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1961-2022 : ombre et lumière du 17 octobre

Par Chérif Ghemmour
1961-2022 : ombre et lumière du 17 octobre

Ce lundi 17 octobre, Karim Benzema, d’origine algérienne, a remporté le 66e Ballon d’or. C’était aussi le jour anniversaire des manifestations meurtrières de 1961 qui endeuillèrent la communauté des Algériens de France. Même fortuitement, la destinée de Karim, souvent marquée par le mois d’octobre, se rattache en partie à cet événement passé.

Rappel historique : en 1961, l’Algérie, colonie française, lutte pour son indépendance qu’elle arrachera neuf mois plus tard, en juillet 1962. À l’initiative du FLN, les « Français musulmans d’Algérie » étaient allés manifester au soir du 17 octobre à Paris pour protester contre le couvre-feu imposé par la préfecture de police. Cette manifestation non autorisée avait abouti à un carnage nocturne (entre 150 et 200 morts parmi les manifestants) demeuré sous l’appellation des « massacres du 17 octobre 1961 ».

France-Algérie 2001 : réveil de l’inconscient collectif ?

Longtemps commémoré dans une relative sobriété de recueillement, cet épisode douloureux d’octobre 1961 durant la guerre d’Algérie, mais qui s’est produit sur le sol français, hante encore la mémoire collective de la communauté algérienne de France. Il explique en partie, de près ou de loin, de façon directe ou indirecte, génération après génération, un malaise identitaire intérieur vécu par une diaspora qui a fait sa vie dans ce pays d’accueil au passé « coupable » . La tragédie du 17 octobre 1961, sans doute parce qu’elle s’est déroulée sur le pavé parisien, a marqué la mentalité particulière des Franco-Algériens d’ici, plus « frondeuse » vis-à-vis de la France que celle des cousins maghrébins, Marocains et Tunisiens. Sans doute parce que l’indépendance de leur pays leur a été octroyée de façon plus pacifique par la République française. C’est le 6 octobre 2001, presque quarante ans pile après le 17 octobre 1961, qu’a eu lieu au Stade de France le France-Algérie marqué par l’envahissement de terrain des jeunes supporters des Fennecs. Même s’ils n’avaient certainement pas en tête le souvenir du drame de 1961, ces jeunes gens étaient peut-être mus par des réminiscences, même lointaines, de cet événement surgi de l’inconscient collectif (une sorte d’ « octobre noir » ) et qui les auraient conduits à défier l’ordre et la discipline républicaines. En tout cas, beaucoup des plus âgés des Franco-Algériens d’ici avaient, dès l’annonce de la date du match, relevé la coïncidence liant le 6 octobre à venir au 17 octobre du passé. Dans l’histoire des tragédies collectives, c’est le mois de septembre, le 11 exactement, qui renvoie toujours le peuple américain à l’attaque du World Trade Center.

13 octobre 2015 : Affaire de la Sextape

Même si la douleur du souvenir du 17 octobre 1961 s’est progressivement atténuée avec le temps, une sorte de ressentiment, qu’il soit très léger ou plus véhément, traverse encore la psyché collective des Algériens de France. Le 12 juillet 1998, Zinédine Zidane a grandement concouru à la lente réconciliation des âmes en embrassant plusieurs fois le maillot tricolore lors de la célébration de ses deux buts contre le Brésil. Une attitude qui ne fut ni allégeance et ni soumission à la France, mais tout simplement une étape pacificatrice dans le long protocole réparateur de ce fameux passé qui ne passait pas. Tout auréolé de la réussite sociale et sportive, Zidane avait un peu agi comme l’aîné plein de sagesse qui inspirerait ses cadets. Or, ceux-ci furent plus turbulents. Les petits as de l’Euro U17 de 2004, Benzema, Nasri et Ben Arfa (même si tunisien) adoptèrent par leur look, leurs attitudes et leur franc-parler cette posture « frondeuse » décrite précédemment. Avec à la base, une latitude parfois problématique à se sentir pleinement français malgré une réelle implication pour l’équipe de France sur le terrain. Plutôt épargné par la vindicte qui le renvoyait, lui et ses compères Samir et Hatem, à la stigmatisation de « footeux-racailles-des-cités » (on les a même associés à la grève de Knysna alors qu’ils n’y étaient pas !), Karim Benzema a été rattrapé avec l’affaire de la sextape. Elle avait éclaté le 13 octobre 2015. Maudit mois d’octobre, encore ! Ecarté depuis de l’équipe de France qu’il aimait pourtant avec sincérité, Karim est tombé maladroitement dans ce ressentiment identitaire toujours présent chez beaucoup de jeunes binationaux. Il s’en est ainsi pris au sélectionneur national en juin 2016 ( « Didier Deschamps a cédé sous la pression d’une partie raciste de la France » ), puis à Olivier Giroud en mars 2020 ( « On ne confond pas la F1 et le karting » ), relançant à mauvais escient les querelles communautaristes sur Twitter.

10 octobre 2021 : communion à Milan !

Ce double comportement victimaire visant injustement Giroud et DD avait logiquement prolongé son bannissement des Bleus, avant que ce dernier ne le rappelle en équipe de France pour une paix des braves le 18 mai 2021. Et c’est au Groupama Stadium de Lyon, le 7 septembre, lors de France-Finlande (2-0), que s’est déroulée la nuit du grand pardon réciproque entre Karim et le public français, même si d’abord lyonnais. Accueilli par des banderoles fraternelles ( « Bienvenue chez toi ! » ), El Nueve était allé remercier les supporters au coup de sifflet final. Seul, face à une marée de drapeaux tricolores, il les avait salués, main sur le cœur frappé du coq FFF, puis il les avait applaudis.« C’est magnifique, avait-il commenté. Lyon et moi, c’est une histoire d’amour. Merci aux supporters. C’est l’une de mes plus belles émotions. » Karim parlait à Lyon, mais il parlait aussi à la France, tout à sa joie d’avoir réintégré une sélection nationale qui lui avait tant manqué pendant six longues années. Les propos polémiques antérieurs ( « L’Algérie c’est mon pays, la France c’est juste pour le côté sportif », « On ne me forcera pas à chanter la Marseillaise » ) étaient balayés pour laisser place à une dynamique conquérante conclue le 10 octobre 2021 par la victoire en Ligue des nations face à l’Espagne (2-1), à San Siro. Auteur de l’égalisation, Karim avait enfin remporté à 33 ans un premier titre international avec l’équipe de France. Transfiguré (au point d’avoir rajeuni !) par ce retour en bleu en forme de communion nationale, le Gone de Bron est ensuite allé de succès en succès avec le Real Madrid, réalisant sans doute la plus belle saison de sa carrière. Son Ballon d’or du 17 octobre 2022 qui a consacré cette année grandiose n’est donc pas une revanche, même symbolique, du 17 octobre 1961. Cette distinction honorifique fait d’abord la fierté de deux peuples. En marge de cette coïncidence de dates s’écrit une étape nouvelle dans le long protocole réparateur et réconciliateur d’un passé commun que Français et Algériens finiront par dépasser un jour, peut-être.

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