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À Béthune, la crevaison de Bridgestone touche les cœurs du Racing
Un peu plus de dix jours après l'annonce de la fermeture de l’usine Bridgestone à Béthune, les Red Tigers, le principal groupe de supporters ultras du RC Lens, sont venus accrocher cette semaine une banderole pour soutenir les 863 salariés qui risquent de perdre progressivement leur emploi d'ici le printemps 2021, réveillant la longue relation entre le club et les ouvriers de la région.
Jour gris à Béthune : ville grise, ciel gris, température réglée pour mettre les poils au garde-à-vous. Et visages gris, surtout. Un peu moins de dix jours après l’annonce de la fermeture de l’usine Bridgestone, installée en ville depuis plus de soixante ans, les 863 salariés sur la sellette claquent des mollets et ont la tête encore sonnée par le coup reçu sur la cafetière. Ont défilé cette semaine : deux ministres, Élisabeth Borne et Agnès Pannier-Runacher, le président de la Région, Xavier Bertrand, le député européen François-Xavier Bellamy, mais aussi les Insoumis Adrien Quatennens et François Ruffin, ainsi que José Évrard (Les Patriotes) et Fabien Roussel (PCF). Ces visites ont malgré tout filé un peu de baume au cœur à des ouvriers qui ont salué « l’unité politique » qui s’est formée autour d’eux. Mardi, la députée du coin, Marguerite Deprez-Audebert (MoDem), s’est, elle, élevée à l’Assemblée nationale pour ouvrir le dossier sous le nez de ses collègues de l’hémicycle et évoquer le cas d’un « cadeau du ciel américain tombé à Béthune en 1961 ». Ce après quoi Adrien Quatennens a enchaîné à sa manière : « La France n’est pas une salle de jeu, ni un casino ! »
Au fond du bistrot Le Beaulieu, où de nombreux salariés de Bridgestone ont l’habitude de se retrouver, Pascal, à la retraite depuis quelques années après avoir passé trente-huit ans dans l’usine, tire la tronche, mais prend la roue de ses anciens collègues, qui voyaient venir cette fermeture depuis quelque temps : « On le sentait arriver, même si humainement parlant, c’est du foutage de gueule. Ils ont laissé l’usine se dégrader et crever tout doucement. Pendant ce temps-là, Bridgestone va ouvrir d’autres sites ailleurs en Europe, d’autres en Afrique noire. Certaines lignes de presse ont déjà été transférées au Kenya. Ici, certaines étaient vides depuis quelques années…. C’est un scandale. » De Tokyo, Bridgestone a justifié la fermeture du site par le fait que désormais, « la taille des voitures a tendance à augmenter et qu’il faut des pneus plus grands. Or, leur fabrication exige des équipements, notamment des fourneaux plus importants que ceux qui sont actuellement utilisés à Béthune ». Problème : décision a été prise par le groupe de ne pas renouveler les machines de l’usine béthunoise. « Un assassinat prémédité », selon Xavier Bertrand, alors que des scénarios alternatifs sont actuellement étudiés. Face à cette situation, les salariés de Bridgestone ont alors reçu un autre soutien : mardi, un groupe des supporters du RC Lens, les Red Tigers, est venu déployer une banderole – déjà retirée par la sécurité du site – sur les grilles de l’usine.
« Il était impensable de ne rien faire »
Message clair : « Ce n’est pas l’usine qu’il faut fermer, mais vos grosses panches qu’il faut dégraisser. Soutien aux salariés. » Et message connu, puisque la banderole avait déjà été sortie au printemps 2003 au moment de la fermeture de l’usine Metaleurop, à Noyelles-Godault, qui avait conduit au licenciement de 830 salariés. Dans la foulée, un match de solidarité, dont les recettes avaient ensuite été reversées aux ouvriers de la fonderie, avait alors été organisé au stade Bollaert entre une sélection de métallurgistes et des all star du Racing. Présent sur la pelouse ce jour-là, Jimmy Adjovi-Boco raconte : « Nous avions joué face à des mecs qui allaient perdre leur emploi, c’était particulier. L’annonce de la fermeture de Metaleurop avait eu un impact énorme, y compris au club. Il fallait dénoncer ça et défendre ces ouvriers. C’est dans l’ADN du Racing de se mobiliser. Finalement, ce match avait permis de donner un peu de plaisir durant une période noire. Avant, évidemment, le contexte était triste et après la rencontre aussi, parce qu’on savait ce qui allait se passer. Mais pendant, c’était festif. Les métalleux nous remerciaient pour ce que nous avions fait, alors que nous n’avions rien fait. Pour nous, il s’agissait juste de les accompagner dans cette épreuve. » Invités par Gervais Martel à assister ensuite à un alléchant Lens-Lyon, les ouvriers et leurs proches avaient également vu Jean-Michel Aulas saluer un match « symbole d’un rapprochement des cultures ».
Martel rembobine : « D’un point de vue humain, c’était un vrai moment fort. Le cœur du Racing, c’est son environnement direct, que ce soit les houillères à une époque, Metaleurop il y a une quinzaine d’années, ou Bridgestone aujourd’hui. » D’où le geste des Red Tigers. « De nombreux ouvriers de Metaleurop étaient abonnés à Bollaert via leur comité d’entreprise, décortique Pierre Revillon, membre du groupe ultra. Gervais Martel avait été convaincu qu’il fallait les aider financièrement et moralement. Le bassin minier a été touché par différentes crises qui font son histoire, et à chaque fois, on connaît quelqu’un dans ces entreprises de près ou de loin. » Aujourd’hui, plusieurs membres des RT94 triment la semaine chez Bridgestone et viennent hurler le week-end à Bollaert. « Il était impensable pour nous de ne rien faire », enchaîne Revillon, avant de préciser que le groupe n’entend pas « aller plus vite que la musique », mais qu’il va tâter le terrain pour soutenir les ouvriers dans la mesure du possible : « On a déjà eu de nombreux messages à la suite de la bâche. Les salariés ne sont pas seuls dans cette épreuve et on espère que comme en 2003, le Racing mettra la main à la pâte. Tous les acteurs du territoire doivent être mobilisés. » Pour autant, il semble impossible d’organiser, à l’automne 2020, un nouveau match de solidarité. D’autres actions pourraient alors être envisagées.
Des drapeaux le long des lignes de presse
Il y a quelques mois, Gervais Martel était venu en visite chez Bridgestone dans le cadre de conférences, où son association La chance aux enfants avait été évoquée : « Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais quand on se rend sur le site de Béthune, c’est immense. Ce n’est pas une entreprise que l’on visite à pied. Et je me suis aperçu ce jour-là, même si je le savais déjà, que la notoriété du Racing Club de Lens y était incroyable. Tous les dix mètres, je devais m’arrêter pour faire un selfie. Mais pas parce que je suis Gervais Martel, parce que je représentais le Racing. » En finissant d’avaler son café, Pascal confirme la chose en évoquant le souvenir d’un collègue en larmes dans le vestiaire le soir d’une relégation en Ligue 2. « Il y a des dingues à l’usine, sourit-il. À mon époque, ça rythmait la vie de l’entreprise. Il y avait des drapeaux sang et or le long des lignes de presse, d’autres accrochés à certaines machines. Avec les dirigeants japonais, ça a évolué : c’est des comptables, des personnes qui ne pensent que par le chiffre et qui ne plaisantent pas. Un Japonais qui sourit, ce n’est pas bon signe. Tout ça avait donc progressivement disparu… » Cela n’empêche pas toute une communauté de se serrer aujourd’hui les coudes autour d’un nouveau drame industriel pour un bassin déjà sinistré. Un bassin qui retrouve une mine qu’il ne voulait plus afficher : une mine grise.
Par Maxime Brigand et Florent Caffery, à Béthune