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Alexis Corbière : « Au Qatar, je préfère que périssent nos intérêts économiques plutôt que nos principes universels »
La petite musique du boycott n’en finit plus de monter, ces jours-ci. Du côté de toutes ces villes qui abandonnent leur projet de fan zone, ou du côté de ces personnalités publiques, telles Éric Cantona ou Vincent Lindon, qui dénoncent les « aberrations » de la Coupe du monde au Qatar et annoncent faire la grève du téléviseur. Et désormais du côté des responsables politiques ? À l’Assemblée nationale, le député insoumis Alexis Corbière est devenu le fer de lance de cette revendication. Il s’en explique.
À quel boycott appelez-vous, exactement : celui des joueurs de l’équipe de France sur le terrain, celui des spectateurs devant leur écran, celui des responsables politiques en tribune ?À un boycott politique et diplomatique, car nous ne voulons pas nous substituer au mouvement sportif qui doit s’exprimer par ses propres voix. En tant que députés et mouvement politique, nous nous adressons au gouvernement actuel, afin que ni le président de la République ni aucun ministre ne se rende dans les différentes tribunes de cet événement mondial. Pour nous, un représentant politique qui s’y rendrait cautionnerait cette « coupe immonde aux trois scandales » . D’abord, un scandale humain, car il est établi, selon plusieurs enquêtes journalistiques et ONG, que plus de 6500 ouvriers sont morts pendant les travaux de préparation, en s’épuisant dans des conditions de travail indignes qui ne respectaient pas les normes internationales. Et puis il y a le scandale écologique, avec les stades climatisés à ciel ouvert et le va-et-vient incessant des avions pour transporter les supporters. Devant l’urgence climatique, et au moment où le gouvernement nous demande plus de sobriété énergétique, on ne peut pas applaudir un spectacle avec un impact aussi négatif sur le climat. Enfin, il y a le scandale démocratique : le Qatar est une monarchie ultraréactionnaire, dans laquelle les libertés publiques les plus élémentaires sont bafouées. On n’y a pas le droit de se syndiquer ou de manifester, l’égalité homme-femme n’existe pas, puisque les femmes sont sous tutelle, et ne parlons pas des droits LGBT inexistants… Si le gouvernement français venait à s’y rendre, cela reviendrait à approuver tout cela.
Certains considèrent que l’événement permet justement un coup de projecteur mondial sur ces pratiques et oblige ainsi le Qatar à se transformer. « Les Qataris ont abattu un énorme travail, je ne connais pas de pays qui aient lancé autant de réformes en aussi peu de temps », déclarait par exemple récemment un responsable de l’OIT, citant notamment la fin de la kafala (système de tutelle du travailleur souvent apparenté à de l’esclavage moderne, NDLR) ou la création d’un salaire minimum. Si j’étais taquin, je dirais : faut-il se réjouir si bruyamment qu’un pays richissime passe péniblement sur le terrain des droits sociaux du Moyen-âge au XIXe siècle ? La kafala, les représentants d’ONG sur le terrain nous disent qu’elle se pratique encore, de manière masquée. Au prétexte de quelques avancées, on ne va tout de même pas applaudir ce qui n’est d’abord qu’une gigantesque opération de communication d’une monarchie ultraréactionnaire ! Le Qatar cherche à jouer un rôle géopolitique plus important, et il utilise le sport et en particulier le football pour se normaliser, même s’il n’a aucune histoire particulière avec ce sport. Cette Coupe du monde est le navire amiral de cette stratégie de communication, et il faudrait vraiment être idiot pour tomber dans ce panneau…
Le Qatar joue, déjà, un rôle crucial en ces temps de crise énergétique : peut-on ainsi prendre le risque de se passer de ses ressources en gaz et en pétrole ?S’il s’avérait que c’était la véritable raison au refus du boycott, et à notre silence coupable devant la brutalité de cette monarchie, ce serait affligeant ! Du gaz, il y en a ailleurs, en Algérie par exemple. Et puis cela prouve une fois de plus combien il est urgent d’organiser la transition écologique, pour sortir de notre dépendance aux énergies carbonées… On ne peut pas se taire au prétexte que notre destin énergétique repose en partie dans les mains d’une oligarchie pétrolière ! C’est comme quand les maîtres colons disaient qu’on ne pouvait pas abolir l’esclavage dans nos colonies, car ça risquait de desservir nos intérêts économiques… Au Qatar, je préfère que périssent nos intérêts économiques plutôt que nos principes universels.
Mais comment expliquez-vous que finalement, peu d’ONG engagées dans les droits de l’homme ou dans l’écologie se soient publiquement prononcées en faveur du boycott ?Les ONG privilégient les avancées concrètes, sur le terrain, où elles mènent un important travail et où elles ont besoin de garder le contact pour cela. Du coup, elles préfèrent susciter une pression internationale plutôt qu’appeler au boycott, et je respecte complètement cette position. C’est aussi pourquoi on travaille directement avec elles, en soutenant la demande portée par Amnesty International : l’ouverture par la FIFA d’un fonds international de 440 millions de dollars afin de dédommager les familles des victimes et tous ceux qui ont vu leurs droits piétinés sur les chantiers de la Coupe du monde… La FIFA va engranger près de 6 milliards avec les droits TV, c’est tout de même la moindre des choses, non ? Ces jours-ci, nous avons réuni de façon exceptionnelle plus d’une centaine de parlementaires, de différentes sensibilités politiques, en soutien à cette démarche.
Dans une tribune parue dans le JDD, vous appeliez carrément à « une rencontre entre les Bleus et Amnesty International ». D’autres équipes nationales l’ont fait. Pourquoi pas la France ? Ce n’est pas parce qu’on est un grand artiste du ballon qu’on a le cœur sec devant les injustices. Les footballeurs n’ont pas que des jambes, ils ont aussi un cerveau. Je n’ai aucun doute sur le fait que les joueurs de l’équipe de France peuvent être sensibles à la souffrance de ceux qui ont fabriqué les stades dans lesquels ils seront célébrés. Cela pourrait provoquer des actions plus significatives que ce pitoyable brassard « arc-en-ciel » suggéré par la FIFA, dont on ne comprend pas très bien ce qu’il dénonce…
Dans ce cas, pourquoi ne pas appeler directement les joueurs de l’équipe de France au boycott ?J’y serais favorable, mais ce serait déloyal de leur mettre ça sur le dos. Ils ne sont pas responsables de cette lâcheté politique et financière qu’a été l’attribution de cette Coupe du monde au Qatar ! Il faut le prendre autrement. Par exemple en leur demandant de porter avec nous cette revendication concernant le fonds d’indemnisation. Mais j’applaudirais ceux qui décideraient de ne pas s’y rendre ! Moi, je suis de la génération qui se souvient de l’appel au boycott de Dominique Rocheteau à l’occasion de la Coupe du monde 1978 en Argentine…
Et ça n’avait pas été un plus grand succès pour autant.Les joueurs sont pris dans des pressions de plus en plus fortes par rapport à leur carrière. Pourquoi, aujourd’hui, aucun joueur français n’élève-t-il la voix ? Sûrement parce qu’il y a des enjeux d’image, et donc d’argent. Mais peut-être aussi en raison du poids que le Qatar a pris dans le foot français, et plus largement encore dans notre vie politique et économique !
Pour être cohérent, il faudrait donc également boycotter le PSG ?Le PSG n’a pas encore le même impact sur la planète… Mais oui, je regrette tout autant que le PSG appartienne à une famille monarchique, pétrolière, qui ne respecte pas les droits humains. D’ailleurs, l’engagement du Qatar au PSG a accéléré en France à la fois la marchandisation et la financiarisation du foot, mais aussi l’influence du Qatar dans la vie politique française. J’observe autour de moi de plus en plus de gens qui deviennent de discrets agents d’influence du Qatar, et qui m’interpelle au sujet du boycott, en me proposant d’être « invité » sur place pour me convaincre du contraire… La pénétration de ce lobby et sa capacité de corruption devraient nous préoccuper au plus haut point.
La question du boycott connaît toutefois un certain regain médiatique, dans le sillage de toutes ces villes qui décident d’annuler les projets de fan zones et de retransmission. Pour autant, l’opinion publique n’embraye pas forcément, de son côté : la pétition que vous avez lancée n’a recueilli que 2444 signatures, au moment où nous nous parlons (lundi 10 octobre, 12h30, NDLR)… Il y a une protestation populaire qui monte, malgré tout, je la vois du côté de la jeunesse, avec mes enfants. Peut-être que l’intérêt de pétitionner n’apparaît pas tout à fait évident, certes, mais ce qui compte, c’est que nous ne soyons plus dupes devant la grand-messe de la Coupe du monde, qu’on ne soit plus hypnotisé collectivement par ce spectacle. Moi, je ne veux pas culpabiliser les gens, ce ne sont pas eux qui ont choisi le Qatar ! Et je ne jetterai pas la pierre aux amoureux du foot qui regarderont les matchs dans leur salon, je ne les considère pas pour autant complice de tous les problèmes qu’on vient d’évoquer. Ce qui compte, c’est la prise de conscience. Qu’on ne peut plus regarder ça sans broncher, ou faire comme si de rien n’était.
Mais vous, à titre personnel, vous allez la regarder, cette Coupe du monde ?Non. À force de travailler le sujet, j’ai fini par en être vraiment dégoûté. Et en cohérence avec notre campagne, je ne la regarderai pas. Mais ça m’attriste un peu, car sans être un immense fan de foot, j’aimais ce genre d’occasions. On a tous des souvenirs brûlants de moments collectifs, avec des amis, pendant une Coupe du monde. Et c’est pour ça que je ne blâmerai pas les supporters ! Je ne veux pas que cette énergie populaire de protestation, qu’on essaye de diriger contre les vrais responsables, divise in fine le peuple innocent… Le monde n’est pas binaire, les « salauds » d’un côté et les « consciences éclairées » de l’autre.
N’est-ce pas justement le problème des défenseurs du boycott que de se considérer trop souvent comme des « consciences éclairées » ? Autrement dit, n’y a-t-il pas derrière ça une approche un peu trop moraliste ? À bien des égards, ici aussi, en France comme en Europe, nous sommes loin d’être exempts de tout reproche sur les enjeux environnementaux, sociaux ou démocratiques…Sans aucun doute. La grande idée que je me fais de la démocratie ne correspond pas à ce que pratique l’Union européenne… Je ne veux donc pas faire la leçon, mais dans toute lutte,il faut savoir jauger l’adversaire et hiérarchiser la brutalité de ses méthodes. On affaiblit notre combat si on le mène sans nuance. La situation des travailleurs au Qatar n’a rien de comparable à la situation des travailleurs en Allemagne, en France ou en Espagne. Il y a des normes internationales de travail qui sont constituées, des syndicats, des contre-pouvoirs, une presse libre, etc. On n’était pas obligé de choisir le pays où rien de tout ça n’est respecté pour organiser la Coupe du monde !
Vous auriez préféré les États-Unis, qui fut le finaliste malheureux lors de la procédure de désignation en 2010 ?Je ne voudrais pas me faire le défenseur des États-Unis – ce serait cocasse –, mais on ne peut pas sérieusement comparer les États-Unis avec la monarchie pétrolière du Qatar ! Bien sûr qu’il y a souvent matière à se désoler du spectacle outre-Atlantique, mais cela reste un pays avec une vie démocratique passionnante et complexe, avec un Parlement qui a du pouvoir, avec une histoire de luttes sociales, féministes et antiracistes extrêmement importante, etc. Attention à ne pas caricaturer le débat !
Éric Cantona a d’ores et déjà annoncé qu’il se referait tous les épisodes de Columbo pendant la Coupe du monde. Et vous alors, c’est quoi le programme télé ? C’est Eric the King, il a toujours le sens de la formule ! En réalité, je serai certainement à ce moment-là dans une autre épreuve, contre le projet de loi de réforme des retraites, donc je pense que mes soirées seront à l’Assemblée… Je n’ai pas encore raccroché les crampons, comme Éric Cantona, contre les reculs sociaux.
Propos recueillis par Barnabé Binctin