- D1 féminine
- Lyon-Montpellier
À jamais les premières
Ce lundi soir, les Lyonnaises reçoivent Montpellier pour le choc de la 14e journée de Ligue 1 féminine. Si Lyon est toujours autant dominateur, le football féminin a réellement pris naissance à Reims. Il y a aujourd'hui 50 ans se formait par hasard la première véritable équipe féminine d'après-guerre en Champagne. Le début d'une aventure hors norme.
« Tu ferais mieux d’aller raccommoder tes chaussettes ! » « Gigi » hurle un peu plus fort sur sa défense : les insultes pour un gardien, ça fait partie du plaisir. Sans un « oh hisse, enculé » hurlé par trois idiots dans les virages, peut-on vraiment s’estimer portier ? Alors oui. Oui aux mots doux pour un gardien. Mais que dire pour une gardienne ? Le supporter moyen fait vite preuve d’inventivité. On soupçonne en plus Gigi, de son vrai nom Ghislaine Souëf, qui reçoit chez elle, à deux pas du stade Auguste-Delaune, d’édulcorer les propos jetés à son encontre. Cinquante ans plus tard, elle est toujours haute comme trois pommes et porte encore les cheveux courts, mais c’est bien elle qui tenait les cages de la première équipe féminine de l’histoire du Stade de Reims.
Pour sa toute première victoire 3-1, elle joue en lever de rideau d’un match de D2 de ces messieurs contre Valenciennes, face à l’équipe féminine alsacienne de Schwindratzheim. On est le 24 août 1968, Kopa n’est plus là, les femmes n’ont pas encore le droit d’avorter, pas tout à fait celui de jouer au foot. On est, surtout, à la naissance des pionnières du foot féminin en France, une équipe de copines rémoises qui va rafler les quatre premiers championnats nationaux « officiels » après avoir répondu à une annonce dans le journal local. « J’ai fait le tour du monde, pas en 80 jours, mais en dix ans » , sourit l’ancienne portière depuis son canapé. Pas mal, pour des filles désavouées par Thierry Roland.
Combat de lilliputiens et foot féminin
Un matin comme les autres, un journal comme les autres, une page comme les autres. Quinze femmes ne le savent pas encore, mais en ouvrant L’Union ce matin de juillet 1968, leur vie va changer. À l’intérieur, un entrefilet écrit par Pierre Geoffroy, journaliste sportif du journal à la plume acerbe, annonçant la tenue un mois plus tard de la kermesse du journal pour lequel on recherche… des femmes footballeuses. « Tous les ans avec l’équipe corporative du journal, on faisait un tournoi de foot avec 24 équipes, remet Richard Gaud, à l’époque maquettiste du canard et premier entraîneur de l’équipe féminine. Et chaque année, on faisait une attraction en marge du tournoi. » Après les humoristes-chanteurs Dupont et Pondu et un combat de catch de lilliputiens, la bizarrerie de l’année 1968 sera donc celle-là : faire jouer des femmes à une époque où, à la radio, on décrit l’événement comme « une curiosité érotico-comique » pour les hommes. De la quinzaine qui se présente au point de rendez-vous quelques jours plus tard, certaines sont étudiantes, d’autres ouvrières. Michèle Monier, le capitaine, est postière, mais toutes sont sportives. « On avait été convoquées par Richard Gaud et Pierre Geoffroy sur un terrain de troisième zone, pas beaucoup d’herbe, c’était plus de la terre battue, précise Gigi, quinze piges à l’époque. On l’a fait sérieusement tout de suite, mais en pensant qu’il n’y aurait pas de lendemain. »
Alors elles jouent. Un mois à secouer les mœurs de la région et tout écraser sur leur passage, à commencer par Schwindratzheim, deux fois de suite. Au moment de se séparer, Richard Gaud, qui ne demandait qu’à retourner imprimer son journal, se voit pourtant imposer une fin de non-recevoir. Les filles se sont réunies dans les vestiaires, elles veulent continuer : « Il n’y avait aucune velléité féministe, assure Gigi, ça n’a pas été créé dans ce but-là. C’était juste pour l’amour du foot. On battait des filles qui jouaient ensemble depuis un an, ce serait dommage de s’arrêter au bout d’un mois et demi d’entraînement, non ? Alors on faisait des « matchs de propagande ». Des sept-contre-sept dans les villages, puis ça faisait effet boule de neige. Les filles qui nous voyaient jouer se disaient : « Pourquoi pas nous ? » » Gaud quitte le navire au bout de trois mois après un voyage en Tchécoslovaquie et laisse le bébé à Pierre Geoffroy, qui arrose L’Union de papiers sur ses femmes. Elles partent à Rome, à Turin, en Angleterre, puis visent hors d’Europe. Elles font découvrir le football féminin à New York, au New Jersey, Boston, Chicago, Montréal, un Mondial officieux au Mexique en 1970 – qu’elle termineront à la cinquième place, l’équipe de France étant composée à 80% de Rémoises –, Java et Sumatra en 1972, les Antilles en 1973, Taipei en 1978. Une vie de princesses qui commence à faire grincer des dents.
Globe-trotteuses
L’engouement provoqué et entretenu par Geoffroy a dû mal à passer pour certains, les hommes du Stade de Reims en premier lieu. Après l’ivresse des années 1950 et 1960, la gueule de bois commence tout juste à frapper la section masculine du club, qui se terminera d’ailleurs par la liquidation judiciaire du club en 1992. « Dans certains médias, on nous montrait, on nous montrait. Mais on n’avait pas un niveau à être montrées autant, c’est vrai. C’est ce qui agaçait certains » , confie Ghislaine Souëf. Richard Gaud ajoute qu’ « aucun club professionnel d’hommes n’avait fait de telles tournées, c’était assez phénoménal. Les gens critiquaient d’ailleurs, parce qu’à un moment, on parlait plus du football féminin embryonnaire que de la section masculine ! La Fédération était un peu escagassée parce qu’elle n’avait pas la maîtrise là-dessus. » Elles ne gagnent pas d’argent, ou bien quelques primes de match, mais découvrent le monde, Roissy, le Concorde. « Thierry Roland ne nous a pas fait que du bien, vous savez, glisse l’ancienne portière. Il disait que la femme n’avait pas sa place dans le foot. Moi, c’était mon petit jardin secret, j’étais heureuse comme ça, et c’était l’essentiel. »
Il faut dire qu’il y a là de sacrées gusses. Gigi, la tête brûlée branchée sur 100 000 volts à qui l’on fait porter des soutiens-gorge en mousse épaisse pour protéger ce que l’on peut de son mètre cinquante. Pas suffisant d’ailleurs pour la préserver d’une fracture de la mâchoire à la suite de laquelle elle rejoindra définitivement le terrain comme arrière. Michèle Monier, le capitaine ardennais, « un personnage » , dit Gaud. « L’équivalent de Benjamin Nivet » , paraît-il. Il y a Élisabeth Loisel, futur sélectionneur des Bleues et de la sélection féminine chinoise, « Mémé » , surnommée ainsi en honneur de ses cheveux blancs, Maryse Lesieur, qui flirte puis se marie avec Pierre Geoffroy, ou encore celle-ci, qui compose puis chante à la guitare pendant les déplacements. Elles détonnent. Incarnent sans le savoir l’esprit de mai 1968. Les jupes et bérets de l’avant-guerre ont disparu, délaissées pour des shorts, mais ce Rimmel qui coule parfois de leurs yeux quand il pleut est bien là pour rappeler que ce sont des femmes.
Retour à la réalité
Cette bande-là, quasi inchangée, participera aux huit premières finales du championnat de France à partir de sa création, pour la saison 1973-1974. Elles remporteront des titres avant, progressivement, de disparaître en 1984. Pierre Geoffroy meurt en octobre 1994 des suites d’un lymphome persistant, chaque fille reprend le fil de sa vie comme elle le peut, Gigi devient inspecteur comptable dans une société d’assurances et plonge maintenant sur les écarts fiscaux. Beaucoup sont encore en contact aujourd’hui, l’occasion de disserter sur le niveau des femmes en Ligue 1, sur leurs salaires, sur l’internationalisation des équipes qui change de la bande de copines. « Je me demande si elles peuvent avoir l’osmose qu’on avait nous à l’époque » , se demande Gigi.
Le petit bout de femme n’a jamais lâché le ballon rond. « Aujourd’hui encore, je suis tout le foot, masculin ou féminin. J’ai Canal+, beIN Sports, Eurosport, j’ai tout. Il me manque SFR Sport, parce que ça va bien quand même. Mais c’est dommage, parce qu’il y a les matchs anglais. » Celle qui fait aujourd’hui partie du comité de pilotage concernant la venue de la Coupe du monde à Reims en 2019 referme son classeur à archives. Sa boîte à souvenirs. Elle assure ne pas être nostalgique de cette époque, contrairement à une de ses amies qui « ressasse sans arrêt » . Mais elle est fière. « À la base, quand on me demandait si je nous considérais comme des pionnières, je répondais que non. Mais à force, je commence à y croire » , termine-t-elle en souriant.
Par Kevin Charnay et Théo Denmat, à Reims