- Journée mondiale des aveugles et malvoyants
À l’aveuglette
Juchés derrière le petit banc du coach, une poignée de fans n’a jamais les yeux rivés sur le match. Et pour cause : ils sont malvoyants. De quoi actionner leurs autres sens pour suivre leurs idoles à leur manière.
« Les adversaires du jour sont en maillot de couleur jaune, comme leurs chaussettes alors que le short est bleu. Ils joueront du côté droit et attaqueront donc vers le kop anderlechtois… Pas sûr que ça va leur plaire. » La voix est assez nerveuse, mais sincère. Deux commentateurs se lancent dans une préface dont ils semblent avoir l’habitude : celle des matchs d’Anderlecht. Pourtant, les 22 acteurs se trouvent à quelques mètres des supporters à qui l’info est destinée. Mais contrairement aux milliers d’autres fans présents au Parc Astrid, Eric et ses comparses sont malvoyants. « Je souffre d’un glaucome à angle ouvert » , explique cet employé de la SNCB (équivalent belge de la SNCF). « Je perçois encore à quelques mètres, mais après ça devient vite flou. » Depuis quelques années, au même titre notamment que le Standard ou Charleroi en Wallonie, le Sporting d’Anderlecht propose à ses supporters malvoyants d’assister aux matchs avec l’aide de l’audiodescription. « Parfois, les gens rigolent un peu quand ils nous repèrent : « T’as vu ? Un aveugle au stade ! », relate Eric. Dans ces cas-là, on leur passe le casque et ils finissent par dire : « Ah, c’est bien ! » »
Collier, hot-dog et buteur maison
Ce fameux casque se présente sous la forme d’un demi-cercle que l’on porte tel un collier. « Si on veut percevoir l’ambiance du stade, on le met sur une seule oreille » , conseille Eric qui se déplace de la buvette à sa place grâce à l’épaule de son ami Alain. « En gare ferroviaire, il y a des lignes jaunes pour délimiter les marches, ici ce n’est pas encore d’actualité. Mais on ne se moque pas de nous pour autant : on est placés le plus près possible du centre du terrain, donc on sent vraiment bien le match. » À quelques mètres seulement de la banquette des Anderlechtois – d’où les conversations des remplaçants sont pratiquement perceptibles –, les malvoyants sont idéalement situés. Mais comment apprécier réellement un match de football sans l’aide des yeux ? « Par rapport aux voyants, on fait bien plus fonctionner nos autres sens » , témoigne Eric. « L’odeur des hot-dogs ou de la bière, la température ambiante et bien sûr l’ambiance créée par les supporters… on ressent tout bien plus fort. »
Pour Stéphane, aveugle de naissance, venir au stade est bien plus captivant qu’écouter le match à la radio où, de son propre aveu, les interruptions publicitaires lui font rater pas mal de buts. Régulièrement présent au stade, il apprécie l’atmosphère qui s’en dégage. « J’ai des difficultés à évaluer la grandeur du terrain, mais je n’ai pas besoin de savoir exactement où est le ballon, tant que je sais dans quelle zone de jeu on se trouve. » Pour les malvoyants, le terrain est en effet quadrillé en quatre zones A, B, C et D de sorte que le supporter se représente plus facilement les différentes parties de jeu quand elles se succèdent. « Dès qu’on se rapproche du but, les commentaires sont également un peu plus rapides et haut dans l’intonation. Et puis si j’entends le nom du buteur maison, j’imagine bien qu’il est plutôt du côté du but adverse… si tout va bien » , rigole Stéphane.
Commentateurs à passion
L’approche des commentateurs est cependant différente de celles des journalistes à certains moments-clés : après chaque occasion commentée selon les lois du direct, ils prennent ainsi le temps de réexpliquer tout ce qui s’est passé en détails. « Grâce aux commentaires, on ne réagit plus en décalé comme quand un ami nous décrivait l’action une minute après. Cela nous permet d’interagir, de participer à l’ambiance » , débute Stéphane, bientôt complété par Eric. « J’ai la sensation d’être avec mon équipe. Je ne suis pas sûr que les joueurs m’entendent et se disent : « Ah ça va, Eric crie ! » mais nous aussi on forme le 12e homme. » Et quand les Mauve et Blanc font trembler les filets, même s’il n’a pas vu grand-chose, Eric se lève, les poings serrés vers le ciel, en silence. Il sourit. Au fur et à mesure que le match avance, les commentateurs deviennent de plus en plus supporters, le « Anderlecht » fait place au « On » et certaines marques d’impatience se font ressentir en cas d’action loupée. « Pour moi, ils ne doivent pas nécessairement être neutres » , réagit Stéphane. « Tout ce qu’on leur demande, c’est de nous décrire les actions. Ils peuvent le faire avec leur passion de supporter tant qu’ils restent vivants, objectifs et concentrés sur le match. »
La balle et la blonde
Privés de l’élément le plus sollicité pour un match de foot, les malvoyants ont une totale confiance en ce que leur disent les commentateurs. Pour se faire une idée de la tactique et la stratégie, ils s’intéressent également beaucoup aux analyses d’après-match des entraîneurs. N’ayant jamais vu un match se dérouler, Stéphane ne peut pas se représenter certains aspects du jeu. « Ce qui est le plus difficile à imaginer, c’est la manière avec laquelle le joueur se déplace balle au pied. C’est plus évident de concevoir un centre et d’évaluer sa qualité qu’imaginer une course. » De son côté, Eric souligne un autre élément important pour suivre une rencontre en audiodescription : se vider la tête. « Il faut qu’on ne pense à rien d’autre, sinon on ne suit pas facilement. Évidemment, on est dépendant du jeu, donc si ce n’est pas bon, on s’endort. » Dans ces cas-là, certains commentateurs n’hésitent pas à faire des petites remarques sur ce qui se passe en dehors du terrain. « Une fois, le commentateur a dit pour rigoler : « Hé les gars, vous avez vu la belle blonde là-bas ? » » , pouffe Eric.Il y en a 3-4 qui se sont retournés. »
Par Émilien Hofman