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Abonnés de tous les pays…
L’Euro 2012 inaugure une nouvelle ère dans l’histoire du football à la télé. Désormais, pour se goinfrer l’ensemble de la compétition, il s’avérera indispensable de sortir la CB. La même et fatale perspective semble se dessiner pour le Mondial au Brésil, en 2014. Cette fin programmée de la gratuité épouse évidemment une logique économique qui signe le glas d’une hypocrisie politique : les matchs internationaux ne sont pas différents, dans leur nature profonde, des championnats professionnels. Et, de ce point de vue, le ballon rond est encore une fois en avance sur son temps, au moins en ce qui concerne son sens de l’outing libéral.
Ce vendredi, la Grèce et la Pologne vont ouvrir le bal d’un Euro dont personne n’attend rien, mais qui a déjà rapporté gros en droits télé. Le bon peuple pourra s’extasier devant ce « choc » sur M6. En revanche, les forcenés qui désireraient ensuite enchaîner avec Russie – République Tchèque (deux anciens vainqueurs de la compétition) auront d’abord dû consentir à s’abonner à beIN Sport. Il faudra attendre les quarts pour que tous les matchs redeviennent disponibles au quidam de la TNT et de ce qui reste de l’hertzien. À l’avenir, tout comme pour la Ligue des champions, seule la finale devrait probablement garder son statut d’exception « obligatoirement » diffusée en clair. Autrement dit, le streaming a de beaux jours devant lui.
Porte d’entrée
N’entrons pas dans les détails de cette bataille de longue haleine que mène Al-Jazeera pour s’emparer du foot comme levier de ses nouvelles ambitions de réseau mondial, ayant bien compris que le divertissement grand public dessine en Occident une bien meilleure porte d’entrée que les chaînes d’information (et les inévitables enjeux politiques qu’elles drainent), quitte même à abandonner son nom arabe pour angliciser sa vitrine. L’important est plutôt, si on se situe sur un plan politique, de mesurer à quel point cette évolution, ou « contre-révolution médiatique » – que n’importe quel économiste, quelle que soit son obédience, trouverait au moins cohérente, au pire inévitable dans le contexte actuel -, dévoile la véritable nature du foot des « nations et des états » . Longtemps, les compétitions internationales jouaient, en quelque sorte, le rôle de service civique du football professionnel.
Tout le monde pouvait certes accepter durant les années 80 de Tapie et Mitterrand que nos clubs expriment un besoin vital de droits télé, via une chaine cryptée, et que, chez nous, ce sport ne pouvait générer structurellement d’autres revenus suffisants (là aussi, beaucoup à redire sur le modèle allemand). En revanche, dès qu’il s’agissait de contempler le bal des nations sur la pelouse, où les drapeaux flottaient, en principe, un petit peu plus haut que les logos des sponsors, il fallait que n’importe qui puisse admirer nos héros tricolores ou leurs équivalents sous d’autres oriflammes. Cela relevait d’un bien public, d’un espace démonétarisé, alors qu’il ne s’agissait, en fait, à bien y réfléchir, que de la confrontation des équipes sélectionnées par des fédérations adossées à des ligues pro. Et puis, surtout, ni la Fifa, et encore moins l’UEFA, ne constituent des internationales, mais des multinationales qui ont, elles aussi, cruellement besoin de s’engraisser avec la manne cathodique (et désormais sur Smartphone, aussi).
Sauver les meubles
En fait, cette situation, qui ne provoque guère de réactions ni d’indignation – nos politiques ont la tête électorale ailleurs, en ce moment, et la crise rend certains sujets pour le moins secondaires -, marque bel et bien la fin d’une certaine idée de l’équipe nationale, « expression de la création culturelle d’excellence sportive du pays » , comme le disaient les gens de gauche durant les années soixante–dix, quand ils voulaient se convaincre de leur droit à aimer le sport de haut-niveau. La fin de la guerre froide et autres enjeux diplomatiques, principalement en Europe, auraient ainsi vidé la dimension symbolique des confrontations sportives de leur substance idéologique et donc en quelque sorte gratuite, pour, le temps de digérer le processus historique, privatiser l’ancien champ de bataille et ne laisser affleurer que les chocs économiques (une pensée spéciale pour la Grèce) ? Bref, le passage du péril rouge au spectre de la fin de l’Euro ! Naturellement, les habitudes populaires ont la vie longue et il reste difficile pour l’instant de s’attaquer à l’ensemble de l’offre. Surtout que, malgré tout, soucieux de montrer qu’ils gardent vaguement quelques raisons d’être au sein de l’UE et face aux marchés, les États vont veiller à sauver les meubles pour garantir que les finales demeurent un succès d’audience des grands groupes audiovisuels locaux. Nous ne sommes pas en Argentine tout de même (et puis un échantillon gratuit maintient l’addiction à peu de frais) !
Une certaine gauche va sûrement s’emparer, de son côté, du sujet pour en faire le cheval de bataille d’un service public du sport dans les médias… Néanmoins, notons que chez nos amis à crampons et leurs encadrants en costard, cela fait un bout de temps qu’on ne fait plus semblant et que la privatisation de l’identité nationale s’opère au grand jour. L’UEFA reverse bien 100 millions aux clubs pour les dédommager d’un Euro où leurs stars prennent de la valeur sur le marché des transferts et gagnent en notoriété ! Plus prosaïquement, comme l’a très bien expliqué Noël Le Graët, il est normal que, puisque les joueurs rapportent des sponsors et des revenus à la FFF, ils reçoivent des primes en retour, une sorte d’échange de bons procédés ; et là, c’est davantage le bon entrepreneur que le maire de gauche qui parle. Toutefois, la France reste un cas particulier en n’accordant aucune prime si les Bleus ne passent pas le premier tour. À ce prix-là, beIN peut bien laisser les matchs des Bleus sur M6 et TF1.
Nicolas Kssis-Martov