Terrains noyés, stades détruits, clubs à terre : la catastrophe survenue fin octobre dans le sud-est de l’Espagne aurait pu tout emporter. Mais dans la communauté valencienne, alors que le Valence CF disputera ce samedi son premier match à domicile depuis le drame, le foot n’est pas qu’un jeu, c’est une raison de se relever.
À Valence les 29 et 30 octobre dernier, la pluie a remplacé le soleil, et c’est une marée qui a submergé la communauté autonome. En seulement deux jours, la province encaisse l’équivalent d’une année en averses, transformant les rues en torrents. Avec 238 morts ou disparus et des destructions massives, ces inondations – qu’on appellera DANA – s’imposent comme l’une des pires catastrophes naturelles européennes depuis celles de 2021. Au milieu de ce tableau apocalyptique, les clubs amateurs de football de la région ont également payé un lourd tribut.
Une nuit de vent, de peur et de survie
C’est le cas notamment de Bogarra, ses 740 âmes et son terrain en contrebas de maisons espagnoles blanchies par le temps sur les bords du rio du même nom. Ici, sur les hauteurs de la province d’Albacete, le club local est bien plus qu’une équipe : c’est l’église du village. Borja, vice-président, raconte : «Il a commencé à pleuvoir tôt le matin. Tout allait bien. Puis vers midi, la rivière a commencé à déborder.»
Quelques heures plus tard et à 250 bornes de là, à 18h30, la scène s’accélère, et, dans une école de danse à Paiporta, en périphérie de Valence : une inondation éclair. Dans la salle de ballet, des jeunes filles s’entraînent, l’eau monte à une vitesse folle, jusqu’aux genoux des enfants. Au même moment au centre du village, elle atteint 1,70 mètre. Le réseau coupe, impossible d’appeler les secours. «On était coupés du monde, c’était horrible, vraiment horrible. Cela a duré six minutes… Une peur terrible, sans rien pouvoir faire, sans croire ce qui se passait. C’était très étrange, il ne pleuvait pas, il y avait seulement du vent.» Ces mots sont ceux de Yolanda, présidente du Paiporta CF depuis 14 ans et fondatrice de l’académie de danse ouverte il y a seulement un mois. Les alarmes sont arrivées sur les coups de 20h30. Bien trop tard. Heureusement, les installations sportives avaient été fermées par habitude des rafales, laissant la majorité des enfants à la maison, mais cette fois, celles-ci avaient une furie inhabituelle.
À quelques kilomètres, Pedro, président de l’Unió Benetússer Favara CF, un autre club voisin, vit encore avec le tremblement de cette soirée. «Un des entraîneurs, l’âme du club, est resté accroché à une balançoire, six heures dans le froid, la nuit entière sans avoir de nouvelles de sa famille. Il était persuadé d’avoir tout perdu.» Sa femme, elle, a dû jouer sa survie sur un pari fou. «Des voisins ont fait une corde avec des plaids pour la secourir. Elle s’est jetée dans les torrents.» Heureusement, elle a pu s’accrocher et être remontée en sécurité.
Le jour où le football est passé au second plan
«Le club n’existe plus», lâche Yolanda, la gorge nouée. Celle qui gère 580 joueurs et 33 équipes de foot s’occupe aussi du basket et du tennis. «Le stade de foot n’existe plus, celui de basket non plus, pas plus que les terrains de tennis, ni le complexe sportif.» Même l’académie de danse où s’entraînaient les filles aux pointes… « L’eau a tout balayé : les volets, les portes, les vitres. Il ne restait même pas une seule brique de la façade. Si la professeure de danse n’avait pas réagi rapidement, on aurait pu perdre 25 filles.»
L’instinct collectif a pris le dessus et les équipes se sont reformées, spontanément, sur un autre terrain : «Ceux qui n’étaient pas directement touchés aidaient leurs voisins ou leurs coéquipiers. Voir tout le village uni comme ça, c’est émouvant. Ça rend fier», continue le président, aussi fier qu’impuissant. Pourtant, Pedro n’oubliera jamais les visages meurtris par les flots. «Quand vous nettoyez une maison et que vous voyez quelqu’un, assis sur le trottoir, les yeux dans le vide, pleurant parce qu’il a tout perdu… Ça vous brise le cœur.» Le sentiment d’abandon est palpable : «Le lendemain, ni police ni secours. Juste des habitants demandant : “As-tu vu ma mère ? As-tu vu telle personne ?” Deux jours d’incompréhension totale.» Les militaires ne sont arrivés qu’au quatrième jour, précise Yolanda.
Optimisme inébranlable
Les chiffres donnent le vertige : 35 à 40 millions d’euros de dégâts pour Benetússer, 20 millions pour Paiporta, 1 million pour Bogarra, et tout ça rien que pour les installations footballistiques. Le FC Bogarra n’a pourtant qu’un budget annuel de 5 000 euros. «Heureusement, la fédération de Valence va nous aider», souffle le vice-président du club. Dans ce tableau noir, les trois dirigeants clament haut et fort un optimisme étonnant. Pedro : «Je rêve du jour où nous rouvrirons le terrain, où nous pourrons inviter toutes les personnes, associations et fédérations qui nous ont aidés. Les inviter toutes et qu’on vive une grande journée de football. Je suis convaincu que nous sortirons absolument renforcés de tout cela. Ça, aucun membre de ma direction ni moi-même n’en doutons. Nous allons essayer jusqu’à réussir, et nous allons y parvenir, bien sûr. Je n’en ai aucun doute.»
Les agriculteurs ont prêté leurs tracteurs et leur matériel. Tous les joueurs, le staff technique, les entraîneurs, même les supporters ont mis la main à la pâte.
Borja, vice-président du FC Bogarra
Cette énergie, Yolanda l’attribue à l’entraide. Et quelle entraide. « Nous avons tout fait par nous-mêmes, sans aide publique. Jusqu’à présent, aucune aide (du gouvernement) n’est arrivée, ni pour les commerces ni pour les particuliers. Mais la solidarité a été incroyable.» L’Espagne entière s’est mobilisée, et tout le monde est invité, à l’exception notable du gouvernement, sévèrement critiqué pour sa gestion calamiteuse. «Des volontaires de toute l’Espagne sont venus aider. Ceux qui vivaient en ville sont revenus prêter main-forte.» C’est le cas du Club Deportivo Malilla. Fondé en 1969, cette institution est aujourd’hui la plus grande école de foot de Valence, avec 650 licenciés. Si le club a été épargné par les inondations, il s’est immédiatement mobilisé pour venir en aide aux communes voisines. «On a réussi à envoyer 14 camionnettes pleines de matériel dans des villes ravagées, confirme son CEO Gabriel Salinas. Voir nos jeunes, souvent des gamins, avec le maillot du club, en train de déblayer la boue et d’aider sur le terrain, c’est quelque chose qui marque. La solidarité des Valenciens a été exemplaire.»
Les enfants d’abord
À Bogarra, où le village a été épargné malgré la destruction du terrain, les habitants se mobilisent pour aider leurs voisins de Palmadora, dévasté : «Les agriculteurs ont prêté leurs tracteurs et leur matériel. Tous les joueurs, le staff technique, les entraîneurs, même les supporters ont mis la main à la pâte.» En retour, ces derniers ont invité leurs amis à jouer sur leurs terrains afin de jouer mardi dernier leur premier match depuis les inondations. Pour Paiporta et Benetússer, la reconstruction n’en est qu’à ses balbutiements. Pedro n’est retourné sur ses terrains que 15 jours après les inondations pour y découvrir un marécage. Mais il ne perd pas de temps à se lamenter, il a une mission claire : les enfants. «Ils ne peuvent plus sortir à cause de la boue. C’est insalubre, ils peuvent se blesser et s’infecter. La priorité, c’est qu’ils retrouvent un semblant de normalité. Qu’ils arrêtent de penser à la tristesse et aux problèmes. Qu’ils rejouent au foot, rient avec leurs copains.»
L’hommage des jeunes de Malilla. Crédit : CD Malilla.
Aujourd’hui, l’adrénaline maintient tout le monde en action. Mais demain ? «Dans 15 ou 20 jours, quand l’aide s’arrêtera et que tout le monde sera parti, ceux qui resteront n’auront rien», prévient Pedro. La menace n’est plus derrière, mais devant. Yolanda a prévenu la maire : «Nous ne mourrons pas de la DANA, mais nous mourrons de faim si nous n’agissons pas.» Les familles dépendent du commerce local et, sans relance rapide, «nous sommes condamnées », tranche Yolanda. Pour elle, la société civile a assez fait : «Il est urgent que les autorités agissent maintenant. Je suis réticente aux dons, cela ne me convient pas. Quand des clubs me proposent de l’argent, je leur demande plutôt d’inviter nos enfants à des tournois ou à des événements sportifs pour les sortir de leur quotidien. C’est ce dont nous avons besoin : leur redonner le sourire et la motivation. » Parce que dans ces villages espagnols, le football n’est pas qu’un jeu. C’est le souffle de la communauté.