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Adebayo Akinfenwa : « Je suis le joueur le plus connu des divisions inférieures anglaises »
S'il sème aujourd'hui la terreur dans les lower leagues anglaises, le parcours de l'attaquant de Wimbledon Adebayo Akinfenwa, aka « The Beast », a longtemps été contrarié. Entre racisme ordinaire, philosophie de vie, pectoraux géants et poulet au curry, entretien sans concessions avec un gentil géant.
Salut Bayo. Alors comme ça, il paraît que tu es le footballeur le plus fort du monde ?
Tu as d’ailleurs officiellement été reconnu par le jeu vidéo FIFA comme l’attaquant le plus costaud de la planète il y a quelques années…
Tu n’as jamais rencontré quelqu’un de plus fort que toi ?
Aujourd’hui, tu as fait de ton physique particulier ta spécialité… Ma force est mon atout principal. En conservant le ballon et en jouant en pivot, je permets aux autres de jouer. Forcément, je cours moins vite que les autres, mais je suis très bon pour jouer en remise sur mes coéquipiers.
Parle-nous un peu de cette magnifique passion pour la musculation… La muscu, c’est à la fois un loisir et une pratique professionnelle. Je le fais sur mes jours off, donc c’est un plaisir, mais j’ai le sentiment qu’il faut que je m’entretienne, car je vieillis. Ce n’est pas une nécessité, mais c’est une exigence que je m’impose pour rester au top. Si on n’a pas de match le mercredi, j’y vais au moins quatre fois par semaine. Le lundi, je m’occupe de mon torse et de mes épaules. Le mardi, je me concentre sur mes bras. Le mercredi, c’est ma session la plus lourde normalement, avec mon frère, qui est aussi mon coach, on fait des développés-couchés. Le jeudi, c’est plutôt léger normalement, car il faut pas trop abuser pendant les matchs. Je fais beaucoup de cardio aussi, je peux pas seulement faire de la musculation, sinon je deviendrais trop baraqué.
Comme ton frère ?Mon frère, ses bras, c’est pas de la blague. Il est vraiment costaud. Il est plus petit que moi, mais ses bras sont encore plus gros.
Qui gagne à la baston entre vous deux ?Si on se battait, je l’allongerais sans problèmes (rires). J’ai l’avantage psychologique du grand frère. Il sait que je le déchire s’il vient me chercher.
T’as pas peur que tous ces muscles se transforment en eau plus tard ?Si, sans doute (rires). Mais je ne pense pas que tu puisses avoir peur du futur. Il faut régler les problèmes quand ils se présentent à toi. Pour l’instant, je contrôle. Et après, quand ça devra arriver, ça arrivera. Heureusement, j’aurais pris ma retraite depuis longtemps.
En attendant, tu remplis bien ton joli T-Shirt. C’est quoi le « Beast Mode » ? Le mantra du « Beast Mode » , c’est d’exploser les limites que les gens t’imposent. Même si tu échoues, tu te relèves et tu essaies. Tu ne vas pas tout réussir, cela s’appelle la vie. Mais tant que tu essaies, que tu donnes le meilleur de toi-même, tu passes en « Beast Mode on » . Quand je suis « Beast Mode » , je crois sincèrement que je suis injouable. Aucun défenseur ne me fait peur. Il me reste encore quelques années pour le prouver.
Pourquoi aucun club de Premier League ne l’a jamais remarqué ?Si je ne suis pas allé au plus haut niveau, c’est pour la simple raison que je ne peux pas le faire tout le temps.
Tu as d’autres faiblesses ?J’aime penser que j’ai plus de qualités que de défauts, mais il faut bien avouer que je ne suis pas vraiment du genre mobile. Je ne vais pas étirer les défenses ni faire beaucoup d’appels. Donc l’équipe doit un peu s’adapter, mais c’est normal, on doit jouer selon les qualités de chacun. C’est comme Barcelone avec Messi, ils ne lui envoient pas de longues transversales en l’air, sinon il ne fait rien.
Il y a des attaquants qui t’inspirent ?Dernièrement, Drogba était l’un de mes joueurs favoris, mais mon préféré reste John Barnes. C’est le type d’attaquant que j’aime. Ils sont costauds, mais ce ne sont pas que des brutes épaisses. En réalité, si tu regardes mon jeu, je suis assez technique. Bien sûr, si tu m’énerves, je vais te courir dessus et charger comme un taureau, mais mon jeu ne se réduit pas qu’à ça. Je ne dis pas que je ne suis pas un bon target-man, mais je préfère recevoir la balle au sol. Quand j’ai la balle dans les pieds, je peux jouer avec mon corps et personne ne peut s’en approcher. Si tu joues en l’air, j’ai seulement 50% de chances d’avoir la balle. C’est pourquoi je préfère jouer dans des équipes qui jouent en passes plutôt que celles qui favorisent le kick’n’rush à outrance.
Ton physique t’a longtemps desservi…Oui, et même encore aujourd’hui. Les gens se disent : « Il est costaud, balancez-lui la balle dans les airs. » C’est une erreur de perception, car c’est très éloigné de mes qualités. À cause de ça, j’ai failli ne jamais devenir professionnel. Quand j’étais plus jeune, tous mes entraîneurs me disaient que j’étais trop gros et que je n’étais pas fait pour le foot. Aucun club anglais ne voulait de moi.
C’est pour ça que tu es parti en Lituanie ?Mon agent à l’époque était marié à une Lituanienne, et il m’a dégoté un essai là-bas. Je n’avais pas l’intention de signer en Lituanie, mais je me suis dit que ça me permettrait peut-être de lever l’attention des clubs anglais, en voyant qu’un club étranger voulait me recruter. J’y suis donc allé en septembre. Après trois jours, ils m’ont proposé un contrat de trois ans. J’ai longtemps hésité, mais j’ai accepté.
Alors, c’était cool ?C’était une expérience. Je ne pense pas que je le referais, mais avec le recul, je n’en changerais pas le moindre détail, car cela m’a formé et m’a fait devenir l’homme que je suis aujourd’hui. Après ça, je me suis dit qu’il n’y avait aucune adversité que je ne pouvais pas affronter dans ma vie.
Qu’est-ce qui t’est arrivé ?J’ai passé de sales moments. C’était la partie la plus difficile de ma carrière. Il faut bien comprendre que j’étais le seul joueur noir du championnat. Je me souviens très bien de mon premier match de pré-saison, sur un petit terrain sans tribune, entouré d’un millier de personnes. Le chant des supporters, tout autour du terrain, c’était « zigga, zigga, zigga, shoot the fuckin nigga » . (Il écarquille les yeux, ndlr) 600 d’entre eux, c’étaient les fans adverses, mais 400 soutenaient ma propre équipe. Ils m’ont hué à la mi-temps et ont célébré à l’unisson ma sortie du terrain. J’avais 18 ans et je venais de Londres, j’hallucinais. J’ai appelé mon frère pour lui raconter et lui dire que je voulais rentrer, que je pouvais pas affronter ça. Lui m’a dit : « Frangin, je te dirai jamais de rester si tu te sens mal. Mais tu peux rentrer à la maison et leur donner raison, ou rester et leur montrer comment tu es bon. » Et je suis resté.
Ta situation s’est améliorée ensuite ?Durant la saison, les chants ont progressivement stoppé et on s’est qualifiés pour la finale de la coupe, qu’on a remportée 1-0. Et c’est moi qui ai marqué le but de la gagne. Je te jure, tellement ils étaient heureux, les supporters ont envahi le terrain torse nu, j’ai commencé à sauter de joie avec eux et à déconner. Au début, j’étais content, mais là, en pleine célébration, j’ai commencé à remarquer que certains avaient des tatouages nazis sur le torse. Ils étaient en train de sauter autour de moi et je suis redescendu, j’ai commencé à bader. J’ai commencé à me dire : « Et si quelqu’un vient me poignarder ? » Mais il ne s’est rien passé. Rien, ils étaient juste contents. Et j’ai compris alors ce qu’était l’ignorance. Ces mecs n’avaient jamais vu un noir dans leur équipe, mais puisqu’on avait gagné la coupe, j’étais devenu leur héros.
Cela fait quoi d’être un héros ?Les choses ont changé du tout au tout (rires). La saison d’après, j’ai ouvert un magasin Adidas, je ne payais plus au restaurant. Mais j’ai quand même senti le mal du pays. Faut savoir que pour parler à ma famille, je n’avais que les cyber-cafés, il n’y avait pas encore tous les machins d’aujourd’hui, les ordinateurs portables et les iPads, je devais aller sur MSN et tout. Par la force des choses, je suis donc revenu au bout de deux ans, mais j’étais persuadé que j’allais réussir, qu’aucun obstacle ne pourrait désormais m’arrêter. Derrière, j’ai été recruté à Doncaster, un contrat au mois, et ma carrière a commencé.
Tu t’es consacré au foot, mais avec ton physique de deuxième ligne, t’as jamais eu envie de jouer au rugby ?Les rugbymen m’ont toujours dit que je devrais jouer avec eux ! Quand je jouais à Swansea, on s’entraînait parfois avec l’équipe de rugby des Ospreys. J’avais l’habitude de les regarder. Un jour, Ryan Jones m’a invité et m’a montré ce qu’ils soulevaient tous les jours. Je peux te dire que j’ai compris ma douleur. Et depuis ce moment, je m’entraîne sans relâche et j’ai bien progressé. Si un rugbyman veut me défier, aujourd’hui, je suis prêt, je l’attends de pied ferme. De manière générale, j’aime bien l’esprit des rugbymen, on s’entend bien. Il y a un respect mutuel, car je pense qu’ils réalisent vraiment la somme de travail qu’il m’a fallu pour atteindre le corps que j’ai. Mais je me suis déjà tenu sur une pelouse avec des joueurs de rugby et ils m’ont fait paraître tout petit, donc je reste dédié au foot, car j’adore le fait d’être le plus gros sur la pelouse (rires).
Quelque part, ça te plaît d’être l’exception ?Je suis fier d’être différent. À 100%. Ma différence est à l’origine du « Beast Mode » . Depuis que je suis jeune, on me dit que je suis trop gros pour jouer au foot. Et j’aime savoir que, même si je ne réponds pas aux critères en vigueur, ou aux attentes normales des professionnels, cela ne veut pas dire que je ne vais pas réussir. C’est une façon générale d’appréhender la vie, cela s’applique à plein d’autres cas. Ce n’est pas parce que tu viens du ghetto que tu ne peux pas réussir et devenir ministre. Si tu y crois assez fort, tu peux y arriver. Si j’ai un rêve, pourquoi je vous laisserais me dire ce que je peux ou ne peux pas faire ? Personne ne contrôle mon corps ou mon esprit. Et 13 ans plus tard, 150 buts après, je suis là pour témoigner et montrer à tous ceux qui n’ont pas cru en moi que je sais plutôt bien me débrouiller. À chaque match à l’extérieur, le public m’insulte : « T’es trop gros ! » « Vas-y Eddie Murphy » , mais j’adore ça, sincèrement. Je n’ai jamais pu jouer en Premier League ni en Championship, mais je suis aujourd’hui le joueur le plus connu d’Angleterre dans les divisions inférieures. Et c’est parce que je suis différent.
Raconte-nous un peu ton enfance…Je suis né à Londres, mes parents sont venus du Nigeria pour s’installer. J’habitais au dernier étage dans une HLM à Islington, mais à l’époque, les enfants pouvaient jouer à l’extérieur, ce n’était pas aussi dangereux que maintenant. C’était pas mal, surtout l’été, je jouais au foot toute la journée avec mon grand frère Yeni. On faisait pas mal de pauses glaces. J’ai eu une bonne enfance, mes parents ne roulaient pas sur l’or, donc je n’ai jamais eu de Nike ou de Reebook, mais j’ai reçu beaucoup d’amour.
Tu étais quel genre de gamin ?Je dirais que j’étais cool (rires). D’autres diraient que j’étais un nid à problèmes. Je n’étais pas un leader, mais beaucoup de gens gravitaient autour de moi, car je pense que je véhicule une bonne énergie, un genre de karma. En étant gros et black, je peux paraître intimidant, mais j’aime assez laisser l’impression de quelqu’un de gentil. Et je crois que j’ai cette faculté depuis que je suis petit. Vu que j’étais costaud, je ne me suis jamais fait emmerder, et je n’aime pas qu’on emmerde les autres, donc j’étais dans cette position assez cool où j’étais trop gros pour qu’on s’en prenne à moi et assez fort pour protéger certains des emmerdes. J’avais beaucoup d’amis.
C’est chaud, Islington ?À l’âge de 16 ans, j’ai quitté l’école, car je voulais jouer au football, alors j’ai traîné avec de mauvaises personnes, ou des mecs du quartier. Tu avais les dealers de drogue d’un côté, les voleurs de l’autre, et c’est facile de tomber dedans si tu n’as personne pour t’épauler et te conseiller. Les gens disaient que nous étions un gang, mais ce n’est pas vrai. C’est vrai que dedans, il y en a certains qui ont mal tourné, fait de mauvaises choses. J’aurais pu les suivre et faire des conneries, mais le foot m’a sauvé : au lieu d’aller dans les soirées, j’avais entraînement. Personnellement, je crois que j’ai plus fait peur à ma mère qu’à la police.
Tu es fier de tes racines. Pourtant, tu as plus l’air d’être fan de Miami que d’Abuja…Le Nigeria, j’y suis allé trois ou quatre fois, la première fois à 11 ans quand ma grand-mère est morte. Je suis d’origine nigériane et j’en suis fier, mais je n’y reviens pas très souvent. J’ai pu construire deux ou trois maisons pour mes parents qui y reviennent souvent. Mais je n’y vais pas trop, car je vais aux US dès que la saison est finie. J’adore les US, franchement, j’aime tout là-bas. Avant, ma ville préférée, c’était Miami. Mais maintenant, c’est Atlanta.
Qu’est-ce que tu trouves si cool ?C’est un tout. Ils ont de la bonne bouffe, les assiettes sont énormes, il y en a pour deux jours ! Cela ne vaut pas le poulet au curry de ma femme, mais j’adore. Et puis, surtout, ils ont un sens de l’hospitalité qui me plaît. J’aime leur côté relax. Je ne pense pas vouloir y habiter, mais j’adore y aller en vacances.
C’est quoi tes plans pour le futur ?Quelques clubs de Major League Soccer m’ont approché, mais je suis bien installé ici, à Londres, avec mes quatre enfants. Je ne peux pas trop bouger. Je crois que j’ai encore deux saisons devant moi. Je ne sais pas pourquoi, mais on vise souvent les 35 ans pour la retraite, si on arrive à jouer jusqu’à cet âge-là, on peut se dire qu’on a eu une bonne carrière. La bonne chose, c’est qu’étant donné que mon jeu n’est pas basé sur la rapidité, je me conserve plutôt bien. Contrairement aux joueurs plus explosifs, ma vitesse ne va pas baisser de manière dramatique, et tous les autres aspects de mon jeu ne seront pas affectés. Derrière, je n’y pense pas trop encore, mais je pense que je vais gérer ma ligne de vêtements. Je veux faire de BMO une marque mondiale, travailler avec de jeunes enfants. C’est cliché, mais ils sont le futur. J’ai encore quelques années pour y penser. En attendant, ce que j’essaie de dire aux enfants, ce n’est pas parce que tu n’es pas né sous une bonne étoile que tu ne peux pas t’en sortir.
Les vrais iront lire le portrait complet d’Adebayo, paru dans le So Foot numéro 119
Propos recueillis par Christophe Gleizes & Antoine Mestres, à Londres