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T. Sorek : « Le foot est, pour les Arabes d’Israël, un terrain contesté entre deux tendances »
C'est un phénomène peu connu. À coté du rôle du football dans la reconnaissance de l'embryon d'État palestinien, les Arabes d'Israël, marginalisés et discriminés, se sont emparés de ce sport pour manifester leur présence et leur singularité. Par ailleurs, de plus en plus de joueurs arabes intègrent les meilleurs clubs israéliens ou, comble de la réussite, l’équipe nationale. Le sociologue Tamir Sorek a mené une étude poussée sur ce sujet, où le ballon rond oscille entre champ de protestation sociale, nationalisme de substitution et voie d’intégration sociale ou politique.
Qu’est-ce qui vous a conduit à vous pencher sur la question des footballeurs arabes en Israël ?Adolescent dans un kibboutz en Galilée occidentale au début des années 1980, le joueur médiocre que j’étais a parfois participé à des compétitions régionales contre des équipes représentant des villes et villages arabes. Ces compétitions constituaient l’une des rares occasions pour nous, jeunes juifs du kibboutz, de rencontrer des jeunes arabes qui, malgré leur prédominance démographique en Galilée, étaient presque invisibles pour nous.
Quels sont vos souvenirs de ces rencontres ? Un mélange entre des sentiments d’alerte et d’inquiétude. J’ai toujours pensé que, pour nos rivaux arabes, c’était beaucoup plus qu’un jeu, comme s’ils tentaient de nous prouver quelque chose, peut-être aussi à eux-mêmes. Ne disposant alors que d’une connaissance très superficielle et sélective de l’histoire sociale de l’environnement de mon enfance, ainsi que de la dynamique politique des relations arabo-juives en Israël, je n’avais pas encore les outils pour déchiffrer la complexité politique de ces rencontres.
Quand les avez-vous eus ?En 1996, j’étais désormais étudiant en sociologie à l’université hébraïque de Jérusalem, pour la première fois cette année-là, une équipe arabe, Ha-Po’el Taybeh, a grimpé en première ligue et a attiré énormément l’attention du public. Mes instincts sociologiques m’ont poussé à vérifier si Taybeh représentait un phénomène plus large. J’ai donc entrepris de compter basiquement combien d’équipes arabes étaient inscrites à la Fédération israélienne et j’ai été stupéfait du résultat : 42% (contre seulement 17% de citoyens israéliens qui sont arabes). À ce moment-là, j’ai su qu’il y avait quelque chose de très important à scruter. Par conséquent, armé de bien davantage de connaissances historiques et politiques, ainsi que des perspectives théoriques et des outils méthodologiques, j’ai eu l’occasion d’étudier de manière savante la dialectique du football arabo-juif et de la sorte élucider la tension que j’avais éprouvée à l’adolescence. Mon principal intérêt et ma priorité de recherche ne concernaient pas les footballeurs, mais les fans et supporters de football. J’ai étudié les implications politiques de la visibilité croissante des footballeurs arabes dans la sphère publique israélienne, principalement à travers les yeux des fans, des médias et des politiciens locaux. L’expérience des joueurs de football eux-mêmes avait une place secondaire.
Nous connaissons bien désormais le football palestinien et ses enjeux, quelle est la différence avec celui des arabes d’Israël ? Depuis le début de l’occupation militaire en 1967, plus de la moitié des Palestiniens dans le monde vivent sous les divers « segments » du « système de contrôle israélien » . Le territoire sous ce système de contrôle, entre la Méditerranée et le Jourdain, est gouverné par des principes ethnocratiques qui préservent la domination juive tout en divisant les Palestiniens entre divers sous-groupes avec divers niveaux de droits civils, de droits politiques et d’opportunités économiques. Cette hiérarchie interne place les citoyens arabes israëliens dans un statut politique intermédiaire entre Israéliens juifs et les non-citoyens palestiniens et assure leurs avantages relatifs (et j’insiste sur la relativité) vis-à-vis de leurs compatriotes palestiniens. Comparés aux Palestiniens des camps de réfugiés des pays voisins, de la Cisjordanie occupée militairement ou de la bande de Gaza assiégée, ils sont beaucoup moins vulnérables aux violations arbitraires de leurs droits et ont généralement plus de possibilités économiques.
Et donc ?Donc, ces conditions d’existence disparates entre les différentes communautés palestiniennes ont conduit à une divergence croissante dans l’image de soi collective des deux groupes. Toutefois, en tant que citoyens arabes dans un État qui se définit comme juif, ils souffrent malgré tout de diverses formes de politiques discriminatoires prolongées dans divers domaines. Ils sont systématiquement exclus des principaux centres politiques, économiques et sociaux du pouvoir dans l’État, leur culture et leur langue demeurent « inférieures » dans la vie publique israélienne et ils sont aliénés des symboles exclusivistes juifs-sionistes de l’État. En même temps, ils ne voient aucune alternative politique réaliste à la situation actuelle. Par conséquent, alors que pour les Palestiniens des territoires occupés ou exilés, le football est confortablement entrelacé avec la fierté nationale, pour les Arabes israéliens, ce sport a été un terrain contesté entre deux tendances concurrentes : une opportunité d’intégration dans la société juive-israélienne et d’acceptation par la majorité juive contre et une forme de protestation politique et de fierté nationale.
Pensez-vous vraiment que le football israélien intègre mieux les Arabes que le reste de la société ?Je pense en effet qu’il y parvient davantage, dans une certaine mesure, mais cette intégration est limitée dans l’espace et le temps. Alors que dans la plupart des sphères de la vie publique israélienne, l’ethnicité juive est un critère majeur pour l’inclusion et l’allocation des ressources, dans le stade de football, un certain discours « libéral » , aveugle au paramètre ethnique, s’impose davantage au nom de la seule validité de la performance. La commercialisation croissante du foot depuis les années 1980 et l’émergence d’un marché capitaliste de joueurs ont encore renforcé cette tendance. En même temps, nous n’avons encore aucune preuve que l’intégration dans le domaine du football contribue à la reconnaissance par le public juif israélien des Arabes en tant que citoyens ayant des droits égaux.
Justement, en face, comment expliquer la naissance de la ligue de football islamique et sa disparition ? Le football est finalement une institution quasi-religieuse qui implique des orientations très terrestres comme le simple divertissement. Il produit également des comportement matérialistes évidents tels que la célébration des performances physiques, servir de modèle pour la réussite professionnelle et mêmes des potentialités commerciales. Tous considérés par le Mouvement islamique comme corrompant le croyant. En outre, le foot est culturellement hégémonisé par les juifs israéliens, dont la langue, l’hébreu, est utilisé y compris par les fans arabes. En raison de ce potentiel du ballon rond à séculariser et « israélieniser » les jeunes musulmans arabes, le mouvement islamique le percevait comme une menace certaine. Cependant, en raison de la popularité écrasante du football, il n’a pas pu le boycotter totalement. Il l’a intégré partiellement dans ses activités. Il a même tenté d’islamiser le jeu et de l’utiliser pour ses propres fins. C’est l’arrière-plan de la création de la Ligue en 1986. En 2013, cependant, la Ligue islamique a cessé d’exister. En 27 années d’existence, le Mouvement islamique s’était développé à partir d’un réseau d’associations locales pour devenir un acteur puissant de la politique et de la culture des citoyens palestiniens d’Israël, doté d’une infrastructure organisationnelle impressionnante. Il est possible que cette autonomisation et cette force accrue aient offert la liberté aux dirigeants du mouvement, qui ont toujours été ambivalents quant à leur position face au football, d’abandonner la Ligue islamique. Vous consacrez une partie de votre étude aux supporters arabes, que ce soit dans les clubs, par exemple le Maccabi Haifa, ou même l’équipe de football israélienne, vous parlez d’un moment où des Juifs et des Arabes peuvent dire « Nous » dans les gradins. Toutefois, certains groupes d’ultras affirment au contraire un nationalisme anti-arabe virulent. Comment ces deux logiques coexistent-elles ? Il existe une lutte de pouvoir entre différentes forces. Les fans juifs ont des orientations politiques diverses. À l’extrême droite, nous pouvons identifier « la Familia » du Beitar Jérusalem qui voit le football comme un front du conflit arabo-juif et utilise une rhétorique raciste d’extrême exclusion. De l’autre côté du spectre, vous avez « Ultras Ha-Poel » de l’Hapoël Tel Aviv, qui promeuvent activement le symbolisme socialiste et un agenda inclusif envers les citoyens arabes. La plupart des fans de football sont politisés moins explicitement. Il est important de comprendre que les deux factions existent côte à côte et qu’une lutte constante entre les différents acteurs s’agitent pour assurer leur domination idéologique.
Propos recueillis par Nicolas Kssis-Martov
Tamir Sorek, Un terrain contesté. Les dilemmes d'un football arabe dans un État juif (Albin Michel) sorti le 8 mars