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Abdellah Taïa : « Le Mondial du Maroc est une forme de justice historique »
Écrivain marocain et gay, Abdellah Taïa est actuellement en tournée au Maroc pour présenter sa pièce de théâtre Comme la mer, mon amour. Il vit donc sur place la vague populaire qui accompagne l’aventure des Lions de l’Atlas lors de ce Mondial, dans laquelle il décèle « un moment historique ».
Comment l’incroyable parcours de la sélection nationale marocaine est-elle vécue au pays ?Nous avons tous l’impression qu’il s’agit d’une forme de justice historique, quelque chose en train de se réparer. Nous sommes arrivés à Tanger le jour du match contre le Canada, la rue a explosé sous nos yeux. Depuis, dans toutes les villes où nous venons présenter la pièce, nous sommes au cœur de l’enthousiasme autour des Lions de l’Atlas. Et je le répète, au-delà de l’enthousiasme, un sentiment de justice. Un sentiment de justice face à ce monde des footballeurs occidentaux qui ont l’habitude de jouer entre eux, qui nous regardent toujours de haut comme si nous étions incapables d’aller plus loin qu’un quart. Je ressens aussi une réelle solidarité entre nous, je veux dire entre les peuples, pas les pouvoirs, une forme de solidarité véritable entre les gens incarnés par les joueurs. Ce n’est pas seulement l’équipe du Maroc qui gagne. Il ne s’agit pas d’un nationalisme bête ou stérile. C’est une vague de fond plus profonde, quelque chose de plus beau, plus vrai. Quelque chose d’historique, j’en suis convaincu.
Qui sont les héros du peuple au sein de cette sélection, aux yeux des Marocains ?Ils sont tous extraordinaires, mais je suis dans un amour transcendantal envers Yassine Bounou. Il incarne l’amour avec un grand A. À chaque fois que je le vois, je fonds, alors que je ne suis pas le foot de façon assidue, en tout cas pas les championnats le reste de l’année. Je suis aussi très heureux, à les entendre, que ces footballeurs aient conscience de ce qu’ils représentent, de l’amour qui leur est porté, cette révolution d’amour, pour et par le peuple. J’espère que cette leçon historique va rester.
Il existe une forte contestation sociale et politique actuellement au Maroc, est-ce que le régime peut se servir de ce moment pour l’étouffer et jouer le rassemblement, par exemple autour de la figure du roi ?Il y aura évidemment, comme toujours, des récupérations politiques, de toutes parts. Mais ce que je retiens, pour l’instant, réside surtout dans la construction d’une réelle conscience individuelle, cette intuition que les obstacles que peut mettre n’importe quel pouvoir n’arrêtent pas les gens. Je ne suis évidemment pas dupe d’éventuelles récupérations, cependant cette fois il ne faut pas que ces manœuvres nous éloignent du sens de ce qui surgit autour de l’équipe du Maroc. Nous ne sommes pas condamnés éternellement à être volés, que ce soit notre travail ou notre libération. Il se manifeste quelque chose de plus profond, de très profond. Par exemple, le rapport aux mères marocaines me touche énormément, alors que je viens de publier un roman sur la mienne, Vivre à ta lumière. Sofiane Boufal en train de danser avec sa maman, cette image s’avère extrêmement forte, iconique, révélatrice de beaucoup d’évolutions dans le monde arabe.
Morocco’s Sofiane Boufal celebrating with his mother is EVERYTHING. pic.twitter.com/h3XdhTeKe3
— Ahmed Ali (@MrAhmednurAli) December 10, 2022
Le Mondial au Qatar a été vivement critiqué en Europe, notamment sur des sujets graves, tels que les droits des travailleurs migrants ou des personnes LGBT. Est-ce que ces débats ont aussi eu lieu au Maroc ?Bien sûr que ces problématiques ont été évoquées, nous ne sommes pas coupés du monde. Moi-même, en tant que personne marocaine gay, j’ai d’immenses réserves. Toutefois, je veux garder espoir. Les droits LGBT par exemple ont été posés à cette occasion au niveau planétaire. Dans les pays arabes aussi. J’espère que les personnes LGBTQ arabes vont s’en servir afin que cette mise en lumière les aide à obtenir justice. Depuis mon coming out en 2006, j’ai écrit je ne sais combien d’articles et de livres dans lesquels j’aborde ce sujet. Il faut utiliser ce moment précis, cette Coupe du monde, pour demander une réparation politique par loi. Utilisons ce Mondial pour demander une évolution politique réelle à nos dirigeants.
Pour en revenir à la demi-finale, le fait de rencontrer la France n’a rien d’anodin, au vu notamment de l’histoire, du passif colonial, entre les deux pays et de la présence dans l’Hexagone d’une forte communauté marocaine.Je le redis, il se joue dans le parcours des Lions quelque chose de l’ordre du post-colonial. Je suis à El Jadida, une ville fondée par les Portugais. Dans la rue, dans les conversations, j’entendais : « On s’est débarrassés des Portugais, des Espagnols et bientôt des Français. » Le parallèle historique est évident. C’est encore plus fort dans le cas de la France qui conserve une grande influence au Maroc. Il existe donc un sentiment de revanche. Après, pour ce qui concerne la situation en France, de nombreux immigrés marocains, mais aussi algériens ou sénégalais ont été mal traités en France. Quand ils voient leurs enfants réussir sur un terrain de foot, il existe forcément un sentiment de réparation. Ce sentiment d’élévation que ressentent les Marocains, et que partage le monde arabe à travers eux, concerne aussi les Marocains de France. Le temps où les minorités étaient acceptées uniquement lorsqu’elles restaient à leur place est fini. On peut leur donner la reconnaissance qu’elles méritent pour ce qu’elles sont vraiment.
Propos recueillis par Nicolas Ksiss-Martov