- CDM 2018
- Gr. E
- Suisse-Costa Rica
Affaire Shaqiri-Xhaka : bien plus que du foot
Tout le monde connaît la maxime de Bill Shankly : « Le football n'est pas une question de vie ou de mort, c'est quelque chose de bien plus important que ça. » La polémique qui entoure la célébration de l’aigle bicéphale lors du match Serbie-Suisse est là pour le prouver. Et pour rappeler que la Coupe du monde n’est pas qu’un grand cirque pourvoyeur de distractions. Elle est une arène politique depuis ses débuts et le restera à jamais. Que cela plaise ou non.
La FIFA a tranché. Granit Xhaka, Xherdan Shaqiri et Stephan Lichtsteiner ne seront pas exclus de la compétition. Mais les trois joueurs devront quand même payer une lourde amende : 10 000 francs suisses (8600 euros) pour les deux premiers, 5000 (4300 euros) pour le troisième. Ceci pour avoir contrevenu à l’article 57 du règlement de la FIFA qui sanctionne les comportements antisportifs. En face, la Fédération serbe devra s’acquitter d’une sanction de 54 000 francs suisses (environ 47 000 euros) pour avoir violé les paragraphes 2 et 3 de l’article 67 relatif aux messages et comportements à caractère discriminant, après des jets d’objets et des chants racistes entonnés par des supporters des Aigles blancs. Dans les tribunes, on a en effet aperçu plusieurs sweat-shirts à l’effigie de Ratko Mladić, surnommé le « boucher des Balkans » et condamné il y a un an par le Tribunal pénal international de La Haye pour l’organisation du massacre de Srebrenica en 1995.
The Albanian eagle is a problem while Serbian three finger sign and hoodies with picture of war criminal Ratko Mladic who committed genocide is totally fine at the @FIFAWorldCup #WorldCup #Russia pic.twitter.com/KF7YJ2nSye
— Tomislav (@gordanzunar) 25 juin 2018
Fin de l’histoire ? Peut-être bien. Mais celle-ci ne doit pas être prise à la légère. Elle rappelle en effet que le football et la politique sont les deux faces d’une même médaille. Et que la question de la double identité nécessite parfois de regarder plus loin que le bout de son nez.
C’est quoi être suisse ?
En Confédération helvétique, l’affaire a en effet soulevé le débat de la « suissitude » . Est-il correct de célébrer un but en exécutant un geste correspondant à un clin d’œil à un autre pays que celui dont on porte le maillot ? N’est-ce pas là une insulte faite à la nation qui a permis à des enfants d’immigrés de jouer au plus haut niveau ? Que nenni ! Regarder la Suisse à travers son image de carte postale est profondément réducteur. Les Helvètes ne sont pas que de sympathiques montagnards amateurs de fromages s’exprimant avec un accent rigolo. « La Suisse a les lacs, les montagnes, tous ces trucs. Mais la Suisse a aussi ce parc dans lequel je jouais avec des Turcs, des Serbes, des Albanais, des Africains, des filles et des rappeurs allemands. La Suisse, c’est pour tout le monde » , analyse ainsi Shaqiri sur le site The Players Tribune.
En résumé, la Suisse est un pays multiculturel. Et pas seulement au vu des différentes vagues d’immigration qu’elle a accueillies. La Suisse est une terre – comme la Belgique – où cohabitent plusieurs langues officielles et à ce titre, plusieurs cultures. Bien malin celui qui trouvera un habitant ne se revendiquant que d’une seule identité, qu’elle soit régionale ou étrangère. À commencer par Xhaka et Shaqiri. Le premier est né en Suisse, le second y est arrivé à l’âge d’un an. Avec ce point commun pour leurs deux familles : obtenir l’asile. Le père de Granit Xhaka a été emprisonné trois ans et demi pour avoir manifesté à Pristina contre le régime central communiste de ce qui s’appelait encore la République socialiste fédérative de Yougoslavie. La famille Shaqiri a quant à elle fui l’imminence de la guerre des Balkans.
En Suisse, ils ont trouvé une nouvelle patrie pour commencer une nouvelle vie. Cela signifie-t-il pour autant devoir faire table rase de la précédente ? « Je crois que les médias ne comprennent pas ce que je ressens envers la Suisse, reprend Shaqiri. J’ai le sentiment d’avoir deux maisons. C’est aussi simple que ça. La Suisse a tout donné à ma famille et j’essaie à mon tour de tout donner pour l’équipe nationale. Mais chaque fois que je vais au Kosovo, j’ai à nouveau le sentiment d’être aussi à la maison. Ce n’est pas quelque chose de logique. C’est un truc que je porte dans mes tripes. »
Solidarité à tous les niveaux
Alors que nos voisins ont vibré devant le scénario fou du match contre la Serbie, la joie était également palpable au Kosovo. Le Premier ministre Hashim Thaçi a ainsi adressé ses félicitations à la Nati via Twitter après la rencontre.
Congratulations to goalmarquers Xhaka, Shaqiri and entire #Switzerland on a well deserved win! Proud of you #Kosova ju don!
— Hashim Thaçi (@HashimThaciRKS) 22 juin 2018
En réaction au verdict de la FIFA, le Premier ministre albanais Edi Rama a quant à lui lancé un crowdfunding pour payer les amendes des trois joueurs, à travers le slogan « N’ayez pas peur de l’aigle » . « Le signe de l’aigle avec les doigts est notre symbole de communication dans les moments de joie » , a-t-il ainsi expliqué sur Facebook, précisant que la célébration de Xhaka et Shaqiri était « un moment de joie totalement spontané » qui avait été « mal interprété » . Message reçu pour le ministre kosovar des Finances et de l’Industrie Bajram Hasani, qui a versé l’intégralité de son salaire mensuel pour cette cause, soit 1500 dollars.
Et dans les rangs de la Nati, qu’en pense-t-on ? Silence radio des intéressés jusqu’à la conférence d’avant-match. Même si les images de Stephan Lichtsteiner effectuant lui aussi le geste de ses coéquipiers albanophones en disait long sur l’absence de clans au sein du groupe. Seul Michael Lang a pris la parole ce lundi devant la presse pour adresser un message clair : « Si l’un de nous est attaqué, c’est tout le groupe qui est attaqué. Nous ne laisserons jamais tomber l’un des nôtres. Ce qui se passe depuis vendredi soir renforce notre esprit d’équipe. » Avec quinze binationaux sur les 23 joueurs que compte le groupe de Vladimir Petković (lui-même d’origine bosnienne), le contraire aurait été étonnant. La force de cette équipe suisse ne réside pas seulement dans la somme de ses talents. Bien que leur pays ne fasse pas partie de l’Union européenne, ils en reprennent pourtant la devise : unis dans la diversité. La diversité, une force qui se construit à plusieurs. La boucle est bouclée. Jouez messieurs.
Par Julien Duez