- Ligue Europa
- Finale
- FC Séville/Benfica (0-0 ; 4 tab 2)
« À Benfica, même quand on gagne, on est des losers »
Motivée comme jamais, la communauté lisboète s'était donné rendez-vous hier soir dans un bar du VIIIe arrondissement de Paris pour soutenir Benfica et briser la malédiction. Entre deux gorgées de bière et des flopées d'insultes, récit d'une nuit transie d'espoir, d'anxiété et de déception.
Un râle de désespoir perce dans la nuit, avant de s’évaporer dans un silence de mort. Plongée dans l’obscurité, la salle, tout à l’heure festive, s’est complètement éteinte. Rodrigo vient de manquer son pénalty décisif, et la défaite de Benfica ne fait plus guère de doute. Les larmes aux yeux, timidement consolé par sa femme, Georges est brisé : « Il n’y a pas de justice. Je suis dégoûté. » Le regard vague, la posture chancelante, Tiago observe tristement Kevin Gameiro sceller la victoire de Séville. « Ce soir, j’ai un sentiment de révolte. Séville ne le mérite pas. Nos joueurs ont mal tiré, surtout Cardozo, et voilà le résultat. Comme le dit Jorge Jesus : « On est une équipe qui arrive en finale. » C’est la triste vérité. » Tandis que certains font contre mauvaise fortune bon cœur, le bar se vide rapidement, sans même une dernière bière pour la route. Difficile de fêter un huitième revers d’affilée en finale de Coupe d’Europe. C’est la déroute.
« Ce soir, peu importe le résultat, l’important c’est la victoire »
Les plus superstitieux avoueront qu’on la voyait venir gros comme une maison, cette défaite des Aigles. Deux heures auparavant, l’espoir était pourtant de mise et la passion à son comble. Si feutrée d’ordinaire, la rue d’Anjou était tirée de sa torpeur par la foule se dirigeant au comptoir du Faubourg, officieusement connu sous le nom de Café Benfica. Unie comme un seul homme, la cohorte de supporters donne de la voix : « Oooooh Ninguem Para o benfica, Ninguem para o Benfica, Ninguem Para o Benfica allez oh ! » Maillot rouge et numéro 10 dans le dos, Tiago, alors souriant, annonce d’emblée la couleur : « C’est un endroit convivial pour les supporters passionnés. J’étais déjà là l’année dernière pour la finale contre Chelsea. Pour nous, cela a été très dur, on a pris un gros coup au moral mais je crois qu’on en a tiré les leçons. Ce soir, peu importe le résultat, l’important c’est la victoire. »
Le coup d’envoi tant attendu est sifflé dans une ambiance des grands soirs. Deux salles se partagent trois télévisions, dont un écran géant. Tandis que les retardataires engloutissent à la va-vite leur steak-frites, le début de match se révèle plutôt à l’avantage des Sévillans. « Pour l’instant, c’est équilibré » , tempère Nelson, rigolard, avec une mauvaise foi honorable : « En vrai, c’est un peu chaud, mais on va se reprendre. Il faut qu’on gagne, on ne peut pas se rater deux fois d’affilée sinon je vais pleurer. » Tout aussi passionné, son jeune fils Yanis prend le relais : « C’est tendu pour l’instant, il y a beaucoup de fautes. Mais on va gagner, je suis pas stressé. » Sur le terrain, pourtant, la tension est palpable. Caché dans l’obscurité par son jogging noir, Pedro se prend la tête dans les mains, quand il n’est pas secoué de spasmes sur les occasions espagnoles : « Le spectacle est très moyen, pour l’instant, ça ne me plaît pas beaucoup. Je ne sais pas ce qui ne fonctionne pas, mais la sortie de Sulejmani ne va rien arranger. »
« On va pas se mentir, Séville c’est pas Chelsea »
« Lâche ton ballon, merde ! » , « Mais y a rien ! Putain, il le touche pas, c’est pas carton ! » , « Et là, il y a pas carton, là !? » Emporté par ses moulinets incontrôlés, un supporter contestataire renverse du coude plusieurs boissons, sous le regard effaré de madame. Le moment choisi par Henri, le maître des lieux, pour intervenir en chanson et motiver ses troupes : « Normalement, tout le monde chante, mais bon là, il faut les comprendre, ils sont un peu stressés. » Une inspiration salvatrice puisque le club portugais se procure dans la foulée deux énormes occasions, en toute fin de première mi-temps. Un pénalty « évident » non sifflé sur Gaitan ne fait qu’aggraver le compte d’insultes bilingues prononcées depuis le début de la soirée. Pas de quoi inquiéter le patron, occupé à ravitailler tout le monde en boisson : « Le match est fermé, mais bon, c’est normal, c’est la finale. Je suis sûr que ça va s’améliorer. On va pas se mentir, Séville, c’est pas Chelsea. Je maintiens mon pronostic de 2-0. »
Pendant la pause, les clients essoufflés profitent d’une cigarette bien méritée. « J’y ai vraiment cru sur la fin, on aurait pu en mettre deux au moins » , regrette rageusement Filipe, avant d’ajouter : « On a pris l’eau en début de match mais ensuite, on a bien renversé la vapeur. » Frappée par une terrible conjonctivite, son amie Laura renchérit : « L’arbitre est mauvais mais on a eu de belles actions. Clairement, on est supérieurs » . À l’intérieur, Georges, qui n’a pas bougé d’un poil, se prend à rêver à voix haute : « Franchement, je suis stressé mais confiant. C’est l’année ou jamais pour faire sauter la malédiction. La Coupe UEFA, pour un petit pays comme le nôtre, c’est la consécration. Avec Braga, Porto ou Benfica toujours dans le dernier carré, c’est l’image du foot portugais qui en sort grandie. » Ne se doutant pas encore de son malheur à venir, notre pauvre ami poursuit, jovial et innocent : « En tout cas, je suis très content pour Jorge Jesus. Il a fait taire tous ses détracteurs. À mon avis, il ne va pas tarder à signer dans un grand club, encore plus prestigieux. »
« On n’est pas ridicules, mais clairement, on ne voit pas le Benfica de d’habitude »
La seconde période s’ouvre sur une énorme occasion pour les Portugais, mais la frappe de Lima est sauvée sur sa ligne par Pareja. « Mais c’est pas possible ! » , hurle Henri, tout heureux quelques minutes après de voir la frappe de Bacca fuir le cadre d’Oblak. À l’heure de jeu, l’air devient irrespirable. Chaque passe ratée, chaque contrôle manqué, provoque une orgie de cris solitaires et évanescents. Derrière ses lunettes, Tiago analyse méthodiquement : « On voit bien qu’il nous manque des joueurs importants, l’organisation du jeu laisse à désirer. On n’est pas ridicules mais clairement, on ne voit pas le Benfica de d’habitude. » Cramponné à son fils, Nelson se veut rassurant, même si l’anxiété se lit aisément sur son visage crispé : « On y croit, il faut qu’on ait un peu de chance, il ne manque pas grand-chose. On a les occasions mais la réussite nous fuit. Résultat, on n’est pas à l’abri d’un contre sévillan. » L’incertitude, certains la vivent moins bien que d’autres. Mains sur le crâne, verre d’eau à portée, Henri voit les minutes défiler la peur au ventre : « J’ai peur qu’on perde à cause du mauvais œil du Hongrois (ndlr : Béla Guttman). Personnellement, c’est la quatrième finale que je vis et on les a toutes perdues, donc je commence à m’interroger. »
Attendrie à ses côtés, Marlène, sa femme, tente de le soutenir : « Je ne suis pas trop le foot mais mon mari, c’est un fou furieux, il est malade. Il stresse beaucoup, Benfica, c’est son deuxième amour, après moi » , s’amuse-t-elle en rangeant quelques pintes vides. On joue la 83e minute. Accoudée au comptoir avec une moue dépitée, Marta commence à expliquer qu’elle craint un but tardif quand elle est interrompue par Henri, qui rugit. Le patron du bar a visiblement cru à la frappe lointaine de Lima, bien détournée par Beto : « Putain de merde, c’est pas vrai ! » « Ça sent les pénaltys tout ça » , prédit avec succès son copain Sylvain. Plus rien ne sera effectivement marqué lors du temps réglementaire puis pendant la prolongation, malgré une dernière frayeur collective sur un rush de Bacca, consécutif à une délicieuse ouverture de Rakitić. Au bout de la nuit, l’arbitre met finalement un terme à 120 minutes vierges de but, mais pas d’émotion(s).
« Même quand on gagne, on est des losers »
Le plus dur reste encore à venir. Sur le trottoir, Silvio s’allume une clope, le regard vitreux. « Hein ?! C’est déjà les pénaltys ?! Merde, j’ai trop bu, moi » , avoue-t-il avant d’annoncer, à la fois bourré et prophétique : « Ça sent pas bon, il y a Beto en face, il va nous arrêter des pénaltys comme il l’a fait en 2006 contre l’Angleterre en enlevant ses gants (ndlr : il veut parler de Ricardo). » Les yeux rivés sur l’écran, Tony se bat contre le stress : « Les tirs au but, c’est une question de chance. C’est pas vraiment notre spécialité, mais on a l’expérience. Oblak notre gardien, est super bon, j’ai confiance en lui. » Toujours le premier à donner de la voix, José lance une énième salve d’encouragements. Ce sera la dernière. Traître à la nation, Beto, l’ancien de Porto, détourne deux tentatives lisboètes et offre le titre aux Espagnols. Tandis que l’écran géant projette des images de joie et d’allégresse, la tristesse et la déception contaminent tous les participants. « C’est un des matchs les plus durs que j’aie jamais vus, c’est pire à la télé qu’au stade. Et je sais de quoi je parle, j’étais à Amsterdam l’année dernière contre Chelsea » , sanglote Henri, hagard derrière son comptoir.
Il est 23h, seuls les plus déçus, incapables de bouger, sont restés. Filipe est de ceux-là. Le bilan est amer, les mots sont durs : « On est maudits, on est maudits ! Je remercie l’arbitre de la Juve pour la suspension de Marković. On va sûrement faire le triplé cette année, mais notre saison est quand même ternie. On est trop gentils à Benfica. Même quand on gagne, on est des losers. » Relancé par une ultime gorgée, il taille un costard à certains coupables, sous les yeux déboussolés de la maigre assemblée : « Gomes, je le brûle trois fois avec ses roulettes à la con devant la surface de réparation, il est pas sérieux. » Marlène, elle, est partie chercher José, qui s’est caché dans la cuisine pour pleurer. « J’ai pas envie de parler, c’est dégueulasse » , marmonne-t-il en sortant face aux questions. Cependant, après quelques vannes osées mais bien placées, sa langue se délie enfin. En vrai supporter, il lâche alors, les yeux embués : « Je m’en fous, on reste le meilleur club au monde. » On n’en doute pas une seconde.
Par Christophe Gleizes, au comptoir du Faubourg