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- Le portrait du vendredi
Abdoulaye Touré et ses détours
Irrésistibles depuis maintenant huit matchs de Ligue 1 et confortablement installés sur le podium, les Nantais réalisent leur meilleur début de saison depuis plus de vingt ans et l’avant-dernier titre des Canaris. Débarqué l'été dernier, Claudio Ranieri a joué les bricoleurs de service, et a solidement vissé Abdoulaye Touré au milieu de terrain nantais. Le bout du tunnel pour un joueur qui s’est d’abord cassé les dents lors de ses premières années professionnelles. Portrait tortueux d’un footballeur longiligne.
Le 10 août 2013 devait être une fête totale à Nantes. Ce soir-là, la Beaujoire s’est faite belle pour renouer avec la Ligue 1 en accueillant Bastia, quatre ans après son dernier match dans l’élite. Boostés par une remontée historique, et pour entamer un début de saison qui se révélera royal, les Canaris s’imposent (2-0) grâce à Filip Djordjevic et à la maladresse de Julian Palmieri. La rencontre est également l’occasion d’une entrée qui devait rester anecdotique, celle du jeune Touré, 19 ans, qui vient de signer son premier contrat pro et gratte quelques premières foulées sur la pelouse de Louis-Fonteneau. Mais la joie sera de courte durée : alerté par un fan bizarrement très attentif, le SCB dépose un recours, ce qui fera perdre au FCN les trois points, après de nombreux mois de bagarre juridique. Car, suspendu chez les jeunes à la fin de la saison précédente, Touré n’était pas qualifié pour jouer ce match. Et ce dépucelage au goût amer, qu’il a maudit et traîné pendant plusieurs années, il mettra beaucoup de temps à s’en remettre, et aurait même pu rester éternellement l’homme de ce 10 août. Comme un symbole d’un début de carrière déjà loin d’être linéaire.
De la voile sur l’Erdre
C’est à l’USSA Vertou, en 2001, que le jeune garçon originaire de Guinée signe sa première licence de footeux. Il vient du quartier de Malakoff au cœur de l’Agglomération nantaise, mais le club du sud-est de la Métropole est un bon point de départ pour le gamin. « Un des grands frères du quartier avait signé en U13 chez nous : du coup, pendant beaucoup d’années, on a eu pas mal de garçons qui venaient de là, et ça a été une très belle époque, explique avec nostalgie Johann Sidaner, coach de l’USSA à l’époque. On a aussi eu son cousin, Mouctar Diakhaby. »
Rapidement, l’intéressé est amené à porter le maillot des Canaris lors de tournois internationaux, où il croise un certain Valentin Rongier. « Valentin était milieu de terrain, et Abdou concluait les actions, continue l’éducateur. Ils faisaient des ravages à l’époque tous les deux ! » Le début d’un doux rêve pour Touré, qui fait partie des gamins ayant grandi avec la dernière dream team nantaise championne de France. « Quand j’étais gosse, j’étais un énorme fan. Avec mes copains de l’école, on allait faire de la voile sur l’Erdre, juste à côté de la Jonelière. Alors, on arrivait à voir de loin des joueurs pros du FC Nantes. Mes préférés, je citerais Vahirua, Moldovan… et par la suite Emerse Faé évidemment, il venait de mon quartier. »
Der Zakarian et la première entrée
Ce n’est qu’à douze ans qu’il déboule finalement à la Jonelière. Dans le cocon de la Chapelle-sur-Erdre, il va tout connaître, de l’école de foot au centre de formation, se repositionnant au milieu à mesure que le terrain grandit et que les catégories d’âge grimpent. « Avec Valentin, on se disait qu’on ferait tout pour jouer ensemble en Ligue 1, c’était notre rêve à nous, se souvient Touré.Dès qu’on a compris qu’on pouvait faire du football notre métier, on s’est direct dit que ce serait pas mal de rester dans le même club, ensemble. » Au sein d’une génération qui se révélera fructueuse, il se mue en leader sur le terrain, au milieu de Rongier, Léo Dubois, Najib Gandi ou Aristote Ndongala. « Il avait un certain leadership, témoigne Dubois, avec qui il squatte aujourd’hui le onze de l’équipe première. Sur le terrain, il parlait quand il fallait parler, mais il n’a jamais trop pris la parole, ça reste quelqu’un de discret. »
Arrivés aux portes du monde pro, Touré et les autres jeunes pousses nantaises s’illustrent et sont proches de s’inviter sur les sommets nationaux, perdant notamment en finale du championnat de France et en demies de Gambardella. Philippe Mao, l’entraîneur en U19, se souvient. « Avec cette génération, il y a eu de belles aventures en phase finale et en Gambardella. Abdou était mon capitaine, mon leader naturel. Il dégage quelque chose qui est positif pour les autres. » La saison 2012-2013 sera décisive pour lui : Michel Der Zakarian lui offre une première entrée avec les pros, un jour de triplé de Fernando Aristeguieta en Ligue 2 à Châteauroux (4-0), alors que le FCN est en route vers la remontée. Et l’été qui suit, un contrat est posé sur la table par les dirigeants nantais, dans la suite logique des choses.
« J’avais clairement les boules »
Puis arrive ce 10 août 2013, et le début des galères pour l’enfant de Malakoff. Une première en Ligue 1 qui coûte cher au Franco-Guinéen, bien plus que les trois points perdus par le club. Forcément, pour le retour du navire nantais dans l’élite, ça la fout mal.
Même au sein de son propre club. « Lors de notre défaite aux tirs au but face à Monaco pour le titre de champion de France U19, il prend un carton jaune, et c’est l’addition de ces cartons jaunes qui fait l’affaire Bastia, explique son ancien mentor Philippe Mao. Personne n’en était conscient, on était persuadé que ça repartait à zéro. Il n’y pouvait rien. » Et pourtant, Abdoulaye Touré payera injustement les pots cassés par cette cruelle biscotte. « J’avais clairement les boules, certains ont pensé que j’avais fait exprès de condamner le club à une défaite sur tapis vert. Je n’étais juste pas au courant, j’étais le premier étonné. » Ce carton jaune, ce n’est pourtant que le début de cinq saisons en enfer pour le milieu nantais. Travailleur et insensible à l’effort, le garçon l’est un peu moins vis-à-vis de ses pépins physiques, qui empoisonnent ses débuts en pro. « Il a été à plusieurs reprises coupé dans son élan par des blessures, un petit peu à répétition, raconte Mao. Il a eu des problèmes de lombaires récurrents après avoir grandi aussi vite. Et chaque fois qu’il redémarrait, il lui fallait évidemment un certain temps pour relancer la machine. »
Avec un dos en vrac et le rôle du vilain petit Canari, difficile de taper dans l’œil de Der Zak, l’Arménien partant en plus avec son groupe quasi inchangé depuis la saison précédente.
« Sous Michel Der Zakarian, il a été l’un des premiers de la génération 1994 à toucher à l’équipe pro, c’est que Michel et son staff lui voyaient quand même un potentiel, abonde Mao. Mais il n’a pas pu exploiter son potentiel à ce moment-là. Cette histoire de carton lui a fait mal mentalement, et il était peut-être trop jeune dans son jeu. » La marche vers la Ligue 1 est trop délicate à gérer pour un garçon qui n’a encore que 20 ans. Dernier cauchemar, en novembre 2014 : Abdoulaye subit une agression au couteau, chez lui, à Malakoff, à la sortie d’un tournoi de futsal. La souffrance sera, heureusement ou non, l’on ne saurait dire, moins physique que mentale. « Il a connu quelques pépins au quartier, ce n’est pas toujours simple, pour quelqu’un qui a entre 18 et 20 ans qui commence à être connu… » , regrette Sidaner.
Mental gonflé à bloc
Le sauveur inattendu d’Abdoulaye s’appelle Oswald Tanchot, alors entraîneur du Poirée-sur-Vie, en National. D’un coup de baguette magique, l’actuel entraîneur du Havre AC remet d’aplomb son nouveau soldat, prêté une demi-saison durant en Vendée, début 2015.
« Il m’a très vite séduit par sa qualité de passes, son volume de jeu, mais aussi sa résistance à la pression pour ressortir proprement les ballons, résume chaleureusement Tanchot, encore très proche de son ancien poulain. En huitièmes de Coupe de France contre Auxerre, c’était incontestablement le meilleur sur le terrain. À partir de ce moment, j’étais sûr qu’il arriverait à s’exprimer au haut niveau. » Entouré de trois anciens Canaris dont son ami Aristote Lusinga, le jeune Nantais ne tarde pas à prendre ses repères. Et quand ça ne va pas, la maison-mère n’est jamais très loin. « C’était un moment très difficile pour moi, mais grâce à ces six mois exceptionnels, j’ai réussi à reprendre goût au foot » , résume-t-il. Même constat chez Tanchot, qui aurait volontiers accueilli son protégé sous les couleurs havraises : « C’était un garçon attachant, bien loin du cliché du footballeur que l’on peut entendre à l’extérieur. Il était toujours à l’écoute et très sérieux, un vrai bon gars. »
Réchauffé par son voyage de 50 kilomètres au sud, Touré revient sur les bords de la Loire avec un mental gonflé à bloc. Et il n’en fallait pas moins, tant la suite ne sera pas facile non plus. Rémi Gomis, son grand frère de l’époque et voisin de vestiaire, revient sur les difficultés du natif de Malakoff : « Abdou était encore jeune, il était dans un secteur avec beaucoup de concurrence. Certains de ses coéquipiers ont éclos plus rapidement que lui. Je pense qu’il devait être déçu de certains choix du coach, qu’il pensait mériter mieux. Il ne lâchait rien, car c’est un sacré travailleur… Mais cela lui arrivait d’être un peu nonchalant. » Alors Abdoulaye prend son mal en patience, et fait le yo-yo entre la CFA2 et le groupe pro. « Tout ce qui est perçu comme un mal, j’en tire du positif. Si Der Zakarian ne m’a pas lancé en revenant au FC Nantes, c’est parce qu’il avait vu en moi un truc qui ne lui convenait pas, reconnaît-il. Je me remettais toujours en question, c’est pour cela que je ne rechignais jamais à aller jouer avec la réserve. Pour moi, c’était comme la Ligue 1 : toujours à 100%. »
Abdoulaye gratte quand même ses deux premières titularisations en championnat avec Der Zakarian, puis deux autres lors du court mandat de René Girard. Il continue de grappiller du temps de jeu sous Sergio Conceição, pendant l’hiver, en enchaînant six titularisations toutes compétitions confondues. Mais c’est à peu près tout, et à la fin de l’exercice 2016-2017, les doutes sont toujours là. « On s’est bagarré, pendant les trois ou quatre ans durant lesquels il ne jouait pas, confie Samuel Fenillat, directeur de la formation dans le club nantais.On a poussé auprès du coach et de la direction, insisté avec lui en lui disant :« À un moment donné, ça va venir. »Et au mois de juin, il arrivait en fin de contrat, donc on a milité pour que le club fasse l’effort et qu’il puisse prolonger. »
Ranieri et la dolce vita
Un virage décisif que Touré ne doit aujourd’hui pas regretter. L’arrivée de Claudio Ranieri, cet été dans la Cité des Ducs, a changé la donne pour le garçon arrivé à maturité. Cette saison, le Mister l’utilise à fond en sentinelle. Avec réussite. « Je ne pourrais pas expliquer exactement pourquoi et comment je suis devenu son élément fort » , déclare modestement Touré. Ranieri, lui, a pourtant bien su comment tirer tout le potentiel de son meneur d’hommes. « Abdou est quelqu’un qui fait vraiment jouer les autres. Il n’avait pas forcément donné de gage de qualité au poste de récupérateur, c’est quelqu’un qui se positionnait plus comme un relayeur, rapporte Sidaner. Et là, c’est l’un des meilleurs intercepteurs. Ranieri l’a bien senti à ce poste-là. Abdou est un adepte du beau jeu, tourné vers l’avant. »
« Je pense que mon état d’esprit de compétiteur, le fait que je sois toujours au travail et à l’écoute, tout cela, ça a dû lui plaire » , avance l’intéressé. Et si c’était ça, la recette de son succès ? Un mental forgé par le passé, et l’accumulation d’expériences et d’entraîneurs qui façonnent sans arrêt le jeu du Français de 23 ans. Entre le marteau et l’enclume. « Je pense que l’arrivée de Ranieri lui a fait beaucoup de bien, assure Gomis.Cela se voit sur son but face à Guingamp d’ailleurs (victoire samedi dernier, 2-1) : il tente le dribble, percute, puis frappe de son mauvais pied, le gauche. Et maintenant, j’ai vu qu’il faisait même les cris de guerre du vestiaire. Quand je repense au jeune joueur introverti que j’ai connu, ça me fait plaisir de le voir autant en confiance. » Les supporters nantais aussi.
Par Hervé des Graviers et Jérémie Baron
Tous propos recueillis par HDG et JB