- Analyse tactique
- Corner
Nom d’une pipe, à quoi sert le corner à la rémoise ?
Corner pour ton équipe. Assis dans ton fauteuil, accoudé à un bar ou debout dans les travées du stade, tu jubiles intérieurement. Ce n'est pas prouvé scientifiquement, mais le phénomène se répète à tous les coups : tes yeux se concentrent, tu frottes instinctivement tes mains, tu sais que là, maintenant, tout de suite, ton équipe va avoir une occasion de but. Sauf que ce corner ne sera jamais tiré. Petite passe, centre tout pourri, voire hors-jeu ridicule, et perte de balle. Un avortement. Mais pourquoi un tel gâchis ? Ce corner avait le droit de vivre. Autre chose qu'une vie « à la rémoise ».
Pour marquer un but, on peut attaquer directement les cages dans le jeu, ou alors prendre un raccourci. Des deux côtés de chaque but, tout au bout de la ligne de fond, se trouvent deux havres de paix pour les équipes sans solution. Là, elles ont tout le temps qu’elles veulent pour ajuster. Les concepts tels que le pressing, la circulation de balle, la possession ou encore la contre-attaque disparaissent, et se taisent le temps de quelques secondes : un autre jeu commence. Un autre sport, même. Certaines formations comme Stoke City ont même la réputation de le préférer carrément au football. À la passe, les corners ont célébré David Beckham. À la finition, ils ont rendu Zidane immortel. Bref, les corners sont un objet d’étude à part entière. Mais le corner à la rémoise est une menace constante.
Un peu d’histoire
Dans les années 1950, le Stade de Reims est au sommet de son histoire. Six titres de champion de France de 1949 à 1962, deux finales de Coupe d’Europe en 1956 et 1959, un football de passes au sol dessiné par l’esprit d’Albert Batteux, et une invention : le corner joué à deux. Dans les règles, il s’agit de faire une passe à un joueur situé à moins de dix yards (9,15 mètres) du ballon. « Short corner » en anglais, « corner corto » en italien et « saque en corto » en espagnol : aucune trace de la bande de Raymond Kopa dans les dictionnaires de nos voisins. Et pourtant.
Dans le numéro de décembre 2012 de But! Reims, l’ancien joueur du Real remet les choses dans l’ordre : « C’est moi qui ai inventé le corner à la rémoise. Tout le monde le dit et c’est vrai. Je préférais donner des balles courtes et me rapprocher des buts adverses, plutôt que de frapper directement n’importe où, comme on le faisait jusqu’ici. C’est une question de stature, c’est vrai (…) C’est une improvisation à un moment donné, qui a marché et on a continué après parce qu’il y avait une réussite au bout. (…) On l’a fait parce que c’était utile. » Arrivé au moment du départ de Kopa en 1956, Just Fontaine évoque le défaut de taille des Rémois : « De toute façon, le géant de l’équipe, c’était moi : 1,75 mètre sous la toise. Ça n’incitait pas à abuser du jeu aérien… » Aussi frustrant qu’il puisse être, le corner à la rémoise a certaines raisons de vivre.
Pourquoi ?
Frustrant, très souvent contre-productif, et même pas joli. Alors, pourquoi ?! Les coups de pied arrêtés sont aujourd’hui méticuleusement disséqués : des postes sont créés précisément pour leur étude dans chaque staff, les séances vidéo en présence des joueurs se multiplient et du coup, les techniciens font dans la diversification des combinaisons. Il y en a désormais pour tous les goûts : corner joué à deux, à trois, à quatre, rentrant, sortant, tendu… Pour ce qui est du corner à la rémoise classique, on peut discerner cinq justifications. D’abord, il s’agit de chercher à surprendre l’adversaire. Le plus bel exemple reste le corner « faussement joué à deux » par Rooney et Giggs contre Chelsea en 2009. Ainsi, il s’agit aussi de profiter d’une erreur de placement défensif laissant une fenêtre de tir direct, comme nous le rappelle le célèbre but de Maniche contre les Pays-Bas en 2004. Mais dans les deux cas, il s’agit de variantes du corner à la rémoise.
Après, une équipe peut se trouver incapable de marquer sur corner, que ce soit par défaut de taille ou de tireur. Des joueurs comme Juninho et Pirlo ont des pieds magiques mais n’ont jamais convaincu à l’heure de tirer un coup de pied de coin. Les décaler de quelques mètres peut être une bonne idée, en théorie. De trois, il peut s’agir de libérer de l’espace dans la surface en aspirant des joueurs situés au premier poteau. De quatre, c’est aussi une technique qui se justifie par la prudence, limitant le risque de contre-attaque dans le cas d’une perte de balle. Enfin, un corner à la rémoise permet de perdre du temps. En fin de match, quand une équipe mène au score, le corner se transforme en une sorte de zone démilitarisée. On met la balle en jeu, mais on ne joue pas, on attend, et on laisse la montre faire son travail. Et l’adversaire s’énerver. Une arme psychologique. Il faut donc comprendre que tout corner ne mène pas au but. Même si c’est difficile.
Deux visions du football
On joue la dernière minute de Barça-Inter en avril 2010. Les Barcelonais ont besoin d’un but pour passer en finale et obtiennent un corner à dix secondes de la fin. Une aubaine, pense-t-on. Mais le Barça s’en fiche. Les Blaugrana veulent marquer, certes, mais avec un minimum de construction. Ils le jouent à deux, remettent en retrait à un milieu. Forcément, le « centre » est nul. Et l’arbitre siffle la fin du match. La défaite de l’obsession de la construction. Dans ce cas, jouer un corner à la rémoise revient à continuer à construire alors que l’on peut finir. Et le corner permet ainsi de discerner deux façons de voir le football. D’abord, celle qui perçoit la construction comme un simple moyen pour marquer des buts. Le corner est alors un aboutissement en soi : on a construit, on a obtenu un corner grâce à cette construction, et maintenant on peut marquer.
Une autre vision considère au contraire que la construction est une fin en soi. Dans cette perspective, le corner est un retour à la case départ. On construit, la balle sort du terrain de jeu et on la récupère afin de recommencer à construire. Le choix des mots est significatif : quand on joue un corner à la rémoise, on tire un corner direct. Certains diront que cela met en évidence la scission entre les romantiques d’un côté et les cyniques de l’autre. Comme si marquer sur corner était devenu une horrible maladie. Un virus que l’on souhaite à toutes les équipes.
Par Markus Kaufmann
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