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Russie-Arabie saoudite, lever de rideau géopolitique
Grande première au rabais sur le papier, le match d'ouverture de la Coupe du monde Russie-Arabie saoudite s'annonce comme un choc géopolitique de premier choix. Gros plan sur une rencontre qui verra s'affronter deux puissances qui recherchent avant tout à valoriser leur image à travers le football, à défaut de voir briller leurs sélections nationales respectives.
« Ne nous rendez pas ridicules. » Voilà en substance le message délivré par Vladimir Poutine aux joueurs de l’équipe de Russie. Il y a dix ans, la Sbornaya se payait les Pays-Bas en quarts de finale de l’Euro 2008. Aujourd’hui, Andrey Arshavin et Roman Pavlyuchenko ne sont plus là, Igor Akinfeev et Yuri Zhirkov ont pris des rides. À la recherche d’une victoire depuis huit mois, la sélection entraînée par Stanislav Tchertchessov accueille le gratin mondial dans la peau d’une victime désignée. C’est simple, parmi les trente-deux équipes engagées au premier tour, la Russie est la moins bien classée du classement FIFA (70e). Et la magie du tirage au sort a permis au pays hôte (protégé par son statut de tête de série) de lancer sa Coupe du monde face à l’Arabie saoudite, soit la deuxième plus mauvaise équipe du tableau (67e) selon les critères de la Fédération internationale. Une farce, ce match d’ouverture ? Pas pour tout le monde.
Un rapprochement inévitable
Allié historique des États-Unis, l’Arabie saoudite a longtemps honni la Russie sur le plan géopolitique (elle soutenait notamment les Moudjahidines face aux soldats de l’URSS lors de la guerre d’Afghanistan de 1979-1989). Les relations diplomatiques entre Moscou et Riyad ont commencé après l’éclatement de l’URSS en 1991, et le vrai rapprochement date de la montée au pouvoir saoudien du prince héritier, Mohammed ben Salmane. « En tant que concurrents énergétiques, ils ont tout intérêt à ce que le cours du pétrole monte, éclaire le géopoliticien Jean-Baptiste Guégan. Avant, les Saoudiens ne regardaient que vers les États-Unis. Les Russes avaient plutôt tendance à être des alliés de la Syrie, tandis que la Russie a toujours échangé avec l’Iran, le grand ennemi de l’Arabie saoudite. Mais, ensuite, ils se sont rendu compte qu’ils avaient un intérêt commun dans la stabilisation du Moyen-Orient » , poursuit le co-auteur de Football Investigation : les dessous du football en Russie. « L’Arabie saoudite est un gros acheteur d’armes et la Russie est un gros vendeur d’armes, forcément… »
Turki bin Abdel Muhsin Al-Asheikh, l’équivalent du ministre des Sports saoudien, a eu l’outrecuidance de manger le ballon.
Ainsi, les 4 et 5 octobre dernier, le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud est devenu le premier souverain saoudien à se rendre en Russie. Et puisque le rapprochement entre la Russie et l’Arabie saoudite semble inévitable, le match d’ouverture de la Coupe du monde sera l’occasion d’une nouvelle rencontre officielle entre Poutine et le prince héritier, Mohammed ben Salmane. Logique, car pour le Kremlin, la petite sauterie planétaire est moins un enjeu sportif qu’une opportunité de grand aménagement des territoires, de faire la publicité du tourisme en Russie et un moyen pour Poutine de montrer qu’il est capable de faire l’unité et la fierté de son peuple (1). « Pour notre bouquin, on a rencontré l’ambassadeur russe, Alexeï Mechkov, pendant une heure, confie Jean-Baptiste Guégan. On lui a demandé ce que Poutine attendait de la Sbornaya. Il a rigolé. Vraiment. Il nous a répondu : « Rien, on leur demande simplement de ne pas nous rendre ridicules. » »
Championnat privatisé et joueurs envoyés en Liga
Les perspectives sportives de l’équipe nationale saoudienne pour le Mondial ne sont pas exceptionnelles non plus. Certes, le groupe A, plutôt abordable, avec l’Égypte en troisième outsider et l’Uruguay en favori, laisse une petite chance à la sélection saoudienne de voir les huitièmes de finale. Cependant, le football du Royaume n’a pas encore pu vraiment bénéficier de la politique de libéralisation initiée par le prince héritier Mohammed ben Salman. Ce dernier s’est mis à privatiser certains pans de l’économie du pays, en s’attaquant notamment à des secteurs aussi stratégiques que la distribution de l’eau et les transports, mais aussi au football, dont l’influence et le symbolisme restent forts au Royaume des Saoud. « La privatisation du championnat saoudien, jusqu’ici largement contrôlé par l’État, est clairement dans l’air, pose James M. Dorsey, enseignant en relations internationales, spécialiste du Moyen-Orient et auteur de The Turbulent World of Middle East Soccer. Il ne faut pas sous-estimer la popularité du football en Arabie saoudite. Ils sont tout simplement fous de foot ! Politiquement, ce sport a toujours été important en interne pour le pouvoir. »
Sous le leadership de Mohammed ben Salman, le football doit désormais permettre au pays de rayonner à l’international. Notamment en vue de concurrencer le rival qatari sur le terrain du soft power. Alors qu’il était rarissime de voir un joueur saoudien s’exporter à l’étranger, l’autorité sportive d’Arabie saoudite a signé en janvier un accord avec la Liga pour prêter neuf footballeurs saoudiens à des clubs de première et seconde division espagnole. L’objectif ? « Stimuler le football, augmenter son niveau dans le royaume » , lance à l’époque Turky Al-Alsheikh, le boss du football saoudien. « Sauf que pour le moment, l’accord avec la Liga est un flop, nuance James M. Dorsey. Les joueurs saoudiens n’ont presque pas joué et ont eu beaucoup de mal à s’adapter culturellement. Ceci dit, en Arabie saoudite, on considère que c’est un bon deal pour l’image du pays. »
Gagner en influence
De fait, la compétitivité de l’équipe nationale saoudienne ne semble pas être la première préoccupation du Royaume, davantage focalisé sur son influence dans la politique mondiale du football. Une stratégie qui pourrait ressembler à celle de Vladimir Poutine, convaincu que le prestige lié à l’organisation du Mondial 2018 l’emportera sur la déception sportive que pourrait engendrer la Sbornaya lors de la compétition. « Tout le monde voit bien que les Saoudiens sont en train de gagner en influence à la FIFA, reprend Dorsey. Il y a bien sûr cette offre de 25 milliards de dollars qui aurait été faite à Infantino et qui serait en partie pilotée par des investisseurs saoudiens pour racheter le Mondial des clubs. Et puis, il y a aussi la création de la Fédération d’Asie du Sud-Ouest de football, planifiée par le Royaume. »
Fin mai, Riyad rassemblait en effet des représentants de 14 nations dont l’Inde, le Pakistan et les Émirats arabes unis pour discuter de la création de cette nouvelle Fédération régionale. L’objectif du Royaume ? « Gagner en contrôle sur le foot d’Asie du Sud-Est et exclure les Iraniens du processus » , soutient James M. Dorsey. L’Iran, un allié de la Russie, mais surtout l’ennemi juré de Riyad. Signe que même si l’Arabie saoudite se rapproche diplomatiquement du régime de Vladimir Poutine, elle ne perd pas de vue son agenda politique. Y compris quand il s’agit de football.
Par Adrien Candau et Florian Lefèvre
Propos de Jean-Baptiste Guégan et James M. Dorsey recueillis par AC et FL
(1) lire à ce sujet l’article « Poutine 2018 » dans le SO FOOT spécial Coupe du monde