazzetta dello Sport : « Je n’ai pas honte d’affirmer mes opinions politiques. Je partage certains idéaux du fascisme : la patrie et les valeurs de la religion catholique. J’admire la capacité à assurer l’ordre social et à garantir la sécurité des citoyens. » Il précisera aussi qu’il possède chez lui un buste de Mussolini. Cela fait-il de l’AC Milan et de tous ses supporters des fascistes ? Non. La même année, Alberto Aquilani, alors joueur de l’AS Roma, admet lui aussi dans un entretien à la Gazzetta qu’il possède une photo du Duce chez lui. Cela fait-il de l’AS Roma et de tous ses supporters des fascistes ? Non. Alors, arrêtons de le clamer haut et fort pour la Lazio et tous ses tifosi. Et admettons que, depuis deux décennies, on assiste dans toute l’Europe à une recrudescence du racisme, de l’antisémitisme et même du négationnisme, dont les causes sont sociales, économiques, culturelles, politiques et, finalement, très peu « sportives » .

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