- CDM 2019
- Gr. D
- Angleterre-Écosse
9 mai 1881 : 22 joueuses, un match et une petite révolution
Le 9 mai 1881, des Anglaises et des Écossaises se retrouvaient dans un stade d'Édimbourg, pour ce qui était alors considéré par beaucoup comme une curiosité obscène : le premier match international de football féminin de l'histoire. Plus que du sport, un vrai acte de militantisme, encore trop en avance sur son temps.
Édimbourg, 1881. L’Angleterre est encore en pleine ère victorienne. La femme britannique est cantonnée à ses activités de maîtresse du foyer, sous peine de subir l’humiliation et le dédain public. Le sport, évidemment, est une affaire d’hommes. Ce 9 mai, ce sont pourtant 22 femmes qui s’avancent sur la pelouse de l’Easter Road Stadium. Face à face, deux formations représentant officieusement l’Angleterre et l’Écosse, pour le premier match international de football féminin de l’histoire. Une bizarrerie aussi audacieuse que scandaleuse, pour une bonne partie des spectateurs présents ce jour-là en tribune.
Matthews, gardienne du progrès
L’initiative est née de l’esprit de révoltée d’Helen Matthews, gardienne de but de l’équipe écossaise, militante pour les droits des femmes et organisatrice de la rencontre. Bien consciente que sa démarche ne sera pas sans provoquer le scandale au sein d’une société où la femme est encore trop souvent dépossédée de son corps, elle adopte alors le pseudonyme de Mrs Graham. Un stratagème pour dissimuler son identité utilisée par de nombreuses joueuses à l’époque, pour protéger un tant soit peu leur vie privée. Peu d’informations subsistent aujourd’hui de ce premier match : on sait simplement que l’Écosse s’est imposée par trois buts à zéro et que le Glasgow Herald avait envoyé un reporter sur place, qui avait, entre autres choses, rapporté que « les jeunes femmes, qui devaient avoir entre 18 et 24 ans, étaient très bien habillées. Les Écossaises portaient des maillots bleus, des culottes blanches, des collants rouges, une ceinture rouge, des bottes à talon et un capuchon bleu et blanc. Leurs sœurs anglaises avaient des maillots blanc et bleu, des collants et une ceinture bleue, des bottes à talon, et un capuchon blanc et rouge. »
La rencontre a au moins le mérite d’arriver jusqu’à son terme. Ce qui ne sera justement pas le cas du rematch entre les deux équipes, joué à Glasgow. Ce dernier est interrompu par des spectateurs, qui n’hésitent pas à intimider physiquement les joueuses en envahissant le terrain, comme le rapporte le Dunfermline Journal : « Vers la fin, quelques brutes se sont introduites sur le terrain, suivies d’une centaine d’autres qui ont violemment bousculé les joueuses. Elles ont dû se réfugier dans l’omnibus qui les avait transportées sur le terrain. Elles n’étaient pas au bout de leurs peines, car la foule a commencé à détruire les poteaux et à les jeter contre le véhicule en mouvement. S’il n’y avait pas eu de policiers, elles auraient pu être blessées. » Qu’importe, les footballeuses s’obstinent et décident de remettre ça, cette fois-ci le 20 juin, à Manchester. Là encore, la rencontre est perturbée par des émeutes, et la presse locale ne se prive pas d’envenimer la situation. Le Manchester Guardian ira jusqu’à qualifier l’évènement de « curiosité vulgaire » , en s’en prenant aussi à la tenue des joueuses, jugées « aussi disgracieuses que malvenues » .
« Les femmes ne sont pas ces créatures « ornementales » et « inutiles » que les hommes imaginent »
Si la société victorienne n’est manifestement pas prête à laisser sa chance au football féminin, une nouvelle génération de footballeuses militantes va reprendre le flambeau du combat entamé par les joueuses qui avaient osé taquiner le cuir au stade, en 1881. Quatorze ans plus tard, c’est le premier club de football féminin de l’histoire, le British Ladies Football Club, qui est créé sous l’égide de Lady Florence Dixie, une aristocrate, et de la militante féministe Mary Hutson, la capitaine de l’équipe. Cette dernière, qui jouait sous le délicieux pseudonyme de Nettie Honeyball, assume alors la portée aussi bien symbolique que politique qu’on prête à son tout nouveau club. « Il n’y a rien de grotesque à propos du British Ladies’ Football Club. J’ai fondé l’association l’an dernier avec la ferme résolution de prouver au monde que les femmes ne sont pas ces créatures « ornementales » et « inutiles » que les hommes imaginent. Je dois avouer qu’en ce qui concerne les questions où la division des sexes est encore prégnante, toutes mes convictions penchent du côté de l’émancipation et j’attends avec impatience le temps où les femmes seront présentes au Parlement pour faire entendre leur voix dans les affaires qui les concernent. »
Le chemin est tracé, mais il sera encore très accidenté : en 1921, le football féminin est interdit par les fédérations anglaises et écossaises, un embargo qui ne sera levé qu’au début des années 1970. Tardif, mais 138 ans plus tard, c’est bien Helen Matthews et les siennes qui triomphent : un nouvel Angleterre-Écosse se jouera bien à Nice, ce dimanche. Et tant pis si certains anti-modernistes, à l’image d’Alain Filkelkraut, semblent être restés bloqués en l’an de grâce 1881.
Par Adrien Candau