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13 novembre : la mémoire dans le maillot
Une minute de silence sera respectée lors de France-Suède, en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015. Le match international tombe en effet presque un un an jour pour jour après cette soirée tragique. Le foot continue donc lui aussi d'en porter la mémoire douloureuse, d'autant plus qu'il fut quelque part spécifiquement visé, comme un symbole à part entière de la France. Et les choses ne sont plus vraiment les mêmes depuis...
13 novembre 2015, 21h20. France-Allemagne. Un énorme « boum » retentit et fige une petite seconde le jeu. Tout le monde songe à un pétard. Qui peut imaginer qu’une nuit d’horreur, qui va bouleverser la France dans tous les sens du terme, vient de commencer sa morbide chronologie. Tout a donc débuté au Stade de France, durant un match des Bleus. Et ces derniers furent de la sorte plongés dans l’horreur. En ces heures terribles, ces stars à crampons décrites alors, jusqu’apparement dans les propos du président de la République, comme complètement déconnectées de ce que pouvait vivre le commun des mortels, montrèrent pourtant un visage inattendu. Filmés totalement sidérés dans les couloirs du SDF, devant les écrans qui retransmettaient les images abominables de Paris, comme nous l’étions tous, les yeux rivés sur les chaînes d’infos continue, ils apparurent des Français parmi tant d’autres, immergés à vif dans la catastrophe. Antoine Griezmann nourrissait la même inquiétude que des milliers de ses compatriotes pour sa sœur, une des 1500 spectateurs venus assister au concert des Eagles of Death Metal, au Bataclan. Heureusement, elle en est sortie indemne. Lassana Diarra, en revanche, apprit le décès de sa cousine Aska Diakité, fauchée par les balles des djihadistes. Bien d’autres anonymes du ballon rond tombèrent, à l’instar de Ludovic Bomba, pilier fêtard de sa modeste équipe de foot à 7.
Il s’imposa vite la navrante et partagée certitude que, finalement, le foot avait été clairement visé et que « ses » morts n’étaient pas tombés par hasard. : « Le football français n’est pas hors sol, explique Patrick Kanner, ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports. Au contraire, avec ses millions de licenciés, il irrigue l’ensemble du territoire. Quand le pays est mis à l’épreuve, le football l’est aussi. Et pour la première fois, le 13 novembre 2015, le football a été pris pour cible. Je suis bien placé pour en parler : j’étais dans les tribunes du Stade de France ce soir-là. Le choix d’un match de football n’était pas anodin. Le football, c’est le sport populaire par excellence, un sport qui sur le terrain comme dans les gradins brasse la diversité française. Tout l’inverse de l’idéologie de « pureté » mortifère qui a conduit à ces attentats. »
« Garder le cap de la solidarité et de la fraternité »
Ce sentiment d’hébétement et de saisissement se prolongea lors de la rencontre qui se déroula immédiatement après à Londres contre les Anglais. Interviewé par Mouloud Achour sur Clique TV, Blaise Matuidi confesse en avoir « parlé tous les jours » avec ses coéquipiers avant de se rendre dans la capitale britannique. « On était loin de nos familles, c’était très dur, c’était horrible. Ce sont des moments que je n’aimerais vraiment pas revivre. Il fallait jouer même si on n’avait pas la tête à ça. Il fallait représenter le pays et on l’a fait avec notre cœur, avec beaucoup d’émotion. »
À la base, dans les clubs formateurs tel que le Paris FC, l’onde de choc est tout aussi profonde. « Après les attentats, se remémore Pierre Ferracci, président du PFC, on a beaucoup discuté à l’intérieur du club sur le sujet, de vrais interrogations sur la place du football… Nous sommes un club très« black blanc beur »pour reprendre cette fameuse expression, ou les différentes communautés se mélangent sans problèmes. Je me rappelle que, contrairement à l’après Charlie Hebdo où des crispations avaient pu se manifester, j’ai plutôt senti que le club faisait corps, que les valeurs du foot et du sports étaient vécues comme protectrices, qu’il fallait garder le cap de la solidarité et de la fraternité… »
Minutes de silence et patriotisme
Attaqué le premier, le petit monde du ballon rond se sent comme une barrière, alors que les risques de division et d’éclatement semblent possibles au sein du pays. Un sentiment d’unité nationale qui embrassa l’ensemble du foot français. « L’image du stade de Wembley chantant en chœur la Marseillaise, se souvient Patrick Kanner, quelques jours à peine après les drames du 13 novembre, est un symbole fort. Non seulement le match de football était maintenu, mais il était l’occasion d’envoyer au monde un message de fraternité, de résistance face à la terreur. Bien au-delà de rivalités historiques bien connues… ! »
Les minutes de silence se sont en effet multipliées partout en Europe, sur les pelouses de tous les championnats. Même du côté des ultras, chez qui la rivalité constitue un art de vivre et la provocation un patois, l’unité et l’émotion supplantent toute autre considération. Une banderole « Nous sommes Paris – Ultras Marseille » sera même déployée dans la cité phocéenne. « Je pense que tous les ultras de France (ainsi que dans toute l’Europe), explique Max, président des Populaires Sud de Nice,ont su mettre leur rivalité de côté afin d’aller tous dans le même sens ! Je ne dis pas que tout le monde s’aime, mais il est des fois (et c’est en une) où il faut savoir s’unir ! Peut être qu’il y a eu un peu plus de « patriotisme » qu’avant » .
Fiers d’être français
Une fois le choc passé vint surtout le temps de la parole, qui réinstallait encore et toujours les Bleus au cœur d’une nation traumatisée. Lassana Diarra, frappé au sein de sa propre famille, publia ainsi un très beau texte d’espoir : « Dans ce climat de terreur, il est important pour nous tous, qui sommes représentants de notre pays et de sa diversité, de prendre la parole et de rester unis face à une horreur qui n’a ni couleur ni religion. Défendons ensemble l’amour, le respect et la paix. Merci à tous pour vos témoignages et vos messages, prenez soin de vous et des vôtres, et que nos victimes reposent en paix. » Il se dessine les contours d’un destin partagé, d’une communion, non pas dans la joie comme en 1998, mais dans la douleur, qui s’opérait toutefois et toujours autour du football. Avec cette fois-ci de nouveau un langage, un vocabulaire, pour dire le « fait français » : « C’est un rassemblement de cultures, expliqua, toujours sur Clique Tv, Blaise Matuidi. On est fiers d’être français. » Mamoudou Sakho résuma de son côté qu’il fallait « laisser la chance aux enfants d’immigrés d’être fiers d’être français et à la France d’être fière d’eux » .
Nathalie Iannetta, alors conseillère sport de François Hollande, était aux première loges pour assister à cette évolution. « Je pense que les attentats ont changé, pour en avoir discuté avec eux, leur manière de se sentir français. Cela avait d’un coup du sens. Chez les joueurs, un certain discours citoyen s’est levé à ce moment et je suppose que cela a aussi modifié le regard que les Français ont porté sur eux. Autour des Bleus s’est cristallisé un moment de fraternité, de réconciliation nationale. Ils ont été investis d’une certaine image de la France. Ils l’ont souvent évoqué d’ailleurs. Lorsque François Hollande est descendu dans les vestiaires pour le premier match des Bleus au SDF après le 13 novembre, pour leur dire combien cette rencontre était symbolique, en face les joueurs ont tous exprimé à quel point il était important pour eux d’être là. »
Juppé, Sarkozy et Poutine
Néanmoins, une fois le choc passé, il fallut revenir aux affaires courantes. L’Euro 2016 arrivait vite. Il se transformait d’un coup en un enjeu sécuritaire d’un tout autre niveau. Personne ne croyait trop encore sportivement aux chances de l’équipe de France, avec le danger d’un regain de « déclinisme » en cas de déroute en poule, et l’angoisse d’une explosion dans les stades où les fan zones hantaient les esprits. Alain Juppé, maire de Bordeaux, adepte du maintien de toutes les festivités, et Nicolas Sarkozy, Cassandre sécuritaire qui désirait interdire les fan zones, en profitèrent pour s’offrir un round d’échauffement avant leur future passe d’armes de la primaire.
Maintenir l’Euro investissait concrètement de nouveau le foot d’un certain rôle politique : « Quelques mois plus tard, poursuit Patrick Kanner, la réussite de l’Euro 2016 a été un symbole de la France qui se relève, de la France qui ne plie pas. » En oubliant pour le coup les quelques ratés, comme la brillante prestation des hooligans russes sur le Vieux-Port. (Poutine avait peur qu’on s’ennuie semble-t-il.) Quoi qu’il en soit, le beau parcours de Dimitri Payet et Moussa Sissoko, suffisamment solides désormais pour surmonter les polémiques benzemesques, installa davantage les Bleus sur le fragile trône de la cohésion nationale : « J’ai vu une équipe de France soudée et cela explique sans doute son très beau parcours. Après, je ne veux pas l’investir d’une responsabilité qu’elle n’a pas. Son rôle était de représenter dignement la nation française et de nous faire rêver. Là-dessus, je crois que tout le monde sera d’accord : ce fut une réussite » conclut, confiant, le ministre.
Le foot comme dernier rempart
Toutefois, ce beau consensus, version en « négatif » de celui de 98, ne pourra longtemps cacher la détérioration du climat post-attentat. Du côté des ultras par exemple, beaucoup ont commencé à trouver que la menace terroriste servait souvent de prétexte pour taper plus fort sur ces mal-aimés du foot moderne. « L’état d’urgence est selon moi une bonne chose, mais c’est devenu un fourre-tout qui a bon dos, nuance Max des Populaires Sud de Nice. Comment en état d’urgence peut-on, par exemple, accueillir et gérer 2000 fans de Schalke le jeudi, et interdire à 500 Marseillais de se déplacer le dimanche ? Il apparaît depuis peu que la ligue soit en train de changer sa position, mais quid des politiques ? Ne pouvons-nous pas prendre exemple sur l’Allemagne par exemple, qui subit le terrorisme elle aussi, comme nous, mais qui laisse ses ultras se déplacer ? »
Le foot n’est pas un reflet de la société, mais un de ses acteurs. Les débats clivants (sur la déchéance de nationalité, sur « l’insécurité identitaire » ou les portions de frites) et la teneur du discours politique le traversent de la même façon, et avec la même intensité, que l’ensemble du corps social. La mode des campagnes de « déradicalisation » dans le foot amateur en représente la dernière illustration. Pierre Ferraci croit cependant toujours que son foot peut continuer à remplir son office de dernier rempart : « Il faut continuer à persévérer dans ce que nous réalisons. Certes, cela n’empêche pas le terrorisme, mais nos clubs restent des lieux uniques de rassemblement sur des valeurs communes. Je suis inquiet pour la société, sans naïveté, nous sommes toutefois des éléments de protection indispensables. » Pour combien de temps ? 2017 ne suivra-t-il pas 2015 comme 2002 effaça 1998 ?
Par Nicolas Kssis-Martov