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Argentine 90 : Maradona était trop seul…

Chérif Ghemmour
Argentine 90 : Maradona était trop seul…

Quatre ans après ses exploits légendaires qui ont offert le titre mondial à l'Argentine en 1986, Diego Maradona revient pour la Coupe du monde en Italie avec la ferme intention de faire le doublé. Même en étant moins flamboyant, malgré quelques coups d'éclat, il emmène encore son équipe en finale. Une finale qu'il perd de peu...

Quand l’équipe d’Argentine installe ses quartiers d’été à Trigoria, le centre d’entraînement de l’AS Roma, Diego fait aussitôt du Maradona : il gare ses deux Ferrari, une noire et une rouge, sur le parking du camp de base de l’Albiceleste… Preuve que, même durant une Coupe du monde, le Pibe ne dévie en rien de l’existence fast & furious qu’il tentera pourtant de dissimuler dans son autobiographie Yo soy el Diego en se dépeignant comme un coéquipier sage et discipliné. Dans son livre Maradona (éditions Hugo), Alexandre Juillard évoquera plutôt les virées nocturnes romaines avec son impayable ami et agent Guillermo Coppola, que l’on soupçonne alors d’être agrémentées de cocaïne. Addiction que « Marado » partage avec trois autres sélectionnés, Caniggia, Batista et Serrizuela ! Mais comme les 238 contrôles antidopage effectués durant le mondial 1990 se révéleront tous négatifs… Au moment d’aborder sa troisième Coupe du monde, Maradona s’est préparé comme jamais, surmotivé à l’idée de conserver un titre acquis quatre ans plus tôt au Mexique. Sauf que… À presque 30 ans, El Capitan sort d’une énième saison éprouvante achevée sur un titre glorieux de champion d’Italie avec le Napoli. Après le Mexique 1986, il a encore énormément donné à l’Albiceleste en allant au pays, puis au Brésil disputer deux Copa América 1987 et 1989 décevantes alors qu’il était malade puis blessé.

À Trigoria, il balade un gros orteil droit salement tuméfié qui l’obligera à jouer avec une protection en carbone. Autour de lui, la Seleccion a perdu de sa fringance. « En 1990, il n’y avait pas la même fusion collective qu’en 1986, pas la même union sacrée », d’après le milieu Sergio Batista cité par A. Juillard qui complète le tableau : « Brown est forfait, Ruggieri soigne une pubalgie, Giusti, Burruchaga et Olarticoetchea ont les jointures qui grincent. » Surtout, l’immense Jorge Valdano, mal en point, a décidé au dernier moment de ne pas disputer le mondial. Or, Jorge est un très proche de Diego, l’un des rares coéquipiers qu’il daigne écouter et qui pigeait parfaitement les inspirations d’El Diez. Le Pibe, qui a l’œil, a toutefois obtenu de Bilardo qu’il sélectionne l’attaquant Claudio Caniggia, le Fils du vent de l’Atalanta. Bien vu… Juste avant la Coupe du monde, du fait de résultats décevants en Copa América 1987 et 1989 (deux demies) et de matchs amicaux calamiteux sans victoire, la cote de l’Argentine ne grimpe pas au zénith. Seulement voilà… Tout le monde craint Diego Maradona, ses fulgurances, ses coups de génie divins ou diaboliques ! Hormis, peut-être, Pelé ou Garrincha à leur top, aucun autre footballeur de sélection n’a suscité l’épouvante de devoir l’affronter. Le 8 juin, on saura mieux ce que vaut cette Argentine de Maradona qui doit ouvrir le Mondiale 1990 à Milan, face au Cameroun…

Au cœur de la cible

Et à San Siro tout commence par des sifflets. Hormis à Florence, en quarts, et à Naples, en demies, Diego, l’Argentine et son hymne seront généralement conspués pour la détestation portée au Napoli, le club des « pouilleux du Sud », champion cette année-là. Machiavel étant italien, le rusé Diego saura jouer de cette haine venue du public italien comme d’une arme sournoise de déstabilisation… Après une défaite surprise face aux Lions indomptables (1-0) où le Pibe n’a pas brillé, il crache son venin : « Grâce à moi, les Italiens de Milan ne sont plus racistes puisque pour la première fois de leur vie, ils ont supporté des Africains. » Sur le terrain, les Camerounais agressifs (deux rouges) ont fait comprendre à un Maradona durement maltraité qu’il serait bien la cible numéro 1 à abattre lors de la compète. Et Diego va très, très salement déguster ! Il sort du match contre l’URSS (2-0), où il ne se distingue pas trop là encore, avec la cheville gauche dézinguée qui a gonflé comme un melon… Déjà blessé aux deux pieds, la défaite contre le Cameroun va surtout le contraindre à jouer contre la Roumanie pour le troisième match de poule qui sert souvent à reposer les meilleurs éléments. Que dalle ! Diego jouera l’intégralité du match et il en sera ainsi tout au long du mondial, prolongation et tirs au but inclus ! Compétiteur forcené, lui veut toujours jouer, sans répit. Surtout, l’aura charismatique qu’il dégage comme un précieux talisman sécurise ses coéquipiers. Mais plus qu’en 1986, l’Albiceleste 1990, moins en phase avec son N °10, est devenue en Italie beaucoup trop dépendante de son leader. Le nul 1-1 face aux Roumains où Diego a délivré un joli corner sur la tête-but de Monzón n’autorise l’Argentine à parvenir en huitièmes qu’en figurant parmi les meilleurs troisièmes. Pas terrible ! Tout comme le bilan du Pibe : zéro but et une passe décisive…

Alors qu’on se dirige vers un Brésil-Argentine que la fédé argentine redoute avec fatalisme au point de réserver des billets de retour au pays, Diego repart en escapades nocturnes avec Guillermo. Au grand regret de ses coéquipiers : « Sur le terrain, il défendait le maillot à mort, se souvient Julio Olarticoetchea, cité par A. Juillard. Mais on le sentait fatigué, lessivé par sa vie à Naples, ses sorties, la drogue et les voyages… Il manquait d’énergie, branché sur 110 volts au lieu de 220. » Mais même à 110 volts, Diego reste le monstre qui va terrasser une Seleção, certes dominatrice et malchanceuse (trois barres et poteaux), mais intérieurement résignée. Car on a retrouvé par moments le grand Maradona inarrêtable, parfait en meneur reculé, aimantant tous les ballons sans jamais les perdre. Scandaleusement agressé en permanence (Alemao aurait dû prendre un rouge), il détraque toutefois l’organisation défensive adverse. Arrive enfin la 81e minute où Diego porte l’estocade en 4X4 : il progresse en dribbles du rond central parmi les quatre milieux brésiliens avant d’attirer à lui les quatre défenseurs sur le reculoir. Aux 25 mètres, sa passe du droit en déséquilibre troue en profondeur le rideau de flanelle vers Caniggia qui s’en va crucifier Taffarel : 1-0, match fini ! « Dieu » est de retour. Le diable aussi : avec son pote Giusti, ils ont refilé à ce grand couillon de Branco un bidon de flotte coupée aux somnifères qui l’a rendu patraque en seconde période.

Argentine-Napoli en demi-finales !

En quarts face à la Yougoslavie, sous la grosse chaleur florentine, Maradona fait un match correct, malgré les coups bas qui vaudront l’expulsion dès la 33e de son agresseur Refik Šabanadžović. Mais Diego joue dans un registre plus restreint qu’au Mexique 1986. Alors que quatre ans plus tôt, sur les injonctions très judicieuses de Bilardo, il se déplaçait, débordant d’énergie, sur toutes les zones hautes du terrain (notamment sur les côtés), en Italie il joue globalement de plus en plus haut, plutôt axial, et surtout dos au but. Empêché de ce fait de faire face au jeu et contraint de se remettre en demi-tours dans le sens de la marche vers l’avant (ce qui laisse le temps à l’adversaire de réorganiser son repli derrière), Diego peine logiquement à construire les offensives. On sent aussi que ses coéquipiers de 1990 n’ont pas la même compréhension de ses inspirations qu’en 1986. Mais le Pibe tient bon la barre, même s’il rate en prolongation d’un contrôle poitrine dégueu et d’une frappe trop molle une occase de duel sur un centre de Giusti. Après 120 minutes vierges de toute réalisation, c’est la séance des tirs au but. Problème : en face, le gardien Tomislav Ivković est une vieille connaissance… Au mois de septembre précedent, il avait non seulement arrêté un tir au but du Pibe lors d’un match de C3, Napoli-Sporting Portugal, mais il avait aussi gagné les 100 dollars US du pari qu’il avait lancé à Maradona avant qu’il ne tire ! Au Stadio Comunale de Florence, Ivković lance un nouveau pari de 100 dollars, mais Diego décline. Et il tire mollement à mi-hauteur un ballon que Tomislav bloque ! Heureusement, son pote et gardien Sergio Goycochea ( « Ne t’en fais pas, Diego, je vais en arrêter deux » ) repoussera les shoots de Brnović et Hadžibegić, et l’Argentine passe (0-0, 4 tab à 3) ! Comme ce sera l’Italie en demies, c’est l’euphorie totale au sein de l’Albiceleste à Trigoria, rapportera A. Juillard : « C’est bon, on est en finale ! rugit le sélectionneur Carlos Bilardo.On va se qualifier parce que c’est le match le plus facile du tournoi : on va gagner parce que les Italiens jouent à domicile ! » La fameuse pression sur le pays hôte… Le match ayant lieu à Naples, le rusé Diego use de guerre psychologique en jouant sur la corde du racisme anti-sudiste de la Péninsule : « C’est dingue… Pendant 364 jours, on fait sentir aux Napolitains qu’ils ne sont pas des Italiens comme les autres et là, on leur demande de donner l’exemple et d’être de vrais Italiens… Il y a des choses que je ne comprends pas. » Diego divise tout un pays. Il vient de marquer un point.

Au San Paolo, une banderole résume les sentiments partagés du public local ( « Naples t’aime, Diego. Mais l’Italie est notre patrie » ). Ce qui n’empêche pas les sifflets d’une bonne partie du public de souiller Libertad, l’hymne argentin. Diego, mortifié, échange alors avec son gardien Sergio des regards vengeurs : « Ce manque de respect a transcendé Maradona qui ne supportait pas le mépris. Une fois de plus, on a puisé notre force dans l’adversité », rappellera Jorge Burruchaga. Et contre l’Italie, Diego réalise tout simplement son meilleur match du tournoi. Il a élargi son registre « haut, axial, dos au but » en s’exfiltrant parfois sur les côtés, en redescendant plus bas à la relance, faisant plus face au jeu. La qualité exceptionnelle de son pied gauche (quelles sorties de balle en exter !) ferait jurer qu’il « a bien les deux pieds » ! Et il ruse encore et toujours : il ne répond jamais aux coups violents, ne cède jamais aux provocations. Il serre les dents sans protester et il se relève, corps de titane, le regard fier. Il détruit le moral de son adversaire direct Bergomi en lui tapant dans la main après un énième tacle vicelard. Genre, « pas grave, mec ! Continue, mais je me relèverai »… Menée 1-0 depuis la 17e, l’Argentine égalise à la 81e à la suite d’une action débutée par Diego vers Olarticoecea à gauche qui centre sur la tête de Claudio Caniggia. C’est alors que le rusé Diego, au lieu d’aller féliciter son pote Claudio avec le reste de l’équipe, s’en va vers le banc de touche argentin, bras levés, comme si c’était lui qui venait de marquer !

Là encore, il casse le moral de la Squadra qui a tout fait pour l’abattre et il rend dingue le public italien qui le conspue de plus belle. À 10 contre 11 (expulsion de Giusti à la 103e), l’Albiceleste tient bon en prolongation (1-1) et déboule pour les tirs au but avec la foi inébranlable en Goycochea. Et Sergio repousse la tentative de Roberto Donadoni ! À 3-3, c’est au tour de Dieguito… Il donne tranquillos l’avantage aux siens d’un ras de terre au milieu qui trompe Walter Zenga : 4-3 ! C’est son premier « but » de la compète. Et là, le rusé Diego explose de joie, courant bras en l’air et sourire extatique, se jeter dans les bras d’un des soigneurs ! Il sait que la série n’est pas finie, mais il fait tout comme. Histoire de bien déstabiliser le prochain tireur italien, Aldo Serena… qui rate ! Goycochea s’est superbement détendu. Quatre ans après Mexico, l’Argentine est à nouveau en finale. Mais à quel prix ! Diego s’est encore enquillé 120 minutes non stop, comme face aux Yougos. Caniggia, Batista, Olarticotchea et Giusti seront suspendus contre l’Allemagne, qualifiée le lendemain à Turin contre l’Angleterre sur le même score qu’à Naples. Et puis Maradona sombre un peu plus dans sa parano habituelle, convaincu que l’Italie va lui faire payer cette élimination. Avant la finale, un incident le persuadera de cette vilénie, racontera A. Juillard. Son frangin Lalo ayant emprunté une Ferrari, mais sans les papiers du véhicule, se fait serrer par les carabiniers. Ils se rendent direct à Trigoria pour régler l’affaire avec Diego. La confrontation dégénère en insultes et en gnons, provoquant un scandale monstre en Italie.

Les insultes, la théorie du complot et les Malouines

En finale, au Stadio Olimpico de Rome, l’hymne argentin est conspué comme jamais. « Hijos de puta ! Hijos de puta »( « Fils de pute ! » ), éructe Maradona, furax. L’arbitre mexicain, Edgardo Codesal, racontera qu’il avait été à deux doigts de lui mettre un rouge avant le match : « J’aurais pu, tellement il jurait pendant les hymnes nationaux. » Diego sera également sifflé à chaque prise de balle, et le public romain applaudira quand il prendra un carton jaune en fin de match. Diminué, maltraité à nouveau et bien serré par Guido Buchwald comme Vogts avait bien serré Cruyff en 1974, Diego accomplit un match courageux, courant même au pressing aux avant-postes. Toujours aussi « magique » à chaque prise de balle, il rayonne cependant moins, touche moins le ballon que contre l’Italie, cantonné à nouveau au registre axial et dos au but… Il bénéficie d’un coup franc direct idéalement placé aux 16 mètres, côté droit, parfait pour lui, gaucher et plutôt habile dans cet exercice. Mais il tire presque sans conviction, largement au-dessus. Guido Buchwald comprend le premier que le grand Maradona n’est pas dans un grand jour : « Au fil des minutes, je sentais à son attitude qu’il était de plus en plus résigné. À chaque fois qu’il me voyait, il semblait se dire : quoi, il est encore là, celui-là ? » Ricardo Giusti ne dira pas autrement, comme le narre A. Juillard : « Je suis certain qu’avec un Diego en pleine possession de ses moyens, nous aurions pu gagner. Tout au long de la compétition, il a souffert de sa cheville, mais il était aussi en train de sombrer. Il n’avait plus le même plaisir avec le ballon, il fallait le pousser pour qu’il s’entraîne. Les effets de la drogue et de la fatigue face à la pression se sont fait cruellement ressentir. »

Et pourtant ! Comment ne pas voir que même en n’étant pas à 100 % lors de ce Mondiale, Diego reste de loin le plus grand footballeur du moment ? Même sur une jambe, il électrise le jeu à chaque fois qu’il touche le ballon, invente des trucs inouïs pour trouver des passes impossibles au milieu d’une forêt de Golgoths. Il se relève après chaque attentat pour semer le chaos, créer des trous noirs insensés et des dérèglements sensoriels chez l’adversaire. Et le public romain refoule la Beauté en zappant stupidement Diego Maradona, comme on repeindrait la Chapelle Sixtine… À la 65e, Monzón, entré en jeu un peu plus tôt, chope un rouge direct : l’Albiceleste est réduite à 10. Arrive l’estocade à la 85e et cette faute pas évidente de Sensini sur Völler dans la surface : penalty ! Le bon vieux Andreas Brehme transforme avec calme, 1-0 pour la Mannschaft. C’en est fini pour l’Argentine qui perd ensuite Dezotti à la 87e dans une confusion qui entraîne un avertissement pour Maradona. Quand le match s’achève sur la victoire allemande, Diego reste d’abord impassible, donnant l’accolade à ses adversaires et à ses coéquipiers. Le super winner qu’il est ( « deuxième, c’est dernier » ) fondra ensuite en larmes, épuisé, désespéré. « J’avais promis à ma fille Dalma de ramener la coupe à la maison », confiera-t-il. Il n’a jamais marqué lors de la compète. Et puis il voulait tant pouvoir égaler Pelé avec deux titres mondiaux… Il est aussi ravagé par l’injustice : il y a eu complot contre l’Argentine ! L’arbitre Edgardo Codesal reviendra plus tard sur la parano de Diego : « Quand j’ai expulsé Monzón, Maradona m’a approché et il m’a traité de voleur et de vendu à la FIFA. » Confirmation : en allant chercher sa médaille, le Pibe refusera de serrer la main du big boss brésilien de la FIFA, João Havelange ! Maradona accusera même le président de la fédé argentine, Julio Grondona, de trahison, en ayant « livré l’Argentine comme le Chili nous a livrés pendant les Malouines ». Dans sa conférence de presse d’après-match, meurtri par ses blessures aux pieds, Diego déclarera aux médias : « C’était la dernière fois que je portais le maillot argentin. » Il reviendra, bien sûr. Au mondial 1994, aux États-Unis. Encore plus diminué. Mais toujours aussi « magique ».

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