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4 octobre 1975 : un aparté dans l’apartheid
Le 4 octobre 1975, deux équipes de footballeurs formées sur le tas, l'une exclusivement composée de joueurs blancs, l'autre de joueurs noirs, s'affrontaient à Windhoek. Une grande première en Namibie, qui est alors encore sous le joug de son voisin sud-africain, qui y a exporté le régime raciste et ségrégationniste de l'apartheid.
On raconte qu’ils étaient 35 000 ce jour-là, à s’être déplacés au Suidwes Stadion de Windhoek, la capitale namibienne. Pendant 90 minutes, l’apartheid et son effroyable racisme étatique vont rester au vestiaire : hommes blancs et noirs vont pouvoir disputer, devant témoins, un match de football. Voilà qui est peu et beaucoup à la fois. Certes, les équipes ne sont pas mélangées, les joueurs étant regroupés dans la même formation, en fonction de leur couleur de peau. Reste que tout ce beau monde va faire du sport ensemble et que la chose est alors déjà suffisamment insolite en Namibie pour marquer les esprits.
Changement d’ère
Voilà depuis 1915 que cette ancienne colonie allemande, qui porte alors le nom de Sud-Ouest africain, est passée sous protectorat sud-africain. De quoi lui valoir de se faire imposer l’apartheid et ses lois raciales. Néanmoins, au détour des années 1970, certains pans de la société namibienne bouillonnent, dans le sillage de la SWAPO (South West Africa People’s Organization), un mouvement politique militarisé, opposé à la ségrégation raciale et à la colonisation sud-africaine. Depuis 1971, la Cour internationale de justice reconnaît par ailleurs l’illégalité de la présence sud-africaine en Namibie, alors que John Vorster, le Premier ministre d’Afrique du Sud, abandonne en 1973 les objectifs du très controversé rapport Odendaal. Ce dernier prévoyait la prochaine constitution de dix bantoustans, des régions réservées uniquement aux populations noires, sur le territoire namibien. Une division raciale et géographique de l’espace similaire à celle qui sévit déjà en Afrique du Sud.
En 1975, l’heure est ainsi à l’apaisement, et les autorités namibiennes autorisent la tenue du premier match de football opposant une équipe de joueurs blancs à des joueurs noirs. « L’Apartheid en Namibie commençait à se réformer à l’époque, par contraste avec l’Afrique du Sud, explique Dag Henrichsen, un historien namibien auteur de l’ouvrage Visualising African football in apartheid Namibia. À partir de 1976, beaucoup de Namibiens issus des élites noires du pays – des leaders de partis politiques, des chefs traditionnels – ont été cooptés dans un nouveau système, qui se voulait être l’émanation d’une société multiraciale. »
Match symbole et arbitre véreux
Ce 4 octobre 1975, le football a même un léger cran d’avance sur le restant de la société namibienne et c’est Albert Hoonjo Tjihero, le capitaine de 20 piges du Black Eleven, qui s’en va ce jour-là serrer la pince de son homologue blanc, l’attaquant vétéran Hasso Ahrens. Ces deux-là mènent deux formations composées de joueurs issus de divers clubs namibiens. Tjihero n’attendra que six minutes de jeu pour ouvrir le score, alors que les siens, dominateurs, mènent par 3-1 à la pause. Mais l’arbitre, un certain Wolgang Egerer, ne semble pas trop fan du scénario du match et accorde un coup franc indirect très généreux dans la surface de réparation au White Eleven, qui réduit le score dans la foulée. Puis l’homme en noir siffle un penalty encore plus douteux en fin de match, qui permet à la rencontre d’accoucher d’un 3-3 très diplomatique. De fait, « le match avait une grande portée politique, confirme Dag Henrichsen. J’ai grandi comme blanc privilégié en Namibie, et toutes les activités étaient séparées à l’époque, en fonction de la couleur de peau des uns et des autres. Donc, le symbolisme de ce match était énorme pour tout le monde, surtout à un moment où beaucoup de choses étaient en train de changer dans la société namibienne. »
« Pour nous, il ne s’agissait pas de football, mais bien d’égalité raciale »
Si ce match du 4 octobre 1975 est aujourd’hui souvent décrit comme un symbole de la chute prochaine de l’apartheid en Namibie, il n’en restait pas moins l’épicentre de tensions extrêmes entre les joueurs et supporters des deux équipes. « La plupart des joueurs trouvaient révoltante l’idée de jouer contre nos oppresseurs à l’époque, racontait Albert Hoonjo Tjihero. Nous avons eu plusieurs réunions avec des membres du mouvement SWAPO pour décider quoi faire. Mais il a finalement été convenu de ne pas mélanger la politique au sport. » Les joueurs du Black Eleven sont pourtant bien conscients que l’événement sera instrumentalisé à l’avantage du pouvoir en place : « Le pays était encore plongé dans la guerre de la frontière sud-africaine, un conflit militaire entre la SWAPO et ses alliés – qui se battaient pour l’indépendance de la Namibie – et l’Afrique du Sud, décrypte Dag Henrichsen. Le football et la démocratisation de plusieurs formes de divertissement pour tous les Namibiens était porteuse de l’idée qu’on était déjà en train de créer une nouvelle société. Cela pouvait quelque part aider à exalter le sentiment populaire contre ces rebelles en exil, afin qu’ils soit perçus comme des créateurs de désordre et de conflit. »
Sauf que la SWAPO a déjà gagné la bataille des esprits, y compris au sein même du Black Eleven : « Pour nous, il ne s’agissait pas de football en tant que tel, mais bien d’égalité raciale, alors que nos adversaires cherchaient à prouver leur supériorité raciale, relatait l’attaquant de l’équipe, Celle Auchumeb, auteur de deux buts ce jour-là. Il nous incombait donc de représenter les nôtres de la manière la plus digne et de redonner de l’honneur et de la dignité à la communauté noire opprimée. » La grande réconciliation n’est pas encore pour tout de suite, mais le football se fait au moins l’écho des transformations de la société namibienne : seulement quatre ans plus tard, en 1979, la loi sur l’abolition totale de la discrimination raciale est votée. La Namibie, bien que toujours sous domination sud-africaine, a désormais un certain niveau d’autonomie et accédera même à l’indépendance en 1990. Vingt-neuf ans plus tard, c’est justement l’Afrique du Sud que la Namibie retrouvera ce vendredi, en phase de groupes de la CAN. Pour peut-être grappiller une victoire qui constituerait sans aucun doute une petite revanche sur l’histoire.
Par Adrien Candau
Propos de Dag Henrichsen recueillis par AC