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Abdelkader Djemaï : « Brésil, Algérie, Pelé, Mekhloufi, ce sont des récompenses de la vie »

Propos recueillis par Mathieu Rollinger
8 minutes
Abdelkader Djemaï : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Brésil, Algérie, Pelé, Mekhloufi, ce sont des récompenses de la vie<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Le 17 juin 1965, l'Algérie accueillait à Oran le Brésil de Pelé pour un match amical très attendu par cette jeune république indépendante. L'écrivain Abdelkader Djemaï raconte à travers les yeux d'un adolescent cette journée qu'il a vécue, mais qui sera aussi symbole d'espoirs déçus.

Votre ligne conductrice dans Le jour où Pelé est de raconter la journée de Nourredine, un jeune Oranais de 17 ans qui va exaucer un de ses rêves : voir le Brésil de Pelé face à l’Algérie. Nourredine, c’est vous ? Oui, en partie. Il y a toujours une partie autobiographique dans les livres que j’écris. Puiser dans ses souvenirs et ses ressentis, ça donne de la matière pour l’écriture. Il n’y a pas de grande différence entre Nourredine et moi. C’est un gamin qui, au moment de l’indépendance de l’Algérie, a 14 ans. Forcément, il est imprégné par cette guerre urbaine qu’il a traversée à Oran. La ville avait été marquée par les exactions de l’OAS, par des attentats, par des tensions entre les communautés, avait été découpée comme une pastèque. Ça m’avait perturbé à l’époque…

Pourtant, ce match amical se passe dans un contexte beaucoup plus léger, presque désinvolte…Oui, la ville baignait dans un vrai enthousiasme et une certaine naïveté. Je voulais témoigner de cette Algérie entre 1962 et 1965, ce jeune pays ouvert à un avenir meilleur, et ce match était un des moments symboliques de tout cela. Avant l’indépendance, les Algériens étaient très peu scolarisés, ils connaissaient la pauvreté matérielle. Cette nouvelle page qu’était l’indépendance était porteuse de promesses, de progrès, d’idéaux, de projets, tout est possible, tout peut se faire, construire notre propre destin.

On en parlait dans les cafés, on l’évoquait dans les journaux, mais surtout avec le transistor. La réputation de Pelé était déjà faite au moment de venir à Oran.

Au milieu de tout ça, le Brésil de Pelé débarque au stade municipal. Que représentait alors ce joueur pour vous et donc pour votre personnage ?Quand Pelé vient en Algérie, c’est comme une respiration. Un moment où la vie reprend. Pour Nourredine — et donc pour moi —, c’était un événement très important. Parce qu’il suit les performances de Pelé depuis 1958. Ce gamin de 17 ans qui avait marqué six buts en trois matchs de Coupe du monde, dont un doublé en finale contre la Suède. Ce sont des histoires qu’on n’oublie pas. Sa jeunesse, Nourredine l’a partagée entre le cinéma et le football, deux passions vécues comme des échappatoires. Ce sont les yeux qui s’emplissent d’un spectacle pour s’échapper de son quotidien.

Comment les exploits arrivaient jusqu’à vous ? Vous décrivez assez précisément un de ses buts face à la Juventude.Pendant la guerre, les moyens de communication étaient limités. Mais grâce aux Coupes du monde 1958 et 1962, les Algériens ont fait connaissance avec cette équipe du Brésil et Pelé. On en parlait dans les cafés, on l’évoquait dans les journaux, mais surtout avec le transistor. La réputation de Pelé était déjà faite au moment de venir à Oran. Finalement, son image s’est imposée d’elle-même.

Vous évoquez aussi Che Guevara, lui aussi venu en visite à Oran en 1963. C’étaient deux idoles pour la jeunesse ?Le Che comme Pelé sont en quelque sorte des représentants des pays dits du « tiers-monde » . Il ne faut pas oublier qu’on était alors dans la période des indépendances. À cette époque, cette jeune Algérie avait une sympathie pour les pays socialistes et était solidaire des pays du Sud. C’est pour cela qu’on parlait aussi de Lev Yachine. C’est pour cela qu’on admirait Pelé et surtout Garrincha qui, pour beaucoup de gens, sont des joueurs qui viennent d’un milieu modeste. Ils étaient loin du train de vie que l’on pourrait prêter aux Européens, loin des vedettes des sociétés développées.

Dans ce roman, vous faites aussi une belle place d’honneur à Garrincha et Mekhloufi, deux numéros 10. D’où vous vient cette fascination pour les créateurs ?C’est un choix personnel. Mon père, qui était un grand supporter du club de l’USMO, l’Union sportive musulmane d’Oran, me parlait souvent de Mekhloufi. J’avais aussi une sorte d’affinité sociale pour Garrincha de par son origine. J’avais besoin de ces solidarités, de ces sentiments avec ces joueurs pour écrire ce livre.

Est-ce qu’un joueur contemporain arriverait à déclencher en Algérie une telle vague d’enthousiasme aujourd’hui ?Je trouve que les générations actuelles n’ont plus les mêmes liens qu’on pouvait avoir avec Pelé ou Mekhloufi. Aujourd’hui, il y a du football partout, il y a tout un système de communication très développé. Et dans cette profusion, ce côté mécanique et automatique, on a perdu la dimension artisanale des années 1950 ou 1960. Le transistor permettait de garder une mystique autour de ces joueurs. On sentait une aura autour d’eux.

La sortie de Pelé à la 20e minute, c’était comme si on avait dérobé au public quelque chose.

Pourtant, ce fameux match a aussi été une bascule. Le Brésil gagne 3-0, Pelé sort au bout de 20 minutes après avoir marqué, et l’enchantement s’estompe un peu. Deux jours après ce match, il y a un coup d’État.La sortie de Pelé à la 20e minute, c’était comme si on avait dérobé au public quelque chose. S’il sort juste après son but, c’est parce que son entraîneur voulait le préserver d’une éventuelle blessure. Certains spectateurs n’avaient pas aimé les conclusions de ce match et avait lancé sur le terrain des coussins et des berlingots de lait (distribués gratuitement à la mi-temps par une entreprise locale, N.D.L.R.) vers la tribune présidentielle. Mais c’est une réaction épidermique et épisodique. Dans les tribunes, le président Ben Bella avait assisté à ce match et passait la nuit à Oran. Le lendemain, il rejoint Alger et est arrêté dans la nuit avant d’être renversé par le colonel Boumediène. (D’ailleurs le second match organisé le 20 juin à Alger n’aura jamais lieu, N.D.L.R.) Ici aussi, c’est comme s’il y avait eu contrat rompu, une cassure dans la société. D’un coup, tout cet enthousiasme a été douché. Dans le livre, c’est à la fin du match que Nourredine prend conscience que les choses ne seraient plus comme elles étaient auparavant.

Vous écrivez : « C’était l’attente elle-même, disproportionnée, de cette journée, qu’on espérait miraculeuse qui avait été la maladie. » C’est un constat valable pour un match comme pour le cours de l’histoire en Algérie, finalement ? On a vu Pelé, il était là. Il y avait Ben Bella. Il y avait cette Algérie vivante. L’Algérie a vécu 130 ans de colonisation dans des conditions terribles. L’indépendance nous a fait penser que tout était possible. Et tout d’un coup, quelque chose vient casser cette dynamique. Mais je ne voulais pas faire un livre politique. Je voulais raconter cette Algérie heureuse, même s’il y avait mille et un problèmes.

L’indépendance nous a fait penser que tout était possible. Et tout d’un coup, quelque chose vient casser cette dynamique.

Ce n’est peut-être pas propre à l’Algérie, mais le football est souvent un acteur dans l’histoire politique d’un pays. On l’a vu avec le Onze de l’indépendance, ce match puis, plus récemment, les ultras qui ont eu un rôle important dans les dernières contestations.Le sport est un vecteur de solidarité, de cohésion, mais c’est aussi un instrument de contestation. Il porte les contradictions d’une société. Et c’est le cas dans tous les pays du monde.

On sent tout de même que le stade municipal (aujourd’hui appelé stade Ahmed-Zabana) est un centre névralgique de la ville. Quel rapport avez vous avec ce lieu ?Je n’y allais pas souvent dans ce stade, mais c’est vrai qu’il a une grande histoire. Je l’ai su bien plus tard en farfouillant dans les archives pour écrire ce livre. Par exemple, je parlais du match inaugural entre le Real Madrid et le Stade de Reims en 1958. Le Real avait gagné 5-2. J’avais besoin de raconter cet épisode, pour apprendre des choses au lecteur. J’écris aussi que l’équipe brésilienne est arrivée en train à Oran. Mais dans la réalité, les joueurs sont arrivés en avion. Pour mon récit, j’avais besoin que Pelé et ses coéquipiers arrivent à la gare d’Oran, pour permettre à Nourredine de déambuler dans la ville et la raconter. C’est ça qui m’importait et c’est une liberté que j’ai prise.

Au cours de cette visite, il y a un sens qui est omniprésent : l’odorat. Pourquoi ?C’est vrai qu’on vivait, comme dans beaucoup de pays méditerranéens, dans les odeurs. Ça ramène à plein de petites choses, la nourriture, le café, les plats qu’on partageait en famille. Aujourd’hui, j’ai 72 ans. Et ce sont ces odeurs qui me rattachent à toutes ces saveurs qui font la vie. J’ai grandi dans la pauvreté, dans ce qu’on appelait un haouch. J’étais content d’évoquer ce qu’est un haouch. C’est une grande maison, où quatre ou cinq familles vivent chacune dans une pièce. Il y avait toujours une cour commune où on faisait la cuisine, où les femmes et les enfants se rassemblaient. Et quand Nourredine s’en extrait, il n’a pas oublié son enfance, mais il devient aussi un homme. Quand il va en ville rencontrer ses idoles, quand il va au stade, c’est pour se confronter à des plaisirs ordinaires. Il célèbre la vie. Brésil, Algérie, Pelé, Mekhloufi, le Onze de l’indépendance, l’ambiance, l’atmosphère, ce sont des récompenses de la vie. Et c’est ça qui reste en mémoire.

À lire : Le jour où Pelé d’Abdelkader Djemaï, aux éditions Castor Astral, 2018.

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Propos recueillis par Mathieu Rollinger

Photo de AD : Martine Luttringer.

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